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Russie — Iran : un partenariat géopolitique en expansion

Igor Delanoë Igor Delanoë
13 mars 2024
Le conflit armé en Ukraine a eu un impact majeur sur la relation russo-iranienne, aussi bien au niveau global qu’au niveau régional. Les deux pays travaillent depuis 2021 au renouvellement du cadre de leur coopération avec l’élaboration — certes quelque peu poussive — du nouveau Traité de partenariat stratégique global, le précédent document signé en 2001 pour une durée de vingt ans étant arrivé à expiration. L’éclatement du conflit en Ukraine et ses conséquences interviennent donc à un moment charnière pour Moscou et Téhéran qui souhaitent redéfinir le cadre de leurs échanges pour les vingt prochaines années.

Au niveau global, « l’opération militaire spéciale » a eu pour conséquence de provoquer le rééquilibrage du partenariat russo-iranien au profit de Téhéran. L’empilement des sanctions sur la Russie depuis le 24 février 2022 ainsi que la rupture grave et durable des relations entre la Russie et l’Occident ont en effet nivelé l’asymétrie structurelle qui caractérisait ce partenariat. Étant donné la crise sans précédent entre Russes et Occidentaux, les Iraniens estiment, non sans raison, que le Kremlin tiendra désormais moins compte du paramètre occidental dans sa coopération avec l’Iran. Le conflit en Ukraine a aussi amplifié les convergences politiques entre Moscou et Téhéran qui s’expriment contre les États-Unis et renforcé leur opposition fondamentale à la diplomatie transformationnelle américaine et au discours universaliste promu par les Occidentaux. Russes et Iraniens partagent plutôt la vision d’un ordre mondial multipolaire post-occidental, ainsi qu’un attachement très vif à leur souveraineté, en dépit d’une histoire commune assez tumultueuse. En outre, la notion d’une Russie État-civilisation désormais mise en avant par le Kremlin doit certainement résonner à Téhéran.

Autre facteur de rapprochement : les sanctions. Sanctionnée depuis plus de quarante ans, la République islamique a développé un savoir-faire non négligeable dans l’élaboration de mécanismes de contournement qui présentent aujourd’hui un intérêt évident pour la Russie. Sous le coup de sanctions occidentales (et internationales dans le cas de l’Iran), les deux pays ont élargi le champ de leur partenariat depuis février 2022. Au niveau économique, celui-ci reste cependant décevant. Après une année 2022 qui avait vu le volume du commerce bilatéral frôler les 5 milliards de dollars — soit un pic dans l’histoire de leurs relations commerciales de ces 15 dernières années —, le commerce russo-iranien s’est établi l’an dernier à un peu plus de 4 milliards de dollars. La Russie exporte très majoritairement des produits agricoles et des denrées alimentaires (2,2 milliards de dollars), ainsi que des machines et des produits issus de l’industrie du bois. L’Iran exporte également vers le marché russe des produits issus de son agriculture (pour environ 750 millions de dollars, soit près de 60% de la valeur de ses exportations vers la Russie). À titre de comparaison, les flux commerciaux entre la Russie et les Émirats arabes unis se sont élevés à 9 milliards de dollars pour la seule année 2022, un montant plus de deux fois supérieur à celui du commerce russo-iranien en 2023. Autrement dit, l’objectif de 15 milliards de dollars d’échanges bilatéraux affiché lors de la visite du président Raïssi à Moscou en janvier 2022, et, à fortiori, celui de 30 milliards proclamé lors de sa dernière visite en Russie en décembre 2023, paraissent largement inatteignables. L’Iran apparaît donc, sous l’angle économique, comme nettement moins attractif pour la Russie que ne le sont les pays du Conseil de coopération du Golfe, ou CCG (8,6 milliards d’échanges cumulés en 2021). Reste à voir dans quelle mesure la création d’une zone de libre-échange entre la République islamique et l’Union économique eurasiatique ou l’édification à terme du corridor Nord-Sud sont susceptibles de donner un nouveau souffle à un commerce bilatéral stagnant.

Il n’en demeure pas moins que Russes et Iraniens cherchent à fluidifier leurs échanges financiers : les systèmes de messagerie bancaire nationaux (le SEPAM iranien et le SPFS russe) sont connectés depuis février 2023. En outre, le Tatarstan, le Bachkortostan, la Tchétchénie et le Daghestan sont des sujets pilotes pour l’introduction de la finance islamique en Russie, qui fonctionne en Iran. Débutée le 1er septembre 2023, cette expérimentation, réalisée sous la houlette de la Banque centrale russe, doit durer jusqu’au 1er septembre 2025. À l’issue de la première année, peu d’usagers semblent cependant avoir été séduits par ce type de mécanisme financier. A par ailleurs été constatée depuis février 2022 une augmentation de l’activité économique iranienne dans le sud de la Russie, avec des projets dans le domaine de la logistique fluviale et maritime dans la région d’Astrakhan, en particulier autour du port de Solyanka, au développement duquel les deux parties contribuent. L’Iran s’intéresse aussi au Tatarstan, et d’une manière générale, les liaisons aériennes entre les régions du sud de la Russie et l’Iran se sont multipliées depuis 2022. La logistique internationale constitue l’un des axes de coopération majeurs entre les deux pays, avec l’accélération du développement du projet de corridor Nord-Sud (ou INSTC) censé relier l’Inde à la Russie occidentale via un réseau de transport international multimodal de 7 200 km, faisant intervenir le rail, la route et des liaisons fluvio-maritimes en mer Caspienne. Par ailleurs, Russes et Iraniens souhaiteraient créer un hub gazier dans le sud de l’Iran en vue d’exporter le gaz pompé dans le cadre de projets communs. Ils souhaitent attirer le Turkménistan (et le Qatar, ce qui paraît néanmoins peu crédible) dans ce projet avec pour objectif de vendre ce gaz sur le marché asiatique. Gazprom a à cet égard annoncé sa participation dans des projets gaziers en Iran nécessitant des investissements à hauteur de 40 milliards de dollars, ce qui permettrait au futur hub de prendre forme. Citons enfin la coopération dans le domaine spatial, avec la mise en orbite le 29 février dernier par un lanceur russe du satellite iranien Pars-1.

Au niveau régional, Russes et Iraniens œuvrent chacun à leur façon à l’amenuisement de l’influence américaine aux Proche et Moyen-Orient. Dans le Caucase du Sud, ils voient tous deux d’un mauvais œil l’irruption de la Turquie qui s’est insérée au plan sécuritaire dans la région à la faveur de la victoire azerbaïdjanaise sur l’Arménie lors de la guerre du Haut-Karabagh de 2020, à laquelle Ankara a largement contribué. L’intégration de l’Iran à l’Organisation de Coopération de Shanghai, d’une part, et aux BRICS+, d’autre part, vise aussi, vu de Moscou, à consolider les contreforts eurasiatiques de sa zone d’influence, et à contrecarrer la pénétration turque dans ce que la Russie considère comme son pré carré. Contrairement aux Turcs (et aux Occidentaux), les Iraniens n’ont en effet jamais cherché à supplanter l’influence russe dans l’espace post-soviétique après 1991. C’est toutefois en Ukraine que de nouvelles convergences russo-iraniennes s’expriment. L’aide militaire présumée apportée par l’Iran à la Russie en matière de drones et, possiblement, de missiles sol-sol, vise à éviter une déroute russe qui ne ferait pas les affaires de Téhéran. L’emploi de systèmes iraniens sur le « polygone » ukrainien contre des armements occidentaux permet d’acquérir une expérience précieuse pour l’Iran, qui sera potentiellement mise à profit un jour contre Israël. Autrement dit, la région de la mer Noire est devenue, à la faveur du conflit en Ukraine, un espace de projection des intérêts sécuritaires de Téhéran.

Il subsiste néanmoins des verrous dans la relation russo-iranienne : les échanges féconds entre la Russie et les pays du CCG d’une part, et ceux, bien qu’orageux depuis la crise à Gaza, entre Moscou et Tel-Aviv d’autre part. Moscou livrera-t-elle à Téhéran le matériel militaire ardemment souhaité par cette dernière (des Su-35, des S-400…) au risque de dégrader ses relations avec les pays du CCG et avec l’État hébreu ? Enfin, bien que les officiels iraniens aient assez largement repris les éléments de langage russes sur l’Ukraine, il subsiste des divergences sur la notion d’intégrité territoriale. En juillet dernier, l’ambassadeur russe à Téhéran était ainsi convoqué par le ministère iranien des Affaires étrangères qui lui a remis une note de protestation concernant une déclaration commune signée par la Russie et les pays du CCG portant sur les îles Abou Moussa, Grande et Petite Tomb, à l’appartenance contestée entre l’Iran et les Émirats arabes unis : dans ce texte, ces îles étaient considérées comme émiriennes.
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