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B) Économie

Marie-Gabrielle Bertran
1 novembre 2017

Vers un hardware souverain ? Le cas du processeur Baïkal

C’est en juin 2014 que le gouvernement russe annonce, pour la première fois, son intention de remplacer l’ensemble des processeurs de l’armée et de l’administration par ceux de l’entreprise Baikal Electronics (1). Un an plus tard, les premiers exemplaires sont disponibles à la vente.

Cependant, ce projet médiatisé, à l’instar de celui de la ville technologique de Skolkovo (2), semble avoir court-circuité les différents réseaux de recherche et développement (R&D) liés à une offre (de matériel électronique russe) déjà existante et en plein essor : au-delà de l’effet d’annonce, on peut donc se demander si le projet du processeur Baïkal présente un intérêt véritable pour l’économie et l’innovation russes.

Après Snowden, le retour de la défiance face aux technologies venues de l’Ouest ?

En juin 2014, alors que l’ampleur des révélations d’Edward Snowden sur les surveillances pratiquées par les États-Unis provoque une prise de conscience généralisée du risque sécuritaire lié, pour les États, aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), l’annonce du gouvernement russe semble faire écho à un passé soviétique de défiance face aux technologies venues de l’Ouest.

Le nombre de projets visant l’indépendance du pays vis-à-vis du matériel électronique de conception états-unienne ou britannique – qui domine le marché – explose : de la création d’un clone du système d’exploitation mobile Android à l’interdiction de l’utilisation des iPad, remplacés par des tablettes Samsung pour les fonctionnaires d’État, on ne compte plus le nombre de tentatives – plus ou moins pertinentes – en ce sens (3).

Quelques années seulement après la création d’un processeur permettant au gouvernement chinois (4) d’assurer la maîtrise de son matériel informatique, le choix de la maîtrise de l’outil informatique par le gouvernement russe (sur son territoire) s’incarne donc également – et de manière hautement symbolique – dans la reprise en main de la conception de ses processeurs, comme à l’époque soviétique, à travers le développement du processeur Elbrous (5).

Une véritable modernisation de l’offre des processeurs russes ?

Lors de la mise en place du projet, la conception des processeurs Baïkal est confiée à l’entreprise russe T-Platforms, spécialisée dans les super-calculateurs, en lien avec Rostec (association russe pour les industries de haute-technologie) et Rusnano, un fonds souverain dédié aux nanotechnologies. En 2012, une filiale de T-Platforms est créée à cette fin : Baikal Electronics.

À la différence des modèles d’intégration verticale des entreprises Intel ou AMD, dont les produits sont fabriqués dans leurs propres usines, Baikal Electronics propose un modèle fabless (sans fabrication), ce qui signifie que seuls les plans de conception de ses processeurs sont proposés à la vente aux fabricants, qui les achètent sous la forme de licences. Le modèle économique suivi par la filiale de T-Plateforms correspond ainsi à une perception relativement récente de l’aspect stratégique de la conception des nouvelles technologies (6) face à la maîtrise de leur fabrication, dont l’enjeu semble de moindre importance pour l’indépendance et la sécurité technologiques d’un État (7).

Toutefois, ce choix d’un modèle de conception sans fabrication a conduit de nombreux spécialistes à conclure à un simple effet d’annonce du gouvernement russe, voire à l’échec de la politique d’internalisation de la fabrication des technologies de pointe sur son territoire (en notant, par exemple, que la fabrication avait été confiée à la TSMC – Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (8). Pourtant, ce modèle de sous-traitance est également retenu par des entreprises conceptrices de microprocesseurs (et fabless) telles qu’AMD, Apple, Broadcom, Qualcomm, Marvell, NVIDIA, ou encore STMicroelectronics, qui comptent parmi les plus importantes du marché.

Mais le principal accroc à cette volonté de produire un nouveau « hardware russe » se situe probablement au niveau des architectures des processeurs Baïkal, puisque leur conception est réalisée à partir de modèles étrangers : les architectures MIPS (celle-ci, d’abord états-unienne, a été développée par la société anglaise Imagination Technologies) et ARM (également développée par une entreprise anglaise), grâce à l’achat de licences. En effet, bien que, là encore, le mode de conception des processeurs Baïkal ne diffère pas véritablement de celui auquel recourent les entreprises les plus importantes du marché mondial (la réutilisation d’architectures préexistantes – dont les plans sont obtenus à partir de l’achat de licences – étant devenue la norme (9), on peut se demander si un tel projet avait du sens en Russie, face à des projets entièrement nationaux, déjà en cours de réalisation, comme celui du processeur Elbrous.

Un projet à l’avenir compromis ?

En raison de la rapidité avec laquelle le projet a été mis en place, il paraît difficile d’affirmer que son intérêt a été évalué dans la durée : il a d’abord été conçu pour un marché limité dans le temps et les quantités de production (le parc électronique et informatique de l’État). Par ailleurs, si les processeurs Elbrous pâtissaient de performances médiocres, insuffisantes par rapport à l’offre du marché mondial actuel, moderniser leur conception en adoptant – notamment – les architectures ARM et MIPS pour une gamme spécifique, aurait pu suffire. De la même manière que le projet de ville technologique de Skolkovo a nécessité un véritable effort de création, là où l’on aurait pu mettre en relation ou moderniser des réseaux existants, de la même manière, le processeur Baïkal renvoie à une dépense non-négligeable de moyens pour créer un nouveau courant sur un marché qui semblait pourtant en développement spontané (10). Les deux projets ont suivi une dynamique de développement qui pourrait être qualifiée de « hors-sol », alors même que certains réseaux étaient bien implantés, soit hérités de l’histoire des sciences et des technologies soviétiques, soit plus récents et impulsés par des campus universitaires réunissant pépinières d’entreprises et laboratoires de recherches (celui de l’Université Lomonossov de Moscou, par exemple) (11).

À cet inconvénient structurel du projet s’ajoute la question de sa portée économique réelle : tandis que le Baïkal-T1 s’adressait plutôt au marché industriel, les processeurs Baïkal M et M/S étaient destinés aux ordinateurs personnels et aux serveurs, et semblaient donc viser un marché beaucoup plus large : celui de l’informatique de masse. Pourtant, leur emploi semble aujourd’hui plutôt tourné vers des systèmes dits de « client léger » (thin client), consistant à mettre en relation un ordinateur et un serveur dont la portée est généralement limitée à un intranet (et fait le plus souvent office de simple registre ou de base de données : on trouve ce type de structures dans les bibliothèques, les centres de documentation ou les centres de recherche). Ainsi, la vente du Tavolga Terminal, qui utilise ces processeurs, n’est visiblement pas destinée au grand public.

La portée du projet de commercialisation des architectures Baïkal reste donc incertaine, malgré certains effets d’annonce autour de son caractère stratégique et innovant, et bien qu’il renvoie à une tentative s’inscrivant dans les tendances actuelles du marché du hardware. En effet, la dépense de moyens qu’il représente, dans une tentative – appliquée de manière verticale (du haut vers le bas), ou de l’État vers des acteurs déjà existants – de moderniser un marché en développement de façon spontanée (à travers, notamment, la naissance de start-up indépendantes à partir des réseaux universitaires et de recherche), pose nécessairement la question de sa viabilité sur le long terme.

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1. Ces processeurs étaient ainsi destinés à équiper l’ensemble du parc informatique de l’État, alors estimé à environ 5 millions d’appareils, le tout représentant un carnet de commandes assez important pour justifier, semblait-il, la viabilité économique du projet.

2. Voir l’article de Kevin Limonier, « Les villes de science et le projet Skolkovo », Regards de l’Observatoire franco-russe 2013, Le Cherche Midi, Paris/Moscou, 2013, pp. 244-246, et celui de Jean-Louis Truel dans le présent volume (pp. 158-160).

3. Le secteur privé a ainsi joué un rôle important dans la mise en place de ces projets, comme en témoigne une intervention d’Igor Achmanov (ancien directeur exécutif de la société Rambler) lors d’un iForum qui s’est tenu en Ukraine en avril 2013, au cours duquel il évoquait l’idée d’un projet de développement d’infrastructures internet propres à la Russie.

4. Le processeur Godson-2F (Loongson-2F en chinois) – à travers la mise en place d’un partenariat public-privé regroupant l’Institut des technologies informatiques de l’Académie chinoise des sciences et le groupe Jiangsu Zhongyi, et incarné par l’entreprise BLX IC Design fondée en 2002.

5. Cette reprise en main de la conception devant garantir l’absence de « porte dérobée » (backdoor) et la possibilité d’implémenter des systèmes d’exploitation autres que Windows et MacOS (des entreprises américaines Microsoft et Apple).

6. Dont le modèle est revendu sous la forme de licences, au prix de ce qui correspond à la propriété intellectuelle.

7. Et ce, bien que la filière industrielle – qui en dépend – entraîne d’autres enjeux (tels que la création d’emplois sur le territoire ou le dynamisme économique et technologique possiblement lié à un tissu industriel territorial dense).

8. Située à Taiwan, elle correspond à la plus importante fonderie indépendante de semi-conducteurs au monde.

9. Au contraire, ce sont désormais les initiatives de création de nouvelles architectures qui sont les plus rares, puisqu’elles représentent un risque plus important en termes d’investissement, le temps et le coût de recherche et de conception étant moins prévisibles, et ce, sans garantie d’aboutir à un produit viable, qui trouverait, en outre, sa place parmi les offres du marché existant.

10. Voir Kevin Limonier, art. cit., 2013.

11. Une concentration des projets d’innovation semble d’ailleurs en cours depuis le début de l’année 2016, puisqu’une partie du budget de l’Institut de science et de technologie de Skolkovo (SkolTech) devait être mise en commun avec celui de l’université de Moscou dans le cadre de certains programmes scientifiques.