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C) Économie

Nicolas Mazzucchi
1 novembre 2018

La Russie et les terres rares, ancienne ressource, nouvelle politique

Les terres rares, ensemble de dix-sept métaux d’intérêts divers, ont été au cœur de l’actualité géopolitique en 2010, lorsque la Chine a décidé d’en suspendre l’exportation vers le Japon, en réponse à l’arraisonnement d’un navire chinois par les gardes-côtes japonais autour des îles contestées de Diaoyu/Senkaku. Suivie par la mise en place de quotas d’exportation, faisant exploser les prix des différents composés, cette décision chinoise a provoqué une prise en compte internationale de l’enjeu des terres rares. Les dix-sept éléments considérés, aux utilisations différentes, des aimants permanents de turbines éoliennes (néodyme) aux écrans plats (lanthane, europium, dysprosium) en passant par les ampoules basse consommation (europium, terbium), sont présents dans pratiquement toutes les nouvelles technologies, personnelles et industrielles. Les économies les plus avancées sont ainsi particulièrement dépendantes des approvisionnements en terres rares, dont la Chine est, depuis de nombreuses années, le premier producteur avec près de 80 % du marché. Dans ce contexte, la Russie, qui possède des dépôts de terres rares et voit sa propre consommation augmenter, a fait le choix de se positionner comme un nouvel acteur significatif du marché, malgré d’importants défis à relever.

Les terres rares en Russie, un produit d’export sous-estimé

La structure du secteur industriel de la Russie depuis la fin de l’époque soviétique a fait des terres rares un produit d’exportation, au même titre que de nombreux métaux (platinoïdes, nickel, cuivre, vanadium...). La faiblesse des débouchés actuels en Russie, par manque de certaines industries comme celle des énergies renouvelables, laquelle consomme d’importantes quantités de néodyme et de praséodyme, en a fait avant tout un produit d’export, engendrant une rente, à l’instar du gaz ou du pétrole.

L’Europe constitue depuis de nombreuses années un marché important pour les terres rares russes. Ayant choisi de diversifier ses fournisseurs, afin d’éviter une prépondérance chinoise trop importante, les pays de l’Union européenne (UE) ont ainsi recours à la Russie, dont la production est malgré tout limitée (1). Avec environ 3 000 tonnes d’oxydes divers produits annuellement, la Russie ne compte pas au nombre des principaux acteurs du marché, malgré une augmentation des volumes ces dernières années (1 500 tonnes vers 2012-2013, 2 000 vers 2014-2015, 2 800 en 2016, 3 000 en 2017). À titre de comparaison, la Chine en produit plus de 100 000 annuellement, l’Australie 15 000. À la suite de l’effondrement de la production par rapport à l’époque soviétique (8 500 tonnes annuelles à la fin des années 1980) (2), la Russie a vu sa place grandement diminuer parmi les producteurs mondiaux, malgré des réserves extrêmement importantes, estimées entre 15 et 22 % du total (3), les troisièmes dans le monde après la Chine et le Brésil.

Les composés à base de terres rares sont des produits spécifiques, dont l’hyper-volatilité des prix est en grande partie due à l’absence de marché unifié au niveau mondial. Reposant sur des transactions de gré à gré, produit par produit, les terres rares sont, comme la plupart des métaux stratégiques, un actif prêtant à la spéculation. Dans ce contexte, l’impact de la géopolitique est majeur, puisque la concentration géographique et l’absence quasi totale de stocks induisent un pouvoir de régulation très important pour les principaux producteurs.

Le complexe militaro-industriel au cœur du système

La politique mise en avant depuis quelque temps par le pouvoir russe, touchant au développement de nouvelles ressources en métaux stratégiques du territoire national, implique le plus souvent les grandes corporations d’État. Concernant le lithium, pour des raisons évidentes de lien avec les technologies nucléaires, c’est Rosatom qui se retrouve au cœur des questions minières du métal clair (4); s’agissant des terres rares, le premier rôle est maintenant dévolu à Rostec. Au travers de la filiale RT Global Resources, Rostec développe une activité sur le segment des ressources stratégiques, déjà partiellement présent au sein de la Corporation d’État, au travers de VSMPO-AVISMA, et de la fourniture de titane aéronautique. La prise en compte du développement de nouvelles mines, en Russie et dans d’autres pays, manifeste l’intérêt du secteur russe de la défense pour la sécurisation des approvisionnements en métaux stratégiques. La mise en exploitation du gisement de Tomtor, en Iakoutie, pour un coût d’1,3 milliard de dollars, correspond ainsi à cette volonté de disposer de ressources suffisantes pour faire face à la demande, notamment pour les nouveaux matériels de l’armée russe (famille de blindés « Armata », Su-57 et d’autres). Rebaptisée RT Business Development, RT Global Resources poursuit le développement de la mine de Tomtor, qui devrait entrer en production en 2020 suivant les volontés du gouvernement russe. Le plan de développement de l’industrie 2020 met ainsi l’accent sur l’augmentation des volumes de matières premières industrielles, en particulier les terres rares, dont le premier consommateur national demeure l’industrie de défense.

Les terres rares ont en effet de nombreuses applications dans ce secteur, depuis les télécommunications jusqu’aux dispositifs de vision nocturne (5). Dans l’aéronautique militaire en particulier, les utilisations sont extrêmement variées, encore amplifiées par les performances demandées aux nouveaux appareils. Le dépôt de Tomtor, qui contiendrait des terres rares et du niobium en quantités intéressantes (6), devrait devenir, selon ses promoteurs, l’un des principaux centres de production de ces deux types de métaux au niveau mondial.

La problématique majeure demeure dans ce cas le raffinage des terres rares, afin d’obtenir des produits industriellement utilisables (poudres, fils, lingots…). Si la technologie du raffinage des terres rares était bien connue dès l’époque soviétique, le désinvestissement dans le secteur industriel consécutif à la fin de l’URSS a créé un décrochage technologique par rapport à des entreprises occidentales telles que Solvay ou Treibacher, leaders actuels de ce marché. Là où la Chine tente de développer – avec un certain succès – une nouvelle industrie du raffinage des terres rares, la Russie fait face au besoin de redynamiser l’existante. Les capacités de Solikamsk Magnesium Works, principal raffineur russe de terres rares, si elles sont suffisantes pour les quantités produites dans la péninsule de Kola, seront trop limitées pour traiter la production de Tomtor. Dans ce contexte, le savoir-faire traditionnel de la Russie doit donc être mis au niveau des meilleurs standards mondiaux. La possibilité d’utiliser différents sites de traitement existants à proximité de Zelenogorsk, notamment sous l’égide de Rosatom (7), mérite d’être analysée dans une optique de moindre dépendance internationale ainsi que de développement régional.

1. La Russie fournit 25 % des terres rares consommées en Europe.

2. Y compris à cause de la dispersion des dépôts de terres rares hors du territoire russe (Kazakhstan, Kirghizistan, etc.).

3. A.S. Buynovskiy, A.N. Zhiganov, V.L. Sofronov, V.I. Sachkov et N.V. Daneikina, “Current state of the rare earth industry in Russia and Siberia”, Procedia Chemistry, n° 11 (2014), pp. 126-132.

4. Voir N. Mazzucchi, « Transition énergétique et numérique : la course mondiale au lithium », Paris, FRS recherches et documents, mai 2018. 

5. V. Bailey Grasso, Rare Earth Elements in National Defense: Background, Oversight Issues, and Options for Congress, Washington, Congressional Research Service, 2013.

6. http://rt-rb.ru/en/projects/portfolio/mining-projects-tomtorskoye-deposit-of-rare-earth-metals/

7. N. Samsonov, A. Tolstov, N. Pokhilenko, V. Krykov et S. Khalimova, “Possibilities of Russian hi-tech rare earth products to meet industrial needs of BRICS countries”, African Journal of Science, Technology, Innovation and Development, 9:5, 2017, pp. 637-644.