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Introduction par Arnaud Dubien

Arnaud Dubien Arnaud Dubien
11 novembre 2017

En attendant 2018

Où va la Russie ? Cette interrogation permanente se pose aujourd’hui aux Russes et aux observateurs extérieurs avec une actualité particulière. À maints égards, 2017 fait en effet figure d’année charnière. Sur le plan économique, le pays est sorti de la récession ; d’importants débats se déroulent désormais à Moscou sur la stratégie de développement de la Russie à moyen terme. Un nouveau cycle politique s’esquisse. Après les législatives de septembre 2016, le pays est de fait entré dans la campagne de l’élection présidentielle de mars 2018. Sur le plan diplomatique, la séquence qui s’est ouverte au printemps 2014 avec la crise ukrainienne n’est pas close, mais les signaux indiquant que les lignes peuvent bouger se multiplient. En d’autres termes, ce qui se joue aujourd’hui est ni plus ni moins que la trajectoire de la Russie au cours du probable quatrième mandat de Vladimir Poutine et le visage du pays à l’horizon 2025.

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Les questions internationales ont largement dominé l’actualité russe de ces derniers mois, ce que reflète le rapport annuel de l’Observatoire. En Syrie, Moscou a atteint la plupart de ses objectifs : sur le plan militaire, le pouvoir de Damas et ses alliés ont enregistré des succès significatifs, le plus symbolique d’entre eux étant la prise des quartiers est d’Alep en décembre 2016. Sur le plan politique, le lancement du processus d’Astana a mis en évidence la marginalisation des Occidentaux – en particulier des Européens – dans ce dossier. À l’évidence, le retour de la Russie au Moyen-Orient s’inscrit dans une perspective stratégique de long terme. L’autre grand sujet diplomatique vu de Moscou est, bien entendu, l’avenir des relations avec Washington. Près d’un an après l’élection présidentielle aux États-Unis, la perspective d’un grand bouleversement – positif – semble s’éloigner. Depuis son accession à la Maison-Blanche, Donald Trump est en effet en butte à l’hostilité de l’establishment, qui a fait de la Russie son principal angle d’attaque contre lui. « Faire un deal » avec Vladimir Poutine aura un coût politique élevé. Un dialogue direct a été établi lors du sommet du G20 d’Hambourg, mais rien ne dit que la Russie – qui est en attente de concessions de la part des Occidentaux – soit prête à faire sa part du chemin pour sortir d’une logique de confrontation qui convient à beaucoup dans les cercles de pouvoir à Moscou. Enfin, vingt-cinq ans après l’effondrement de l’URSS, nous nous penchons sur la politique russe dans l’espace postsoviétique. Le constat que dressent les experts de l’Observatoire est à rebours des tendances générales à l’œuvre ailleurs. Dans cette région prioritaire pour la Russie, où sont concentrés ses intérêts stratégiques vitaux, l’influence de Moscou semble se réduire et les processus de fragmentation se poursuivre. Outre le dossier ukrainien, qui risque d’empoisonner durablement l’agenda diplomatique russe, se pose également la question de la pérennité des alliances nouées avec la Biélorussie et le Kazakhstan. Penser une politique post-impériale aura finalement été l’un des plus grands échecs des dirigeants russes depuis 1991.

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« Russie 2017 » consacre également de longues analyses aux processus internes à l’œuvre dans le pays – qu’il s’agisse d’économie, d’évolutions politiques et sociétales ou de problématiques régionales. Alors que se confirme la fin de la crise – la plus longue depuis le début des années 2000 – la principale interrogation porte désormais sur les éventuelles réformes qu’entend lancer – ou pas – le pouvoir russe pendant l’été 2018. Car si l’économie russe a fait preuve d’une résilience remarquable, aucun des problèmes de fond identifiés de longue date – diversification, investissements, productivité, corruption, droits de propriété – n’a été réglé.

Les choix qui seront faits sont directement liés à l’équilibre des forces politiques à Moscou. De ce point de vue, les signaux de ces derniers mois sont dans l’ensemble peu encourageants. Les élections législatives de septembre 2016 ont renforcé le camp conservateur ; après avoir, semble-t-il, hésité sur le « cas Navalny », le Kremlin a choisi de l’empêcher de concourir à la présidentielle de 2018 et de maintenir la pression sur celui qui s’est imposé comme le leader de l’opposition « hors système » ; l’arrestation, en novembre 2016, du ministre de l’Économie Alexeï Oulioukaïev et le conflit entre la holding AFK Sistema et Rosneft rappellent la fragilité des équilibres intra-élitaires dans un système opaque et byzantin, où les structures « de force » jouent un rôle que ne laisse pas deviner une lecture – même attentive – de la constitution russe. Certes, certaines nominations décidées par Vladimir Poutine – en particulier celle de l’ancien Premier ministre et figure historique de la mouvance libérale Sergueï Kirienko à l’administration présidentielle – témoignent d’une volonté de privilégier des approches plus subtiles dans la gestion des processus politiques. De même, le rajeunissement des élites engagé au cours de l’été 2015 se poursuit et permet l’émergence de profils nouveaux par rapport à ceux privilégiés par Vladimir Poutine depuis une quinzaine d’années : les promus ne sont pas forcément issus des services de sécurité ni de Saint-Pétersbourg, ils n’ont guère connu l’URSS d’avant la perestroïka et ont généralement une expérience du secteur privé. Pour autant, le scénario le plus probable pour les mois à venir n’est pas celui d’un « dégel » ; tout au plus peut-on s’attendre à un rééquilibrage après un troisième mandat qui, sous l’effet de facteurs internes (manifestations de l’hiver 2012) et externes (crise ukrainienne et confrontation avec l’Occident), a consacré la victoire des segments les plus conservateurs au sein de la société et du pouvoir russes.

La réalité russe ne se résume pas à Moscou. Le renouvellement du corps des gouverneurs – parfois de façon abrupte, dans le cadre de la campagne anti-corruption lancée par le Kremlin – et le rattachement de la Crimée au district fédéral Sud, au cours de l’été 2016, constituent les événements politiques les plus significatifs dans les régions russes. Une fois n’est pas coutume, le Caucase du Nord a relativement peu fait parler de lui, à la différence de Saint-Pétersbourg – où le projet de cession de la cathédrale Saint-Isaac à l’Église orthodoxe a suscité un profond émoi – et du Tatarstan, dont l’image de success story a été quelque peu écornée par la fermeture retentissante de deux banques importantes début 2017. Dans cette livraison anniversaire, le rapport de l’Observatoire s’intéresse aussi à la situation de Kaliningrad, à la politique russe en matière d’infrastructures sur le littoral baltique, à la coopération transfrontalière russo-norvégienne ainsi qu’aux problèmes écologiques du lac Baïkal.

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Les relations franco-russes se sont sensiblement dégradées au cours des derniers mois de la présidence de François Hollande. Aux signaux positifs enregistrés début 2016 (visites à Moscou et déclarations favorables à la levée des sanctions de plusieurs ministres, dont Emmanuel Macron, à l’époque titulaire du portefeuille des Finances) a succédé une nette rechute. La bataille d’Alep, à l’automne 2016, qui a donné lieu à de très vives critiques de Moscou de la part des autorités et des médias français, explique dans une large mesure cette évolution. Fait nouveau, la « question russe » s’est invitée dans la campagne des primaires à droite puis à la présidentielle. Les ministres français de la Défense et des Affaires étrangères ont fait, début 2017, des mises en garde inédites contre une possible ingérence de Moscou dans le scrutin, thème ravivé par l’entretien entre le président russe Vladimir Poutine et la candidate du Front national Marine Le Pen à la fin du mois de mars. De fait, la Russie, d’un sujet de politique étrangère, est devenue ces derniers temps un marqueur politique en France.

Pour autant, tout ne va pas mal entre nos deux pays. Les relations économiques bilatérales repartent, après deux années difficiles et malgré les sanctions. Les entreprises françaises continuent d’investir de façon significative en Russie, dont elles n’ont jamais mis en doute le potentiel et où elles sont restées au plus fort de la crise. En flux, la France occupait ainsi, en 2016, la première place en termes d’investissements directs étrangers (hors-offshore) et était le premier employeur étranger en Russie. Les liens culturels continuent par ailleurs de jouer leur rôle de passerelle entre nos sociétés : l’exposition Chtchoukine à la fondation Vuitton a ainsi été vue par plus d’un million de personnes, tandis que les Moscovites ont pu contempler au musée du Kremlin les vitraux de la Sainte-Chapelle, qui quittaient le territoire français pour la première fois depuis huit siècles. Les liens universitaires entre nos deux pays restent particulièrement denses. Enfin, le vol de Thomas Pesquet a bord de la station internationale a rappelé la coopération bilatérale exceptionnelle entre la France et la Russie dans le domaine spatial.

Un nouveau départ est-il possible entre Paris et Moscou ? Sans doute. Les entretiens Macron-Poutine du 29 mai 2017 à Versailles, où le nouveau président français avait invité son homologue russe à l’occasion de l’inauguration d’une exposition sur le tricentenaire du voyage de Pierre le Grand en France, s’inscrivent dans cette démarche. Un rapprochement des positions se dessine sur un certain nombre de dossiers, notamment sur la Syrie. Pour que ce « reset » soit durable, plusieurs conditions devront cependant être réunies. Côté français, il faudra réintroduire de la rationalité, de l’histoire et de la géographie dans nos approches de la Russie. De ce point de vue, la revendication par le président Macron d’un héritage diplomatique gaullo-mitterrandien et la rupture annoncée avec l’idéologie néoconservatrice sont plutôt encourageantes. Côté russe, une équidistance à l’égard des forces politiques françaises et, de façon plus générale, une plus grande retenue faciliteraient sûrement les choses. Un peu plus de curiosité, de bonne foi et d’empathie chez les journalistes de nos deux pays aussi, le fond informationnel constituant l’un des obstacles les plus sérieux au développement normal des relations entre la France et la Russie.

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Russie 2017 est, comme les éditions précédentes du rapport annuel de l’Observatoire, le fruit d’un travail collectif. Je tiens en premier lieu à remercier tous les auteurs de ce cinquième volume, et notamment Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuel de l’Académie française, qui a accepté de le préfacer. Anne Coldefy-Faucard a assuré la coordination des traductions et a été présente à toutes les étapes de la préparation du présent ouvrage. Jean Radvanyi et Sophie Pauchet ont quant à eux conçu et réalisé l’appareil cartographique de Russie 2017. Enfin, Galina Kouznetsova, Michaël Levystone et Anton Ramov ont relu, corrigé et monté les textes. Leur dévouement et leur professionnalisme forcent le respect.

Le présent ouvrage et, plus généralement, l’Observatoire franco-russe n’auraient pu voir le jour sans le soutien et la confiance d’Emmanuel Quidet, président de la CCI France Russie, de Guennadi Timtchenko et de Patrick Pouyanné, co-présidents du Conseil économique de la CCI France Russie. Ma gratitude à leur égard est immense.

À l’issue de ce premier quinquennat, j’exprime également ma reconnaissance aux équipes de l’Observatoire franco-russe, aux membres de son Conseil scientifique et à tous nos partenaires, contacts et amis qui nous ont accompagnés dans les bons comme dans les mauvais jours depuis le printemps 2012. En avant pour de nouvelles aventures !

(Moscou, le 21 juillet 2017)