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E) Miscellanées franco-russes

Sophie Hasquenoph
1 novembre 2018

Les Français de Moscou face aux révolutions de 1917

En 1917, le monde apprend avec stupéfaction, angoisse ou admiration, l’effondrement du vieil Empire de Russie, déstabilisé par des forces politiques révolutionnaires, dont on n’avait pas suffisamment pris la mesure. En juillet 1918, l’assassinat de la famille impériale ajoute à l’ampleur dramatique des événements, qui prennent désormais la forme d’une véritable guerre civile. La France, unie à la Russie par l’alliance de 1893-1894, puis par la Triple-Entente de 1904-1907, s’inquiète pour les Français encore présents sur le territoire russe. De fait, avec la révolution de 1917, s’écroule ce que nombre de Français expatriés ont construit depuis des années, notamment à Moscou, à savoir une colonie étrangère, forte de sa richesse, de sa solidarité et de sa réputation. Constituée de nombreux négociants et industriels très bien intégrés, comme les familles Siou, Giraud ou Brocard, de banquiers mais aussi d’intellectuels, elle prend plaisir à se retrouver à l’église Saint-Louis-des-Français, située au cœur de la ville et de sa paroisse, très dynamique. Avec ses écoles, sa crèche et son asile pour vieillards, animés par des religieuses missionnaires venues de Chambéry, la colonie trouve là un « délicieux coin de terre française », comme l’écrit en 1891 le journaliste du Figaro Émile Berr. Mais en 1918, à l’heure où la ville de Moscou retrouve son statut de capitale au détriment de Saint-Pétersbourg, devenue Petrograd en 1914, la colonie française de Moscou se désagrège totalement. Cent ans après le premier drame de 1812, les Français de cette ville tournent une page de leur histoire.
La révolution de Février 1917 : entre joie et inquiétude

Lorsque la première agitation révolutionnaire se manifeste à Petrograd en février/mars 1917, la colonie française de Moscou paraît peu inquiète. Beaucoup pensent qu’il s’agit là d’un simple avatar de la crise de 1905. Et Moscou est éloignée de la capitale russe. La sœur Adèle Dejay, qui dirige l’école Sainte-Catherine et la communauté des religieuses de Chambéry, écrit : « Enfin, en mars 1917, la révolution éclatait à Petrograd. L’empereur était arrêté et forcé de donner sa démission. Peu de sang versé, peu de luttes, le terrain était prêt. À Moscou, ce furent des manifestations de joie dans les rues durant plusieurs jours. Puis, chacun reprit son travail, heureux de cette liberté créée par une révolution paisible qui abolissait le despotisme des tzars » (1). Aucune précision n’est donnée quant à la suite politique des événements qui, finalement, ne changent pas grand-chose à la vie quotidienne difficile des Russes et des Français en temps de guerre. La sœur Adèle décrit davantage un climat délétère qu’un changement de régime politique. Pour elle, le terme de révolution n’est pas approprié. Certes, il existe désormais un Gouvernement provisoire, qui suscite bien des espoirs et des joies. Mais qu’en sera-t-il demain ?

De son côté, J. Cieplak, l’évêque catholique administrateur du diocèse de Moguilev, dont dépend la paroisse Saint-Louis-des-Français, se dit optimiste. Il voit dans cette « première révolution » pacifique un espoir pour les catholiques de Russie : l’application de la liberté religieuse espérée en 1905, mais avortée. Il adresse une lettre à l’ensemble de ses fidèles, qui appelle à leur soumission au Gouvernement provisoire.

Pourtant, la situation dans le pays est plus complexe et plus grave que les uns et les autres veulent bien le croire. La Russie s’enfonce rapidement dans la crise. Le Gouvernement provisoire ne parvient pas à apaiser les tensions qui perdurent, aggravées par la guerre mondiale. Dans la colonie française, l’inquiétude grandit. Au mois d’avril 1917, l’école de garçons Saint-Philippe de Néri ferme ses portes avant même la fin de l’année scolaire, car il se révèle impossible de financer les réformes et les réparations nécessaires au bon fonctionnement de l’établissement. Est-ce un signe précurseur d’une catastrophe annoncée ?

Octobre 1917 : Les Français de Moscou au cœur de la fusillade

Depuis la première alerte de février, la colonie française de Moscou est sur le qui-vive. Certes, la vie a repris son cours : les écoles de filles, la vie paroissiale, le commerce… Mais nul n’est dupe de la dégradation de la situation. Si un certain nombre de familles repartent en France, beaucoup restent à cause de leurs affaires. C’est dans ce climat tendu que le 24 octobre, huit mois presque jour pour jour après les débuts de la première agitation de février 1917, Petrograd est à nouveau le théâtre d’une insurrection armée. Le soir, toute la ville est aux mains des insurgés et, dans la nuit du 24 au 25 octobre, le Palais d’Hiver tombe. Le IIe Congrès des soviets proclame la dissolution du Gouvernement provisoire et élit un nouveau Comité exécutif. Lénine en devient le président. La révolution soviétique semble triompher.

À Moscou, la situation devient insurrectionnelle quelques jours plus tard, le samedi 28 octobre. Aussitôt, une résistance antibolchevique s’organise, sous la direction du maire socialiste-révolutionnaire Vadim Roudnev. Huit jours durant, l’artillerie bolchevique pilonne des lieux stratégiques tels que l’Hôtel de Ville et le Télégraphe. Or, les bâtiments français sont tout proches du Télégraphe, de sorte que la paroisse se trouve prise entre les tirs nourris des deux camps ennemis. « Ce sont les bolcheviks qui entrent en scène », constate avec effroi le curé J.-M. Vidal. C’est pour les Français de Moscou le début de leur véritable épreuve révolutionnaire.

Pendant une semaine, les Français vivent terrés pour éviter le pire. La sœur Adèle Dejay écrit dans son cahier : « Pendant huit jours et huit nuits, ce fut une détonation épouvantable de canons, de mitrailleuses, de balles, quelque chose d’horrible, pire que sur un champ de bataille. État de siège, naturellement » (2). Et le drame est que les jeunes filles de l’école Sainte-Catherine sont en classe. Elles ne peuvent être libérées, c’est beaucoup trop dangereux. Cependant, l’assaut du Télégraphe continue. Les balles sifflent de tous côtés, atteignant aussi l’asile de vieillards tout proche. Le 30 octobre, raconte le curé Vidal, « des balles perçant la toiture de zinc de l’école ont fait irruption dans le dortoir des jeunes filles. Nulle n’était là de ces enfants, heureusement ! Seule, une maîtresse a perçu à ses oreilles le sinistre trait de violon. Vite l’évacuation : des combles aux sous-sols. Pour ces enfants, c’est une fête. Un campement de l’école même ! Un intermède de branle-bas dans la monotonie des jours cloîtrés. Cette gaîté, cette insouciance, tandis que la mort glisse le long des murs et au-dessus de ces minces lames de métal ! Le contact de cette jeunesse dont les jeux et les rires couvrent jusqu’au vacarme des fusils et des canons, aux heures les plus endiablées, est d’un singulier réconfort. » Les enfants, c’est certain, ne comprennent pas bien ce qui se passe. Les adultes, eux, tentent de se contrôler mais cela leur est difficile, comme le dit la sœur Adèle : « … Quelle terreur ! Nos nerfs avaient de telles secousses, de tels affolements qu’on se demandait s’ils allaient pouvoir résister à ce vacarme infernal. » Ce même jour, un Français, M. de Brunière, est tué, victime d’une balle perdue dans la cour de l’îlot paroissial. Le lendemain, 31 octobre, le vacarme des tirs ne faiblit pas et le téléphone ne répond plus. Fenêtres fermées et stores baissés, les Français sont littéralement coupés du reste du monde. Il faut pourtant se nourrir tant bien que mal. Un jour, « ce fut la cuisinière qui faillit être tuée. Vers 11 heures du matin, elle préparait le déjeuner lorsqu’un flot de balles pénétra avec les vitres brisées dans les casseroles. La détonation fut si forte que la pauvre fille resta quelques instants toute ébranlée. Elle eut cependant le courage de recommencer son dîner ». Ainsi, les jeunes filles et celles qui les encadrent attendent, tandis qu’au-dehors les combats s’amplifient.

La veille de la Toussaint, vers 20 h, les sœurs entendent frapper au carreau de la cuisine et se trouvent nez à nez avec des soldats, qui leur demandent de les cacher. Après une hésitation, ayant compris qu’il s’agissait d’adversaires des assaillants bolcheviques, elles acceptent. Le lendemain, ils repartent, déguisés avec des habits prêtés par les vieillards de l’asile. C’est dans ce contexte difficile que les Français célèbrent la fête de la Toussaint dans une salle de classe, le cœur serré et l’esprit aux aguets. Heureusement, le lendemain, la fusillade se calme : le Télégraphe est tombé entre les mains des assaillants. Le 2 novembre, c’est la ville de Moscou toute entière qui bascule sous le contrôle des bolcheviks. Le curé sort pour dresser un rapide état des lieux, non sans danger car il y a encore des tireurs isolés : « Passant, l’après-midi, le long de ma maison, j’ai été salué d’une salve. C’est miracle que j’aie échappé aux balles qui sont venues s’écraser à mes pieds », raconte-t-il. Finalement, il faut attendre le 5 novembre pour que le retour à la normale soit vraiment effectif dans le secteur. Deux jours plus tard, alors que commence une inspection des soviets dans la paroisse, les Français enterrent leur première victime de la révolution, M. de Brunière. Pour la plupart des familles, l’attaque violente du Télégraphe est leur première expérience concrète de la révolution russe de 1917.

L’année 1918 : Les Français à l’heure du régime soviétique

Les mois qui passent n’apaisent pas les tensions, loin de là. Les expatriés doivent apprendre à vivre avec les nouveaux maîtres du pays. Jusqu’à l’été 1918, la situation est relativement calme – plus de combats comme à la Toussaint – mais les réformes se multiplient : dans les banques, la société, la paysannerie, l’industrie, l’éducation, le calendrier… Et la tension monte. Le 25 décembre 1917, « triste Noël, écrit l’abbé Vidal. L’horizon s’assombrit de plus en plus. Il y a quatre années que cette fête de paix se passe dans la haine. D’année en année, il y a progression de violence, d’anarchie… C’est la Noël du chambardement. Ils réforment à tour de bras. Des coups de bélier à droite, des coups de bélier à gauche. Démolitions sur démolitions » (3). Les expropriations, de fait, se multiplient, les transports sont désorganisés, le froid s’amplifie et l’incompréhension des Français augmente. Le 15 janvier 1918, la vieille sœur Marie écrit en France à une certaine Françoise : « Vous avez apris sans doute se qui se passent en Russie. La situation est critique ; ce peuple autrefois si bon maintenant changer en bête sauvage, tue, pille, brûle ; c’est le temps de la terreur »  (4). À Moscou et ailleurs dans le pays, la famine s’installe et, avec elle, l’inflation et le marché noir. Mme Paula Germinet, épouse de l’industriel du même nom, témoigne, le 9 mars 1918, dans une lettre adressée à ses beaux-parents installés en France : « Est-ce qu’on mange encore du pain blanc chez vous ? Quant à nous, il y a bien 6 mois que nous n’en avons plus. Le pain que nous recevons de la ville n’est pas mangeable, on y trouve des morceaux de paille et je crois qu’il est fait de tout, excepté de farine » (5).

Parmi les Français expatriés à Moscou, un nombre important d’entrepreneurs est à la tête de grands complexes industriels. Avec la révolution de 1917, leur situation devient de plus en plus difficile : crise économique, grèves ouvrières, revendications sociales, nationalisations et restructuration du système de production. Dans ce contexte, les rapports entre monde ouvrier et patronat deviennent plus que tendus. Le curé de la paroisse française, qui connaît beaucoup d’entre eux, habitués à fréquenter son église, en est conscient : « Dans les fabriques, écrit-il à la date du 14 juin 1918, dans les usines, l’existence est devenue intolérable pour les anciens patrons. Il faut à certains de mes paroissiens des nerfs d’acier et une patience héroïque pour résister à ce régime de sabotage despotique et d’ergotage énervant. »

« Il ne faut pas trouver étonnant, poursuit le prêtre, que plusieurs de nos compatriotes, débordés de besogne vaine, fatigués de tracasserie, pillés dans leurs demeures, ou contraints de s’y “tasser” pour donner place à des “réquisitionneurs” – à moins qu’ils n’en soient tout simplement chassés – il ne faut point trouver étrange qu’ils se découragent, songent à quitter cet enfer, laissant les démons à leurs expériences. Je partage leur douleur. Ils ont fondé ou fait prospérer leurs maisons. Ils y avaient leur fortune, l’avenir de leurs enfants » (6). Certains sont pris en otage par leurs propres ouvriers, tel Émile Germinet, directeur de l’usine d’aviation Gnome. Arrêté à trois reprises en 1918, il obtient à chaque fois sa libération, grâce à la médiation du consul de France. Mais son épouse n’est guère optimiste. Le 9 mars 1918, elle écrit à ses beaux-parents : « Si je n’ai pas écrit plus souvent c’est que, depuis quelque temps, depuis octobre on peut dire, nous vivons ici sur un volcan » (7). On comprend que les Français soient de plus en plus nombreux à partir ou vouloir partir. La colonie française se délite peu à peu. « L’exode de mes paroissiens se poursuit depuis plus d’un an, écrit le curé à la date du 15 juin 1918. Il va se précipitant depuis que les conditions de l’existence sont devenues plus lourdes, depuis que la source des revenus est tarie, que sont paralysées les banques, entravé le commerce, mises à mal les industries ; depuis que la France, sa langue, son influence sont classées comme forces contre-révolutionnaires. Industriels, commerçants, employés, artisans, professeurs, institutrices s’inscrivent au bureau des rapatriements » (8). En d’autres termes, les Français n’ont plus leur place dans ce pays, pourtant jusque-là allié et ami. Il faut se rendre à l’évidence et partir avant qu’il ne soit trop tard.

Chez les sœurs, l’état d’esprit général est morose, il oscille entre découragement et ténacité. Les réformes religieuses et scolaires leur font craindre le pire. Alors, que faire ? Rester ou partir ? La communauté est de plus en plus divisée et plusieurs n’hésitent pas à demander leur retour en France. Celles qui restent – du moins temporairement – se soudent davantage. Dans les moments de fête, comme le jour de la Fête nationale, la colonie française tente de faire bonne figure. « La fête française a relevé les cœurs, témoigne le curé Vidal le 14 juillet 1918, et affermi les espoirs. Nous la célébrons tous les ans avec un enthousiasme unanime. Cette année, nous avons, avec plus d’élan et plus d’émotion, communié en l’amour de la patrie absente. »

La Terreur rouge de l’été 1918

Au cours de l’été 1918, la situation empire. La Tcheka, police politique créée en novembre 1917, devient de plus en plus active. Les arrestations de Français se multiplient. L’enclos paroissial de Saint-Louis-des-Français est l’objet d’une surveillance toute particulière. Les religieuses sont suspectées de complicité avec l’ennemi, de protection des repliés du Télégraphe (9). L’un des premiers Français arrêtés, le 30 juillet 1918, est le journaliste du Temps, Ludovic Naudeau, installé en Russie depuis 1897. Son Journal de Russie est considéré comme un papier de propagande et d’opposition.

Bientôt, c’est une véritable « Terreur rouge » qui s’abat sur le pays. Ludovic Naudeau le confirme : « La terreur rouge battait son plein, la tension était arrivée à son paroxysme… » (10). Tout ceci n’est pas fait pour rassurer ses compatriotes. « Impossible de décrire la rage qui a saisi le monde officiel, écrit à son tour l’abbé Vidal à la date du 2 septembre 1918. On tremble pour les prisonniers. Il ne s’agit dans les journaux que de représailles formidables à exercer, de flots de sang à verser. Ce sont des invectives furieuses contre les impérialistes, les “bandits” étrangers dont l’argent et les intrigues se trouvent au fond de toutes ces machinations » (11). Le 5 septembre 1918, le gouvernement légalise par décret la « Terreur rouge ».

Parmi les victimes de cette grande vague de répression, l’on recense plusieurs religieuses de Moscou. Dès le dimanche 1er septembre 1918, à trois heures du matin, une première sœur française est arrêtée par la Tcheka, en l’occurrence Mlle Mourens, directrice du gymnase Saint-Pierre-et-Saint-Paul, puis la mère Adèle Dejay, directrice du gymnase Sainte-Catherine, ainsi que trois autres. Les deux directrices françaises sont soupçonnées de participation à un complot contre l’État. L’étau se resserre autour de la communauté religieuse. À l’exception de Mlle Mourens, les sœurs restent prisonnières pendant quatre semaines, dans des conditions excessivement difficiles, mais soutenues par les dames de la Croix-Rouge et la paroisse. Libérées finalement au bout d’un mois, elles décident de demeurer à Moscou et de poursuivre leurs activités scolaires. Mlle Mourens est libérée à son tour le 3 décembre 1918, après un procès très pénible. À bout de forces, elle choisit de rentrer au pays. D’autres Français, civils ou militaires, n’ont pas cette chance. Plusieurs s’épuisent dans les prisons soviétiques. C’est notamment le cas de M. Darcy, ancien président de la Chambre de commerce de Saint-Pétersbourg, qui, accusé de spéculation, croupit dans la prison des Boutyrki à Moscou. Autrefois riche et puissant, c’est une figure de la colonie française. Malade, exténué, il succombe fin décembre 1918, alors que, de son côté, Ludovic Naudeau obtient sa libération. La mort de M. Darcy est un choc pour ce qui reste encore de la colonie française.

L’exode des derniers Français

Désormais, ne résident plus à Moscou que quelques familles. Certaines tentent de sauver leurs biens, en vain. L’entreprise Giraud, l’une des plus grandes usines textiles de la ville au début du siècle, est nationalisée en 1919 sous le nom de Rosa Luxemburg puis de Rose rouge. Le curé de Saint-Louis-des-Français et des religieuses sont les derniers à tenir bon. En novembre 1918, la réforme scolaire s’applique à Sainte-Catherine, avec sécularisation, mixité et nouveaux programmes. Pour les sœurs, c’est un véritable traumatisme : « Malgré la famine, malgré nos peines, nous pensions rester encore à Moscou jusqu’à la fin de l’année scolaire. Mais un avis du Consulat prévint tous les Français de se préparer à quitter la Russie. Cet avis était si plein de menaces pour ceux qui s’obstineraient à rester à Moscou, que nous prîmes la résolution de partir, laissant notre chère œuvre entre les mains d’anciennes élèves. Puis, le 7 mars [1919], le cœur navré de tristesse mais calmes et courageuses, nous quittions Sainte-Catherine, à qui nous avions consacré 30 ans de notre existence, les plus belles années de notre vie, nos meilleures forces et tout notre cœur. »

En effet, au début de l’année 1919, les procédures de rapatriement s’accélèrent, encouragées et organisées par le consul du Danemark (12). C’est avec le convoi du 7 mars 1919 que les dernières religieuses de Chambéry quittent Moscou. Via la Finlande et la Suède, elles rejoignent l’Angleterre puis la France, au terme d’un périple long et difficile de près d’un mois. Le 1er avril 1919, elles arrivent enfin à Chambéry, dans leur communauté d’origine. Elles ne reviendront jamais à Moscou. Quant à l’abbé Vidal, il attend septembre 1920 pour partir à son tour. Réduit au statut de simple civil, il doit payer un loyer pour garder son appartement au presbytère. Il se sent bien seul et en pays ennemi. Malgré les souffrances, le père Vidal décide de célébrer le 14 juillet 1920, avec une solennité que la paroisse ne connaît plus depuis des années. La délivrance est proche, il ne cesse d’y croire et d’y penser. À partir de septembre 1920, des convois de réfugiés quittent Moscou tous les quinze jours. Et vient le tour du père Vidal. L’épreuve pour lui est enfin terminée.

Toutefois, si presque tous les membres de la colonie française de Moscou sont rentrés au pays ou morts en prison, quelques-uns décident de rester dans cette Russie soviétique qui leur promet une toute autre existence. Beaucoup sont des femmes mariées à des Russes ou des Français devenus russes. C’est le cas de Mme Ott et de sa fille Alice, qui s’efforcent de maintenir ouverte la paroisse Saint-Louis-des-Français. Après la déportation et la mort de leur mari et père, elles demandent à rentrer en France. Elles n’obtiennent leur visa qu’en 1960, au terme d’un combat acharné et douloureux. Lorsqu’Alice décède en 1991, le journal Le Monde la présente comme « l’une des dernières survivantes de familles françaises installées en Russie avant la révolution de 1917 » (13).

Cent ans après la révolution russe de 1917, que reste-t-il de cette page dramatique vécue par les Français de Moscou, sinon un traumatisme que beaucoup ont cherché à effacer ? Si certains ont laissé des témoignages écrits, bien peu de nos contemporains les connaissent aujourd’hui. Grâce à des archives religieuses exceptionnelles et à ces témoignages personnels, nous avons pu relater des événements qui résonnent comme en écho au premier drame de 1812. Par deux fois, en effet, à quelque cent ans d’intervalle, la colonie française de Moscou a dû affronter l’Histoire, qui ne lui a guère laissé de chances de survie.

1.  Sœur Adèle Dejay, Cahier manuscrit intitulé « L’école Sainte-Catherine (1889-1919) », p. 62.

2.  Adèle Dejay, « L’école Sainte-Catherine », op. cit., p. 63. 

3.  J.-M. Vidal, À Moscou durant le premier triennat soviétique (1917-1920), Paris, éd. de la Bonne Presse, 1933, pp. 25-26. 

4.  Archives des religieuses de Saint-Joseph de Chambéry, CHY – 385. Est-ce une sœur converse qui écrit ? C’est probable, car son courrier est semé de fautes d’orthographe.

5.  Archives de la Snecma, Melun, Fonds Emile Germinet, Série 254 AH.

6.  J.-M. Vidal, op. cit., p. 41.

7.  Archives de la Snecma, Fonds Germinet, op. cit.

8.  J.-M. Vidal, op. cit., p. 41.

9.  Épisode de la Toussaint 1917. Voir ci-dessus. 

10.  L. Naudeau, En prison sous la terreur russe, Paris, Hachette, 1920, p. 81.

11.  J.-M. Vidal, op. cit., pp. 47-48. 12.  Il n’y a plus de consul français. 

13.  Article du 2 mars 1991.