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France-Russie : une responsabilité particulière devant l’Europe et l’Histoire

Arnaud Dubien Arnaud Dubien
25 mai 2018
Les auteurs - Arnaud Dubien, directeur de l'Observatoire franco-russe, et Pascal Lorot, président de l'Institut Choiseul

Alors que le président français Emmanuel Macron effectue sa première visite en Russie en tant que chef de l’État, un constat s’impose : un an après sa rencontre avec Vladimir Poutine à Versailles, la relation bilatérale est particulièrement tendue. Nos deux pays n’ont pas réussi à surmonter la défiance mutuelle et « l’esprit de Trianon » ne tient qu’à un fil, celui des entretiens qu’auront les dirigeants français et russe fin mai à Moscou et à Saint-Pétersbourg en marge du Forum économique.

Certes, le dialogue entre Paris et Moscou n’est pas interrompu. Fin 2017 s’est tenue une session du CEFIC (Conseil économique, financier, industriel et commercial franco-russe) en présence des ministres de l’Économie Bruno Le Maire et Maxime Orechkine ; le 31 janvier dernier, Vladimir Poutine a reçu dans sa résidence de Novo-Ogarevo les patrons d’une douzaine de grandes entreprises françaises présentes en Russie ; les commissions des Affaires étrangères du Sénat et du Conseil de la Fédération ont récemment publié un rapport commun, fruit de nombreux contacts ; la Grande commission parlementaire entre l’Assemblée nationale et la Douma devrait quant à elle se réunir prochainement pour la première fois depuis 2013. Enfin, le Dialogue de Trianon – plateforme ayant pour mission de favoriser les échanges entre les sociétés civiles de France et de Russie – devrait monter en puissance après son lancement officiel par les présidents Macron et Poutine le 25 mai à Saint-Pétersbourg.
Plusieurs dossiers ont cependant affecté négativement les relations bilatérales ces derniers mois. L’Ukraine tout d’abord : aucun progrès significatif n’a été enregistré dans le Donbass, le processus de Minsk est au point mort, tandis que le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian qualifiait la Russie « d’État agresseur » lors d’une visite à Kiev en mars dernier. L’affaire Skripal et ses suites (boycott par le président Macron du stand russe au Salon du Livre et expulsions croisées de diplomates), la Syrie (absence de progrès sur le volet politique, attaque chimique présumée dans la Ghouta orientale et frappes militaires occidentales) ainsi que d’autres contentieux strictement bilatéraux (affaires Barbereau et Kerimov, interpellation d’un agent des services secrets russes à Paris et renvoi de personnel de la DGSE en poste à Moscou) ont fait rechuter les liens entre nos deux pays à un état proche de celui de l’automne 2016, lorsqu’en pleine bataille d’Alep, Vladimir Poutine avait dû reporter sa visite à Paris. Aujourd’hui, les perceptions mutuelles sont très négatives, au niveau des élites et dans les médias tout au moins. En France, la Russie est largement vue comme une puissance révisionniste, qui joue sur les divisions intra-européennes et dont les ambitions sont déstabilisantes pour le continent. En Russie, la France est désormais perçue comme un pays ayant abdiqué sa souveraineté au nom d’une Europe sous tutelle stratégique américaine, en pointe d’un occidentalisme belliqueux et jouant au-dessus de sa catégorie.

La France et la Russie ne voient pas le monde de la même façon et ont des narratifs de plus en plus divergents. Les mêmes mots – « souveraineté », « terroristes », « valeurs » – y sont compris de façon différente. Ce décalage se nourrit d’une méconnaissance mutuelle croissante, paradoxalement plus importante aujourd’hui qu’à la fin de l’époque soviétique, et d’une couverture médiatique croisée où le devoir d’informer le cède souvent au souci de flétrir. Côté russe, la « révolution conservatrice » à l’œuvre depuis 2012 et la vague nationaliste consécutive à l’annexion de la Crimée éloignent durablement l’idée d’une convergence avec l’Europe, qui a sous-tendu la diplomatie russe pendant une quinzaine d’années, depuis la Perestroïka jusqu’à la fin du premier mandat de Vladimir Poutine au moins. L’européisation de la diplomatie française, particulièrement visible sur le dossier russe depuis le mandat de François Hollande, et l’horizon mental souvent limité au monde occidental des cercles de pouvoir parisiens rétrécissent les marges de manœuvre de la France.
Dans ce contexte, qu’attendre des entretiens entre les présidents Macron et Poutine ? A minima, qu’ils mettent un terme à la spirale négative, à laquelle ni la France ni la Russie n’ont intérêt.
Nos deux pays disposent pourtant de nombreux atouts pour développer leur partenariat au XXIème siècle. Leurs coopérations universitaires, culturelles et scientifiques présentent une richesse et une diversité remarquables, héritage d’une longue tradition intellectuelle et de la visite du général de Gaulle en URSS à l’été 1966. Paris et Moscou peuvent en outre s’appuyer sur une relation économique qui a bien résisté aux multiples chocs de ces dernières années : combien de Français savent que leur pays occupait, en 2014, 2015 et 2016, la première place en Russie en termes d’investissements directs et qu’il y est toujours le principal employeur étranger ? Les multiples projets soumis au Dialogue de Trianon témoignent par ailleurs d’une curiosité et d’une attraction mutuelles qui ne se démentent pas.

Dans ce contexte, qu’attendre des entretiens entre les présidents Macron et Poutine ? A minima, qu’ils mettent un terme à la spirale négative, à laquelle ni la France ni la Russie n’ont intérêt. Restaurer un peu de confiance exigera de la retenue – dans les déclarations, dans la sphère informationnelle, mais aussi dans des domaines sensibles comme le renseignement et le cyberespace. Peut-être le dossier iranien, sur lequel les positions de la France semblent plus proches de celles de la Russie que des États-Unis, permettra-t-il d’impulser une dynamique plus positive que ces derniers mois. À plus long terme, cependant, une amélioration sensible des relations franco-russes passe par une discussion au niveau européen sur l’architecture du continent, c’est-à-dire sur un modus vivendi dans notre « voisinage partagé », sur la politique d’élargissement de l’Union européenne et de l’OTAN, ainsi que sur la politique russe dans l’espace postsoviétique. Seul un aggiornamento stratégique de part et d’autre est de nature à briser le cercle vicieux dans lequel Russes et Occidentaux se trouvent depuis une décennie. La vérité oblige à dire qu’il paraît – hélas ! – aujourd’hui bien improbable. Il est de toute façon inenvisageable sans avancées tangibles en Ukraine.

L’histoire des relations russo-occidentales est, après les retrouvailles de la fin des années 1980, avant tout celle de rendez-vous manqués avec l’Histoire. En 1992 après l’effondrement de l’URSS, en 2001 après les attentas du 11 septembre ou en 2009 avec le reset d’Obama et les propositions de Medvedev sur une nouvelle sécurité européenne, l’inertie a pris le pas sur l’audace et les visions à long terme. Puisse la France jouer un rôle à la hauteur de sa relation historique avec la Russie pour contribuer à la nécessaire réunification de l’Europe.
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