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« 3 questions à » Timofeï Bordatchev sur la crise au Kazakhstan et le rôle de la Russie

Timofeï Bordatchev
12 janvier 2022
Timofeï Bordatchev est directeur scientifique du Centre d’études européennes et internationales, Haut-Collège d’économie (Moscou)

1. Près d'une semaine après le déclenchement de la crise au Kazakhstan, ce qu'il s'y est passé n'est pas très clair. S'agissait-il d'une explosion sociale, d'une tentative de déstabilisation voire d'un coup d'Etat ou bien d'autre chose encore ?

Les causes de la crise au Kazakhstan sont les problèmes accumulés en 30 ans d'indépendance dans les domaines social, politique et de la gouvernance. Il est bien établi qu'avec l'augmentation de la population, les problèmes sociaux dans les régions - surtout dans le sud du pays - se sont intensifiés. Parallèlement, les idées religieuses radicales ont continué à se répandre. La hausse des prix du gaz a été le facteur déclenchant dans les régions où le chauffage domestique est assuré par le gaz et où la population est déjà pauvre. La crise s'est ensuite étendue aux régions du sud du pays, où elle a pris une tournure plus violente. Aussi, ce sont des gens ordinaires qui descendent dans la rue lors de la première vague de protestations – entre le 2 et le 4 janvier – avec essentiellement des revendications économiques. Puis, à partir du 5 janvier, ils ont été remplacés par des groupes de jeunes radicaux venus du sud rural qui ont pris d'assaut les bâtiments administratifs d'Almaty alors que les premiers manifestants étaient déjà rentrés chez eux. Aujourd’hui, il est encore difficile de dire quelles contradictions internes au sein de l'élite ont constitué des facteurs d’aggravation, mais la version officielle des autorités kazakhstanaises va exactement dans le sens des faits que je viens d’évoquer.

2. Pourquoi la Russie a-t-elle choisi d'intervenir ?

Parce que le gouvernement légal et le président du Kazakhstan se sont adressés à elle. Il s’agit d’une première dans l’histoire de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) – Alexandre Loukachenko a décidé de gérer lui-même la crise dans son pays et au Kirghizistan, le pouvoir a effectué une transition sur la base d’un compromis interne. Pour Moscou, cette décision, prise conjointement avec les autres pays de l'OTSC, l’a été à la vitesse de l’éclair – dès le 5 janvier, il était devenu évident que les autorités du Kazakhstan ne tiendraient pas le coup si elles ne recevaient pas un soutien moral fort. La mission des forces de maintien de la paix n'est donc pas tant de combattre les terroristes, que de donner confiance au président Tokaïev et à ceux sur qui il peut compter.

3. Quelles peuvent être selon vous les conséquences des récents événements pour l'Asie centrale, pour les positions de la Russie dans la région et, plus généralement, pour sa politique étrangère ?

La position de la Russie dans la région s'est certes renforcée, mais cela lui impose également de nouvelles obligations. La Russie ne voudrait pas assumer une trop grande responsabilité dans la région, et elle est très inquiète lorsque des États locaux sont menacés par l'effondrement d'un régime. D'autant plus que la Chine ne veut ni ne peut fournir de garanties de sécurité à ces pays. La Russie a donc souligné à plusieurs reprises que l'objectif des forces de maintien de la paix n'est pas de faire la guerre aux terroristes, mais de protéger des cibles spécifiques - les forces russes et autres doivent être si convaincantes et redoutables que personne ne souhaite les engager.

L'Ouzbékistan est plus inquiet du fait de sa grande population pauvre et des difficultés économiques qu’il rencontre également. Tachkent est maintenant confronté à un choix : revenir à une politique d'auto-isolement ou s'ouvrir davantage, en réalisant les risques et les menaces que cela comporte, comme au Kazakhstan. Le Kirghizstan est désormais un proche allié de la Russie et l'un des piliers de son influence en Asie centrale. Il en va de même pour le Tadjikistan, qui pourrait également être confronté à des problèmes internes, d'autant plus que l'Afghanistan, avec son importante population tadjike, est tout proche. La protection du Tadjikistan, où se trouve une base militaire russe (l'objectif de la Russie est d'empêcher la guerre) est l'objectif le plus important des contacts entre Moscou et les Talibans*.

Il sera plus difficile pour le Kazakhstan de mener une politique multivectorielle maintenant que la majorité de la population et des élites comprennent que seule la Russie peut les sauver dans une situation difficile. Toutefois, Moscou ne va pas dicter la manière dont le Kazakhstan doit se développer, bien que sur certaines questions - la politique sociale, par exemple - l'expérience russe puisse être utile. Vu de Russie, le rôle de l'Occident en Asie centrale suscite très peu d'appréhension - il est perçu uniquement comme capable de soutenir la déstabilisation, mais pas comme un véritable concurrent.

* Le mouvement des talibans est interdit en Russie.

Entretien réalisé le 10 janvier et mis en ligne en russe le 11.
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