Ru Ru

Idlib : casse-tête russo-turc

Igor Delanoë Igor Delanoë
5 juin 2019
Alors que le processus politique continue d’achopper à Genève sur la question de la composition du comité constitutionnel, l’escalade des combats dans la région d’Idlib ravive de nouveau le spectre de la guerre en Syrie. Si Moscou ne semble pas intéressée par une opération de grande envergure visant à « nettoyer » la région des groupes terroristes qui s’y sont retranchés – au premier rang desquels se trouve le Hayat Tarhir al-Cham –, il en va autrement de son allié syrien. Depuis le mois de septembre dernier, la Russie est cependant parvenue à modérer les ardeurs guerrières de Damas, dont l’objectif a été et demeure toujours celui de la reconquête intégrale du pays.

Depuis le début du mois de mai, l’armée syrienne appuyée par l’aviation russe a réalisé une série d’opérations visant à « grignoter » aux terroristes du terrain dans la province d’Idlib. La réaction d’Ankara, qui a accéléré les livraisons d’armements à des groupes considérés par les Turcs comme « modérés », laisse supposer que ces opérations sortent du cadre de l’accord de Sotchi conclu en septembre 2018 par les présidents russe et turc.

Lorsque la zone de désescalade d’Idlib a été créée voilà environ deux ans par le trio d’Astana (Russie, Iran, Turquie), il avait été décidé que la Turquie en serait responsable. Ankara s’était engagée à y « faire le tri » entre les groupes terroristes et les djihadistes dits « modérés ». À ce jour, ces obligations n’ont toujours pas été remplies, les Turcs ayant le plus grand mal à faire le distinguo entre des groupes dont les alliances fluctuent au gré de la situation tactique. La Turquie conserve cependant un intérêt majeur pour la province d’Idlib dans la mesure où elle lui sert de monnaie d’échange en vue de futurs marchandages de territoires avec la Russie et la Syrie. Ankara envisage en effet la création d’une zone de sécurité le long de la frontière syro-turque. Cette « zone tampon » a vocation, vu de Turquie, à être exempte de la présence de peshmergas du YPG – l’aile armée du parti kurde syrien PYD –, considérés comme terroristes par les Turcs. Or, si les échanges de territoires peuvent éventuellement soulager l’anxiété turque à l’égard de l’activité kurde en Syrie, elle ne règle en revanche en rien la question de la présence et du devenir des groupes terroristes retranchés à Idlib.

À ce jour, si Moscou est prête à soutenir avec ses conseillers, son aviation et son artillerie les opérations des forces loyalistes à Idlib, elle ne le fera toutefois pas au prix de ses relations avec la Turquie. À cet égard, un groupe de travail russo-turc consacré à la « gestion » de la situation à Idlib a été créé le 13 mai dernier. Le 17 mai, les présidents russe et turc se sont entretenus par téléphone alors que sur le terrain, les combats s’intensifiaient. Ces opérations d’attrition réalisées avec le soutien de la Russie doivent permettre de remplir deux objectifs principaux : sécuriser la base aérienne russe de Hmeimim et rétablir le contrôle gouvernemental sur les autoroutes Alep-Hama et Alep-Lattaquié. Tandis que la base aérienne russe essuie régulièrement des attaques de drones artisanaux lancés depuis Idlib, le contrôle des artères doit, vu de Damas et de Moscou, favoriser le redécollage économique de la Syrie « utile ». Signe de la désapprobation d’Ankara à l’égard des opérations russo-syriennes, la Turquie a maintenu ses postes d’observation disséminés à proximité immédiate de certaines zones d’affrontement, sur le pourtour de la région d’Idlib. De son côté, le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov a rappelé à la Turquie, début juin, qu’il était de sa responsabilité de mettre fin au soutien dont bénéficient les combattants depuis le territoire turc. Ankara aurait notamment fait parvenir à ses obligés de l’armée nationale syrienne des systèmes lance-roquettes multiples Grad et des missiles anti-tanks de fabrication russe Kornet, qui sont ensuite utilisés contre les forces loyalistes et la base russe de Hmeimim.

Cette escalade se produit au moment où la Turquie traverse une période trouble. Sur le plan intérieur, le parti du président Erdoğan a subi un revers majeur en perdant les villes d’Istanbul, Ankara et Izmir lors des élections municipales qui se sont tenues fin mars. Contestant sa défaite à Istanbul, le président turc est parvenu à faire casser les résultats par la commission électorale et un nouveau scrutin doit avoir lieu dans moins d’un mois. D’autre part, la Turquie est censée recevoir en juin ses premières divisions de systèmes anti-aériens S-400 qu’elle s’est procurée auprès de la Russie. Washington ne ménage pas ses efforts pour empêcher l’exécution de ce contrat. La stratégie de culpabilisation, les menaces de sanctions – Ankara tomberait sous le coup de la loi dite CAATSA – et les contre-propositions commerciales émanant des États-Unis n’ont pour le moment eu aucun effet sur le président turc qui semble déterminé à recevoir les S-400. Russes et Syriens estiment ainsi probablement pouvoir tirer parti de ce contexte afin d’avancer leurs pions à Idlib compte tenu de la marge de manœuvre réduite de la Turquie. Pour autant, comme l’a rappelé fin mai Sergueï Verchinine, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Moscou reste défavorable à une opération militaire d’envergure.
Derniers blogs