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E) Miscellanées franco-russes

Jean de Gliniasty Jean de Gliniasty
1 novembre 2018

Paléologue, Noulens, Catroux : la Russie vue par les ambassadeurs de France*

Ces livres sont les récits passionnants du triple échec de trois missions diplomatiques, chaque fois assumé avec franchise, style et panache, et largement expliqué par le cours de l’Histoire. Ce sont des témoignages lucides et bien écrits de grands professionnels qui, chacun à sa manière, parfaitement conscients des situations dans lesquelles ils se trouvaient, se sont efforcés, le plus souvent en vain, d’infléchir le cours des événements.

Maurice Paléologue, grand diplomate de carrière, a pour mission de maintenir la Russie dans la Triple-Entente contre l’Allemagne et de l’inciter à fournir le maximum d’efforts pour alléger le front occidental. Proche des principaux dirigeants de la Russie et en particulier de Nicolas II, il réussit brillamment la première partie de sa mission. Avec Joffre et d’autres, il convainc les Russes d’attaquer dès août 1914, avant la fin de la mobilisation, pour soulager le front Ouest sur la Marne. Mais après les premières victoires russes, la saignée, à Tannenberg, de troupes aguerries et fidèles au tsar par les divisions allemandes ramenées en urgence sur le front oriental, est un des éléments qui vont faciliter le renversement d’un pouvoir désarmé, le début du processus révolutionnaire et, finalement, le désengagement de la Russie. Maurice Paléologue doit quitter la Russie après la révolution de Février 1917 et l’éviction de ses principaux interlocuteurs au sein du régime de Nicolas II, dont le gouvernement français a tiré les conclusions.

Joseph Noulens, ancien ministre et personnalité politique de premier plan de la Troisième République, avait été nommé pour maintenir la Russie révolutionnaire dans l’Entente et l’inciter à poursuivre son effort de guerre. Il assiste, impuissant, à la révolution d’Octobre. Il subit les avanies d’un nouveau pouvoir peu soucieux de convenances diplomatiques et tenant en piètre estime la démocratie bourgeoise qu’il représente. Malgré tous ses efforts, il ne peut empêcher la signature du traité de paix séparée de Brest-Litovsk en mars 1918. Bousculé, comme tous les ambassadeurs, de Petrograd en Finlande puis à Vologda et à Arkhangelsk, il demande lui-même que soit mis fin à une mission inutile, non sans prédire la victoire des bolcheviks dans la guerre civile qui commence et constater l’impossibilité pour les démocraties de dialoguer avec le nouveau pouvoir.

Catroux est le seul général « cinq étoiles » à rallier De Gaulle dès 1940. Compagnon de la Libération et ministre dans le gouvernement de 1944, il se fait un peu prier pour accepter le poste de Moscou. Il a attendu la visite du général de Gaulle en URSS et la signature, le 10 décembre 1944, du Pacte franco-soviétique, avant d’accepter un poste d’ambassadeur de France dans ce pays, désormais muni d’une feuille de route. Sa mission est claire : faire vivre ce Pacte, établir avec l’URSS des relations spécifiques, notamment face à l’Allemagne, et faire reconnaître la plénitude des droits de la France comme puissance victorieuse. Il lui apparaît très vite que celle-ci compte peu pour Staline, et qu’à moins de déférer à des demandes inacceptables, en reconnaissant par exemple le gouvernement polonais de Lublin, et de s’aligner sur le Kremlin, elle ne peut escompter la moindre considération particulière au titre du Pacte. Staline n’a vraiment traité qu’avec Churchill et Roosevelt, puis Truman, comme le laissaient apparaître le sommet de Yalta en février 1945 et la Conférence de Postdam en juillet de la même année, où s’est décidé le sort des territoires libérés ainsi que de l’Allemagne et de ses alliés. Il a fallu l’insistance de Churchill pour que la France obtienne sa zone d’occupation de l’Allemagne et de l’Autriche. Sur le tard seulement, Moscou s’est avisée que Paris pouvait défendre une ligne spécifique. Mais l’attitude soviétique dans les territoires libérés du nazisme par l’Armée rouge avait déjà conduit les gouvernements successifs de la Quatrième République à prendre leurs distances et à entrer dans le processus de constitution du Bloc occidental face aux ambitions russes. L’ambassadeur Catroux, malgré ses efforts, voit se déliter le projet initial du général de Gaulle et, de conférence en réunion, progressivement « tomber le rideau de fer ».

Trois récits palpitants

Ces trois récits, qui sont des Mémoires (Paléologue choisit la forme d’un journal) et se lisent comme des romans, ont autre chose en commun : dans les trois cas, la Russie est une priorité de la diplomatie française. Paléologue a pris la tête d’une ambassade nombreuse, bien équipée et dotée de moyens considérables, y compris pour payer des informateurs. Représentant l’allié privilégié, il a facilement accès à tous, jusqu’aux cercles les plus restreints autour de l’empereur et à l’empereur lui-même. Cette intimité, l’amicale atmosphère des entretiens qui se déroulent en français, l’utilisation habile des mondanités lui permettent d’être au courant de tout ce qui se passe au cœur du pouvoir et, parfois, d’en modifier les décisions avant qu’elles ne soient prises (par exemple la première tentative de congédier le ministre des Affaires étrangères Sazonov). Son habileté à déjouer les manœuvres du parti allemand et du puissant Raspoutine, opposé à la guerre, repose sur une rare connaissance de la classe dirigeante russe, aristocrates grands et petits, bourgeois, industriels, commerçants, intellectuels, ecclésiastiques… Cette familiarité lui joue sans doute des tours, car sa connaissance des milieux révolutionnaires voire simplement libéraux est beaucoup plus imprécise : il qualifie Lénine d’anarchiste, et même Kerenski de bolchevik (p. 495)… Il aborde la composition du Soviet avec une certaine désinvolture : « fractions multiples du Parti social-révolutionnaire et du Parti social-démocrate», « populistes », « travaillistes », « terroristes », « maximalistes », « minimalistes », « défaitistes », etc. (p. 494) ; il est difficile, il est vrai, de s’y retrouver à l’époque, mais on sent bien que Maurice Paléologue est dépassé dès la fin de 1916, même s’il pressent la catastrophe.

Noulens, de son côté, perçoit très rapidement la vanité de sa tâche. Il se bat pour garder la Russie révolutionnaire à bord de l’Entente dans des circonstances matérielles très défavorables, sans moyens installés, sans interlocuteur fiable en Russie, sans certitude sur la ligne soviétique, sans règle du jeu admise, et avec des doutes sur la loyauté de certains de ses collaborateurs. Il va jusqu’à organiser lui-même le transport et le ravitaillement de son ambassade. Dans la grande pagaille de la Russie révolutionnaire, il n’a pratiquement pas accès aux cadres du régime, si ce n’est par l’intermédiaire de fonctionnaires obtus ou du personnel de l’ambassade acquis aux idées bolcheviques (le capitaine Jacques Sadoul, qu’il a dû faire rappeler). Il plaide avec succès, au nom du corps diplomatique, auprès de Lénine pour la libération du ministre roumain arbitrairement incarcéré (intéressante description du président du Conseil des commissaires du peuple : un « front puissant et dominateur… vraiment génial » et un bas du visage « bestial » (cf. p. 175). Il improvise beaucoup sur le terrain, se heurte aux rivalités locales (les Américains, un moment tentés de pactiser avec les bolcheviks…) et aux critiques de ses anciens collègues politiques à Paris, qui l’accusent d’être trop fermé aux idées nouvelles. Il revient persuadé que les bolcheviks gagneront la guerre civile mais que les revendications identitaires des nations de l’Empire de Russie seront, notamment en Ukraine, irrépressibles. Sans illusion sur le caractère du régime en train de se mettre en place, mais pragmatique avant tout et conscient d’avoir vécu des temps exceptionnels, il ne tire pas de sa mission de conclusion générale sur les relations franco-russes dans le futur. Il manifeste simplement sa joie de remettre les pieds sur le sol de la France victorieuse – une victoire que la défection de la Russie, compensée par l’arrivée des Américains, n’a pas empêchée.

Catroux, peu prolixe sur les conditions matérielles de sa mission, succède à la mission de la France libre et doit assurer, quasiment ex-nihilo, la relance de la diplomatie française en Russie après des années d’effacement, avec des missions alliées puissantes et bien implantées. Mais le niveau des contacts qui lui sont assurés est, d’emblée, très élevé : Staline, le ministre Molotov, Maïskï le vice-ministre… Staline pense encore faire reconnaître par ses alliés sa domination sur l’Europe orientale et vraisemblablement au-delà. Le jeu reste ouvert au début de sa mission et l’atmosphère est celle de partenaires vainqueurs d’une guerre dure, en train de bâtir un monde nouveau et plus sûr. Ce climat change par la suite et il est de plus en plus difficile à Catroux d’être reçu à un haut niveau.

Trois « danses sur un volcan »

Les trois ambassadeurs rendent fidèlement compte, parfois au jour le jour en période de crise, de la situation dans le pays. Le moins que l’on puisse dire est que Paléologue, contrairement au procès qui lui sera fait, voit bien venir la chute de l’Empire de Russie, ne serait-ce qu’à travers ses entretiens avec les hauts personnages du régime, les uns saisis d’une sorte de tétanisation devant l’arrivée du désastre, les autres manifestant une certaine inconscience de la réalité (le tsar, la tsarine et leurs proches), et la plupart en proie aux ambitions et aux rivalités, le tout dans une atmosphère marquée par l’emprise de Raspoutine sur certains esprits proches du pouvoir, au premier chef la tsarine. Bien sûr, il est facile pour l’ambassadeur de rendre cette impression de « danse sur le volcan » dans des Mémoires écrits après la révolution. Mais on ne réécrit pas les milliers de pages de notes prises au cours d’une mission diplomatique (le livre est un condensé) et il est probable que le sentiment d’assister à une « tragédie grecque », dont il serait aussi un des acteurs, envahisse Paléologue dès 1916 et qu’il en rende compte.

Le mérite de Noulens est d’avoir su déceler rapidement, à travers la faiblesse du Gouvernement provisoire et les ambiguïtés d’Alexandre Kerenski (p. 87), les éléments constitutifs de la victoire des « maximalistes » (mobilisation idéologique et détermination des bolcheviks, passivité et opportunisme des autres), tout en étant conscient de la brutalité du nouveau régime (la note sur la dictature du prolétariat appliquée par Lénine et Trotski, p. 136). Il sait évaluer avec réalisme le peu de chances qu’a la France de maintenir le nouveau régime dans la guerre (cf. son entretien avec Trotski, admirablement décrit, non sans une pointe d’admiration, p. 163). Il est profondément choqué par la défection des Russes après la paix de Brest-Litovsk, où il ne voit qu’une lâcheté politique et une erreur diplomatique privant la Russie du bénéfice de la victoire. Hostile au régime bolchevique et viscéralement conservateur, Noulens s’emploie à cimenter autour de la Russie soviétique en voie de constitution un réseau d’États nouveaux issus de la chute de l’Empire des tsars, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Finlande, la Pologne, voire l’Ukraine, que le traité de Versailles n’a pas reconnue comme un État et dont il dit : « La question de l‘indépendance de l’Ukraine n’en reste pas moins posée devant l’opinion mondiale. Il est des clauses qui ne se prescrivent jamais ». C’est ainsi que Noulens pose les premiers jalons de la « petite entente » qui sera un des piliers de la politique étrangère française entre les deux guerres…  

Le général Catroux joue pour sa part une partie difficile : sans trahir la solidarité de la France avec les démocraties victorieuses, il tente d’instaurer un dialogue privilégié avec la Russie de Staline. Il voit rapidement dans le déroulement des négociations successives sur le sort de l’Allemagne et du reste de l’Europe, l’affirmation de deux sortes de références démocratiques, un malentendu vite levé dans son esprit par le cynisme de Staline. Entre Yalta et Potsdam Staline a déjà imposé ses équipes dans les gouvernements « démocratiques » des nations libérées par l’Armée rouge, et le compromis de Yalta sur un gouvernement polonais « inclusif » apparaît rapidement pour ce qu’il est : un leurre. Au fil des conférences entre vainqueurs, auxquelles la France est désormais associée sinon écoutée, Catroux montre les préoccupations des deux camps. En demandant l’unification économique de l’Allemagne, les alliés occidentaux cherchent à faire redémarrer une économie libérale et, partant, un régime démocratique, alors que Staline pose le préalable de l’unité politique, espérant que son « ingénierie » politique, appuyée sur sa présence militaire, lui permettra, comme dans le reste de l’Europe centrale et orientale, de donner le pouvoir aux « socialistes ». Cette divergence conduit les alliés à créer la Bizone, puis la Trizone, puis, de fait, une Allemagne de l’Ouest démocratique et libérale, aboutissant ainsi à la partition. Mais, curieusement, Catroux ne parle ni de la Conférence de Téhéran en novembre 1943 ni de celle de Moscou en octobre 1944, où Staline et Churchill (plus que Roosevelt) ont posé le principe de zones d’influence. Cette répartition, prise au pied de la lettre par un Staline vainqueur et bardé d’idéologie « russo-soviétique », déclenche le processus de divorce. Les ambiguïtés de la situation de la Grèce et de la Pologne (partagées théoriquement à 50/50) et dont le sort, après quelques péripéties sanglantes, se clarifie en faveur de l’URSS pour la Pologne et de l’Occident pour la Grèce, accentuent la dérive… Catroux tire en tout cas de cette séquence d’événements des conclusions assez radicales : le « monde libre » (une des premières utilisations de ce terme alors en voie de généralisation) doit s’armer moralement et militairement pour résister à cette idéologie appuyée sur une « mystique conquérante » incompatible avec les démocraties occidentales. En effet, « un bloc cohérent et puissamment dirigé ne peut être mis en échec que par un autre bloc fortement soudé et fermement conduit » (p. 316). Catroux prend ainsi de la distance par rapport à la mission initiale que lui a confiée le gouvernement de De Gaulle. Le rideau de fer est tombé entre deux blocs d’États régis par des systèmes et des puissances différentes.

Trois grands ambassadeurs

Un ambassadeur ne peut que s’intéresser à son environnement. Tous les trois l’ont fait à leur manière. Paléologue ne s’attarde ni aux mondanités ni à la réalité sociale de la Russie profonde. Il rend compte de façon vivante de ses conversations, et le résultat en est éblouissant, permettant une compréhension intime des événements. La Russie profonde, celle des « moujiks » comme il dit souvent, ne l’intéresse que par ce que ses interlocuteurs en rapportent et pour l’influence qu’elle peut avoir sur le cours de la guerre. Noulens, dont la mission, au cœur de la révolution, a été saturée de péripéties souvent tragiques, voit principalement de la Russie les hordes débraillée des militants bolcheviques, les paysages désolés de la guerre civile entraperçus lors des pérégrinations ferroviaires du corps diplomatique, les pénuries et les vexations, la passivité des « moujiks », lieu commun hérité du tsarisme. En revanche, Catroux se livre à une analyse assez fine de la vie soviétique à Moscou (spectacles, musique, ballets, cinémas, voire orthodoxie…), avec pour toile de fond un système sans liberté individuelle dont les citoyens ne ressentent aucunement le manque. Nombre de ses observations resteront valables jusqu’à la fin de l’URSS et même au-delà.

Au total, ces ambassadeurs envoyés en Russie à deux moments charnières de l’histoire du pays et des relations franco-russes ont été à la hauteur des événements et de leur mission. Leurs livres sont des documents historiques de première main qui aident à comprendre ces périodes troublées où l’Histoire, faite de grands mouvements mais aussi de minuscules événements, prend sa direction pour de très longues années. La lecture en est facilitée par la précision et l’élégance des styles, marqués, dans trois genres différents (diplomatique, politique et militaire), par l’excellence de l’enseignement de la Troisième République. Nos auteurs savaient que leur mission s’inscrivait pleinement dans l’histoire de France et dans celle de la Russie.