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« 3 questions à » Tatiana Stanovaya sur les manifestations à Moscou et la réaction du pouvoir

Tatiana Stanovaya Tatiana Stanovaya
4 septembre 2019
Tatiana Stanovaya, chef du cabinet d’expertise R.Politik, membre du Conseil scientifique de l’Observatoire franco-russe

1. Au terme de nombreuses manifestations fin juillet et début août, Sergueï Tchemezov, patron de Rostec et ami de 30 ans de Vladimir Poutine, a fait des déclarations remarquées, soulignant notamment le besoin d'une opposition et mettant en garde contre une nouvelle stagnation. Assiste-t-on aux premières failles du système ?

Le mécontentement au sein de l'élite quant à la direction empruntée par le pays, latent ou exprimé ouvertement, existe depuis plusieurs années. Cela concerne à la fois l'ampleur de la confrontation avec l'Occident et les défis internes liés principalement à la qualité de la gouvernance. Cependant, récemment, et en particulier dans le cadre de la crise à Moscou, une autre ligne de fracture plus nette a vu le jour : sur la marge de manœuvre accordée aux forces de l'ordre, ou plus généralement aux porteurs de l'idéologie "sécuritaire" (aux siloviki), qui, ces dernières années ont pris une position dominante dans le système de prise de décision.

Il est important de comprendre que Vladimir Poutine voit de nombreuses questions internes de développement à travers le prisme de la sécurité nationale et des relations avec l’étranger, d'où une confiance plus prononcée dans l'approche et la vision du monde des structures de forces. A mon avis, la déclaration de Sergueï Tchemezov est, avant tout, la manifestation d'une opposition de plus en plus prononcée d'une partie de l’élite poutinienne privilégiée à la domination des approches des siloviki pour résoudre les problèmes internes du pays.

La Russie s'est retrouvée à la croisée des chemins, avec d'une part, les partisans de l’isolationnisme et de la confrontation, et, de l'autre, des hommes d'affaires dont les intérêts économiques - et non pas leurs opinions libérales - les poussent à se préoccuper des risques d'une telle politique. Pour ces personnes, la réaction du pouvoir - qui s’appuie sur les « structures de force » - aux manifestations de Moscou et, en général l'approche rigide adoptée à l'égard de l'opposition dite « hors système » menacent la stabilité politique future tout en présentant le risque de les évincer au profit des siloviki.

Dans le pays, le clivage à l'intérieur de l'élite entre modernisateurs (les libéraux systémiques, rejoints ici par Sergueï Tchemezov, et les milieux d'affaires tournés vers l'international) et les conservateurs-isolationnistes (FSB, conseil de sécurité, GRU, rejoints ponctuellement par Viatcheslav Volodine et une partie du parti "Russie Unie") s'aggrave. Il s'aggrave d'autant plus que la domination des siloviki entraîne de plus en plus de coûts pour l’État corporatiste, façonné par Vladimir Poutine, qui est axé sur la captation des ressources plutôt que sur la répression.


2.    Quel  est  le poids réel  de l'opposition  et  en particulier  d'Alexeï Navalny aujourd'hui en Russie ? 

Parler d'opposition revient de plus en plus à parler d'une opposition réelle, « hors système », c'est-à-dire qui s'oppose directement au régime de Poutine et préconise son remplacement. Dans cet environnement, Alexeï Navalny est de loin la figure la plus visible avec une expérience politique déjà solide et une position particulière dans le jeu politique. Dans l'ensemble, l'opposition « hors système » reste très diverse, tant par son degré de radicalité que sur le plan idéologique.

Mais aujourd'hui, elle dispose de trois leviers clés pour influencer l'agenda politique. Le premier est la participation aux élections. Si celle-ci ne leur est pas permise pour les échelons fédéraux et régionaux, restent les élections locales. Ainsi, près de 200 candidats de l'opposition ont réussi à se faire élire au sein des conseils de quartiers de la ville de Moscou en 2017. Il est peu probable que cela continue (le Kremlin tiendra compte de ses "erreurs"), mais en tout cas, c'est là qu'une brèche s'est formée, dans laquelle l’opposition cherche à s’engouffrer. Elle n'en tire aucun pouvoir, mais cela lui fournit une tribune et une occasion d’occuper une place plus centrale dans le champ politique.

La deuxième est la manifestation. Cependant, comme nous le voyons, le Kremlin ne permet des manifestations que dans des conditions bien définies, tandis que l'opposition « hors système » teste de plus en plus le pouvoir, en essayant de s'affranchir de ce cadre strict. Le nombre d'actions non autorisées augmente, mais le régime y répond très sévèrement.

On observe une radicalisation de l'approche de l'opposition sur fond d'incapacité du régime à faire preuve de souplesse. Les manifestations restent le principal moyen de transmettre au pouvoir et à la société leur demande politique, et leur nombre et leur motif sont amenées à augmenter. Le troisième est la révélation de la corruption du pouvoir. La lutte contre la corruption n'a jamais été un sujet central pour la plupart des russes. Les questions qui les préoccupent le plus sont liées aux problèmes sociaux (hausse des prix, niveau de vie, retraites). Cependant, à mesure que la grogne sociale augmente, les enquêtes comme celles de Navalny peuvent conduire à une politisation croissante du mécontentement social, et, plus important encore, à la politisation des étudiants et des jeunes en général.

De plus, Navalny et son Fonds de lutte contre la corruption sont presque devenus le principal outil de règlements de comptes pour les différents groupes d'influence : les informations mettant en cause l’entourage proche du président ou des hauts fonctionnaires sont souvent révélées par un protagoniste du conflit. Cela légitime également dans une certaine mesure le statut de l'opposition « hors système », qui a une fonction spéciale : l’information comme arme. La principale question aujourd'hui est de savoir si le Kremlin, ou plutôt Poutine en personne, est prêt à reconnaître l'opposition « hors système » comme une véritable opposition et à lui accorder une place sur la scène politique.

Jusqu'à présent, la réponse à cette question est non. Cependant, l'opposition est prête à se battre désespérément pour cette place, et ignorer cette aspiration risque par la suite de se payer bien plus cher. Ensuite, beaucoup dans le premier cercle de Poutine considèrent dangereuses la répression intransigeante des manifestations et l'interdiction totale faite à l'opposition de participer aux élections, comme le confirme la déclaration de Tchemezov. C'est pourquoi l'approche des siloviki sera de plus en plus souvent remise en question par des personnalités influentes et proches de Poutine.

3.  Le Kremlin  peut-il  reprendre  l'initiative  au cours des prochains mois,  au travers,  par exemple,  d'un remaniement ministériel,  d'une inflexion politique  ou d'une politique de relance budgétaire ? 

C'est une hypothèse très populaire qui voudrait que le pouvoir tente (et ce serait logique) d’éteindre la contestation avec de l'argent. Et l'Etat dispose des ressources pour ce faire, bien que le bloc économique y soit naturellement opposé. Néanmoins, le problème réside dans le fait que pour Poutine, les questions d'ordre socio-économique et la question de la contestation obéissent à des logiques complètement différentes, presque dénuées de tout lien. Aujourd'hui, l'un des problèmes, et c'est aussi l'une des caractéristiques et des causes du conflit politique croissant, est que le président est convaincu de la solidité de sa position politique et de l'appui ferme de la majorité de la population. Il est conscient que sa côte de popularité a connu une certaine baisse, ce qu'il attribue à la réforme des retraites, mais cette baisse lui semble terminée et pas irrémédiable. Un autre problème est la faible croissance économique et la baisse des revenus de la population (que le président explique avant tout par le recours trop important au crédit), mais le résoudre exige une gouvernance plus efficace plutôt qu'un accroissement des dépenses sociales. Je ne voudrais pas exclure certaines décisions populistes ponctuelles visant à améliorer le bien-être social des Russes, mais ce seront des décisions locales qui ne constitueront pas un changement qualitatif de politique budgétaire.

En ce qui concerne les changements de personnel, il est important de garder à l'esprit trois points clés. Le premier est qu’en effet, un remaniement est attendu depuis longtemps et qu’il a été ajourné. Les exigences du chef de l'Etat pour le gouvernement se font elles-mêmes plus pressantes. Par conséquent, si remaniement il y a, la motivation clé sera plutôt de tenter de donner un nouvel élan à la mise en œuvre des « décrets de mai » et de stimuler la croissance économique. Par ailleurs, le remaniement est un outil politique sérieux qui est logiquement utilisé avant les grandes échéances électorales fédérales, c’est-à-dire les législatives ou la présidentielle. La tentation est donc grande d'attendre, puis de faire un remaniement de grande ampleur vers 2021. Mais c'est une logique très différente qui opère, puisqu'elle pose également la question de l'avenir de Poutine et celle de la configuration du pouvoir pendant la période de transition. Enfin, Dmitri Medvedev, ce « successeur du passé », devra recevoir une compensation significative sous la forme d’une place particulière dans le système.

Tout ceci freine le renouvellement du personnel gouvernemental. Dans tous les cas, on peut s'attendre à quelques remplacements ponctuels à court-terme, mais les changements politiques profonds seront probablement effectués dans une logique de transition, sans lien avec le développement de la contestation ou le chute de popularité du gouvernement. Bien que ce contexte soit naturellement appelé à joue un rôle de plus en plus important sur les préférences du président en termes de nominations.

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