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C) Politique intérieure & société

Vladimir Petoukhov
1 novembre 2017

Quand la société russe s'éveillera

Les événements de politique intérieure et internationaux des deux dernières années, dont l’épicentre a été la crise économique, ont eu un impact significatif tant sur la situation en Russie que sur la perception que les Russes ont d’eux-mêmes. Bien que la réalité ne semble pas donner raison aux Cassandre annonçant la ruine économique du pays, on sent l’opinion prisonnière d’une angoisse sourde qui va croissant. Certains responsables, suivis par de nombreux spécialistes, usent désormais, pour caractériser les changements à l’œuvre dans le pays, de l’expression : « nouvelle réalité économique ». Il faut sans doute y voir une volonté de ne pas traumatiser, une fois de plus, les citoyens par le mot de « crise », qui sonne moins bien, ou de souligner ce qui distingue les processus en cours dans le pays des événements survenus durant les années et décennies précédentes ; notamment le fait que la crise qui se développe dans le pays tient à un ensemble de facteurs complexes de politique extérieure et intérieure, excédant largement les limites de l’économie. De ce point de vue, les études consacrées aux réactions possibles de l’opinion à la « nouvelle réalité de crise » sont d’une brûlante actualité. Il importe avant tout de comprendre pourquoi une société dans laquelle, au cours des dix-quinze dernières années, tout semble avoir changé ou presque (mode et style de vie, habitudes de consommation, vision du monde, pratiques au quotidien…), n’en réagit pas moins de façon infantile à une crise touchant ses intérêts à tous les niveaux, et surtout, pourquoi elle ne ressent pas un besoin aigu de transformations économiques et politiques.

Réaction de la société à la crise

Un premier train de raisons expliquant les réactions de l’opinion à la crise est traditionnel, lié à la peur d’une éventuelle déstabilisation du pays, d’une cassure radicale des fondements habituels de la vie. La plupart des Russes n’ont rien, théoriquement, contre la modernisation des institutions économiques et politiques, mais ils comprennent que la démocratisation et la libéralisation de la société ne sont qu’une des variantes possibles – et pas la plus vraisemblable – de sortie de crise. En outre, la crise des années 2014-2016 est plutôt « molle ».

À la différence des précédentes, il est difficile de dire où elle va et quelles en seront les conséquences, ce qui permet à de nombreux Russes de garder l’espoir que tout rentre bientôt dans l’ordre, qu’il suffit de prendre son mal en patience, sans rien changer vraiment. Ils sont, de plus, confortés dans cette idée par le fait, d’une part, qu’ils bénéficient d’une « réserve de stabilité » non négligeable, constituée au cours de la décennie précédente, et, de l’autre, par une résistance psychologique forte à toute forme de cataclysme – la Russie y ayant été maintes fois confrontée. C’est pourquoi la tendance au statu quo, sans « finauderies » de politique étrangère, sans expérimentations économiques volontaristes, sans confrontations politiques agressives, leur paraît aujourd’hui la stratégie étatique la plus acceptable pour surmonter cette période difficile.

Toutefois, la raison principale de ce que Iouri Levada devait appeler le syndrome de « la patience sans espoir » (1) est ailleurs, à savoir dans la crise institutionnelle qui bloque la formation d’un mécanisme de traduction des multiples intérêts des individus et des groupes (avant tout économiques) dans le langage des problèmes généraux. En vingt-cinq ans de transformation postcommuniste, le pays n’a toujours pas de syndicats indépendants forts, d’unions d’entrepreneurs solides, de partis d’orientation trade-unioniste marquée ; d’où l’absence de « lien » entre l’action sociale et politique des citoyens, même dans les cas où il s’agit de leurs droits socioéconomiques fondamentaux. De ce point de vue, on constate que le système institutionnel actuel, y compris dans les domaines de la politique publique, de l’économie, du marché du travail et de l’emploi, n’est pas adapté aux demandes de la société.

La conjoncture économique favorable des années 2000, doublée d’une augmentation sensible des revenus de la plupart des Russes a brouillé, un temps, nombre de problèmes et contradictions de la société, dont ceux relevant du social et du travail. Mais il est difficile de dire ce qui se passerait au cas où la situation économique viendrait à se dégrader. Pour l’instant, les études montrent qu’il n’y a pas de tendances alarmistes dans l’opinion. Néanmoins, au printemps 2016, seuls 7 % des Russes pouvaient affirmer qu’ils étaient totalement épargnés par la crise. Les autres en percevaient, à des degrés divers, les effets négatifs. Une majorité (51 %) les ressentait de façon, sinon catastrophique, du moins significative (2).

Au fur et à mesure que la population prend conscience de l’ampleur de la crise et de son inscription dans la durée, la question de l’emploi rejoint la « masse » des soucis russes traditionnels (augmentation des prix, éternelles difficultés de logement, pauvreté, dégradation des infrastructures sociales). Des droits et libertés socioéconomiques fondamentaux, tels que la liberté de circulation (y compris celle de se rendre à l’étranger), le droit d’exprimer pacifiquement son mécontentement, le droit à des procédures judiciaires justes et même la liberté d’entreprendre se voient menacés. Les études montrent pourtant que l’opinion reste apathique. Mais il s’agit d’une apathie particulière, sorte de mécanisme d’adaptation (d’ordre principalement socio-psychologique) à la réalité nouvelle – une adaptation assez large, qui va de la réduction des exigences personnelles à des explosions d’agressivité sans motif. Ces explosions restent, d’ailleurs, sporadiques et n’ont à peu près aucun impact sur la nature et l’orientation générale du militantisme politique et social, lequel connaît aujourd’hui une chute évidente. La situation changera peut-être après les protestations massives initiées par Alexeï Navalny et qui se sont étendues à travers le pays le 26 mars 2017.

Peur des changements et traumatisme post-totalitaire

L’ambivalence de l’élite politique et intellectuelle à l’égard des formes de protestation publique se fait également sentir. La critique du régime politique en place se mêle ici, jusque dans l’opposition, de la crainte du « soulèvement à la russe, absurde, impitoyable » (3). L’opposition libérale, qui prétend à un rôle de leader parmi les forces d’opposition, a longtemps fondé ses espoirs (notamment dans les années 2011-2013) sur les actions de protestation de masse non violentes, inspirées des « révolutions de couleur ». Or, en 2014, les événements d’Ukraine sont venus brutalement compromettre ce modèle. De ce fait, les tentatives effectuées par certains politiques et intellectuels pour « dédiaboliser » l’idée même de révolution, n’ont guère été couronnées de succès. Pire, « au pays d’Octobre vainqueur », la notion de « révolution » est rejetée par la conscience de masse. Elle engendre des associations positives pour 11 % seulement des sondés, neutres pour 41 % et négatives pour 47 %. La question n’est pas, bien sûr, celle d’une révolution vieille d’un siècle, ni même le Maïdan ukrainien, mais le traumatisme post-totalitaire subi par la société russe dans les années 1990, après l’anéantissement des principes et du mode de vie familiers – un traumatisme qui n’est pas entièrement guéri à ce jour (4).

Par ailleurs, la société non seulement n’aspire pas au changement, mais elle n’a pas idée des évolutions qu’elle doit souhaiter (hormis, à la rigueur, la vague impression qu’il faut réduire les gigantesques écarts de revenus et lutter contre la corruption). Il n’y a pas non plus d’organisations faisant autorité et prêtes à encadrer politiquement la contestation. Rappelons que la grande différence entre l’action protestataire et les autres formes d’action politique est, pour la première, la capacité à « produire » un discours et un programme politiques indépendants, proposant un nouveau langage et des mécanismes alternatifs de communication. Il y a cinq ans, le mot d’ordre « Pour des élections honnêtes » avait su réunir les groupes et couches de population les plus divers sur les plans idéologique, politique et social (essentiellement des habitants des deux capitales (5). Les réseaux sociaux avaient alors permis d’organiser la protestation, de simplifier considérablement les relations entre contestataires et, surtout, de « sortir » de l’espace virtuel une pléiade de jeunes activistes publics. On n’observe rien de tel aujourd’hui. Il est notable que, le 26 mars 2017, les manifestations aient ignoré tous les partis d’opposition relevant ou non du système, et que la coordination en ait été assurée par une organisation indépendante, le Fonds de lutte contre la corruption d’Alexeï Navalny. La raison n’en est pas seulement la faiblesse de l’opposition hors système. Elle est bien plutôt à chercher dans la baisse évidente de l’intérêt des Russes pour l’action publique et politique en tant que telle.

Si, au cours de l’année 2012, relativement favorable – comme le montrent les indicateurs de sentiments au niveau social, et alors que le pays n’était pas encore en crise –, 29 % et 44 % des sondés se déclaraient prêts à faire valoir, respectivement, leurs droits politiques et socioéconomiques, ils n’étaient plus que 17 % et 29 % au printemps 2016 (tableau 1). Il n’y a là rien d’étonnant. Les sociologues savent depuis longtemps que les intentions protestataires affichées sont plus élevées dans les années plutôt paisibles qu’en période de crise. Une chose est de se dire prêt à descendre dans la rue et à exprimer ses revendications, lorsque le calme règne dans le pays ou dans telle ou telle région et que rien ne vous menace, une autre, lorsque la situation est plus tendue et que ce genre de manifestation publique peut vous valoir quinze jours, voire une couple d’années, d’incarcération.
Force est aussi de reconnaître que les Russes à même de saisir le lien entre niveau – et, plus encore, qualité – de vie et réalité ou absence des libertés susmentionnées, constituent une minorité. La première action de protestation d’ampleur de ces dernières années, organisée par les camionneurs (2015-2016), l’a clairement montré. Les partis politiques – essentiellement le parti communiste – ont proposé leur aide, mais les contestataires ont refusé toute « politisation » de leurs revendications. Quant aux syndicats, en l’occurrence la Fédération des syndicats indépendants de Russie, ils n’ont pas fait la moindre tentative en ce sens. Les grandes chaînes de télévision ont, pour leur part, purement et simplement ignoré cette action. Pour finir, les camionneurs n’ont bénéficié d’aucun soutien de la population. Tel avait déjà été le cas des médecins, enseignants, collaborateurs de l’Académie des sciences, qui s’élevaient contre les « restructurations » affectant leurs emplois.

Mais l’essentiel est ailleurs : dès le début de leur action, les protestataires en appelaient exclusivement au pouvoir. Et même, pour être précis, au président de la Fédération. Le politologue G. Golossov l’explique par la dépendance absolue de la majorité de la population vis-à-vis de l’État : « L’économie des matières premières a entraîné une augmentation du bien-être principalement pour les couches de la population qui dépendent de l’État – les retraités et les fonctionnaires. Leurs revenus ont connu une hausse plus rapide que tous les autres (6). »

B. Kapoustine explique également les processus en cours par le fait que « le capital s’est libéré du travail », autrement dit par une transformation du capitalisme, passé de la production à un mode d’existence entre spéculation et parasitisme. En conséquence, le capitalisme russe est « allé » plus loin que le capitalisme occidental dans le démontage de la protection des citoyens, la commercialisation de la santé, de l’enseignement et de la culture, la liquidation presque totale du mouvement syndical, la « virtualisation » de la vie, etc. (7).

L’action civique apolitique a le vent en poupe

Il ne ressort toutefois pas de ce qui vient d’être dit que la société russe soit définitivement plongée dans un « sommeil léthargique ». La chute des actions de protestation ne signifie pas la fin de la vie politique et sociale dans le pays. L’intérêt faiblissant pour la « grande politique » relevé par les sondages s’accompagne, notamment chez les jeunes, d’une politisation latente de toutes sortes de subcultures et mouvements informels. Signe des temps, on voit l’action civique apolitique se mettre au goût du jour, en particulier dans les régions, et se transformer qualitativement : elle se fait plus réfléchie, plus motivée socialement ; elle est en outre, pour nombre de militants, complètement désintéressée. Il semblerait que la société russe, surtout sa plus jeune composante, soit lassée de la désunion et de l’égoïsme. C’est d’autant plus précieux si l’on considère que, tout récemment encore, l’action politique et publique qui ne s’accompagnait pas d’avantages directs, matériels ou de carrière, était vue par une partie considérable de la population, y compris les militants – la minorité « évoluée » –, comme profondément marginale.

Ajoutons que la population, notamment les jeunes, ont de plus en plus recours aux technologies de l’information et inscrivent bien souvent leur action dans une logique d’alternative aux institutions politiques traditionnelles. Aussi peut-on s’attendre à voir apparaître, dans un avenir très proche, les formes et les modes les plus divers de défense, par les citoyens, de leurs droits professionnels, socioéconomiques et autres, dont beaucoup auront un caractère informel (passant par la « toile ») et combineront ordre du jour social et politique. Les réseaux sociaux et internet n’ont pas en eux-mêmes un rôle moteur dans l’expression du mécontentement, mais ils créent une structure de liens horizontaux, des ponts originaux entre des groupes divers, qui leur permettent d’agir ensemble pour atteindre tel ou tel but.

Ce type d’interaction n’est pas encore très répandu en Russie. Toutefois, selon P. Bizioukov, éminent expert du Centre pour les droits sociaux et du travail (CSLR), le relatif petit nombre d’actions de protestation (quatre cent neuf mouvements de grève au total pour 2015, dont seulement cent soixante-huit ayant entraîné l’arrêt partiel ou complet de l’entreprise) révèle un changement qualitatif, lié au « passage de protestations locales (microscopiques) au niveau d’une entreprise, à des actions en réseau, réunissant sous les mêmes mots d’ordre les employés de différentes entreprises et organisations, de divers secteurs de production, villes ou régions » (8).

De nombreux chercheurs, dont le politologue bulgare I. Krastev, prêtent aussi attention au processus intensif de « convergence » entre différents mouvements politiques et sociaux – processus qui caractérise avant tout ceux d’entre eux qui luttent en faveur des droits civiques et des droits du travail. Analysant les expériences de manifestations politiques organisées par des jeunes dans des pays aussi divers que les États-Unis, l’Espagne, le Brésil, la Grèce et la Russie, I. Krastev y décèle quelques traits communs. Le premier d’entre eux est ce qu’il appelle la « participation sans représentation » : dans presque aucun des pays mentionnés, les syndicats et partis ayant pignon sur rue n’ont participé à l’organisation de la protestation sociale. Le deuxième trait est leur hétérogénéité idéologique, le troisième – le rôle, sinon dominant, du moins très important de la « classe moyenne globale » dans toutes ces manifestations (9). En d’autres termes, Krastev annonce exactement ce qui est la marque de la contestation, aujourd’hui, en Russie.

Un autre point mérite l’attention : l’apparition de groupes et de couches de la population qui prennent peu à peu conscience du lien dont nous avons parlé entre niveau – et, plus encore, qualité – de vie, et réalité ou absence des libertés politiques. Ils sont particulièrement nombreux parmi ceux que l’on qualifie de « Russes autosuffisants », représentant non une strate sociale à part, plutôt un conglomérat de groupes et couches de la société, dont le signe distinctif est qu’ils n’ont pas besoin du patronage de l’État, qu’ils élaborent leurs stratégies dans l’existence selon leur propre conception de la réussite et des moyens d’y parvenir. Il est à retenir également que les représentants de la plupart de ces groupes socioprofessionnels, affiliés ou non à l’État, déclarent haut et fort qu’ils tiennent à résoudre eux-mêmes leurs problèmes. Seules exceptions, les retraités (ce qui se comprend parfaitement), les ruraux et les ouvriers de l’industrie et du bâtiment. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les plus acharnés à en fournir la preuve sont les ingénieurs et techniciens, les employés de compagnies financières et du secteur des services, ainsi que les étudiants (tableau 2).
Il va de soi que le nombre de ceux qui parviennent réellement à l’autosuffisance est nettement inférieur aux intentions déclarées lors des sondages, surtout lorsqu’il s’agit d’engagement politique et social. Néanmoins, le simple fait qu’il existe dans la société un éventail non négligeable d’individus se percevant comme des citoyens à part entière (même s’ils ne le sont pas vraiment en réalité), et non comme des sujets de l’État, de même que la capacité, ne fût-ce que d’une partie de la société, à vaincre les tendances paternalistes, créent les prémices d’une évolution du pays vers plus d’ouverture et de légalité. En effet, l’apparition d’un type de personnalités autonomes est précisément ce qui donne l’impulsion nécessaire à l’instauration d’une « socialité libre », autrement dit à une société disposant de ses propres mécanismes internes d’intégration, indépendants de l’État et irréductibles à celui-ci (10). Nous n’en sommes aujourd’hui qu’au début de la transformation sociale, mais il faut bien avouer que la partie « autosuffisante » de la société, de même qu’une grande part de l’élite politique et économique, ainsi que la population dans son ensemble, sont quelque peu perdues, désorientées quant au présent et à l’avenir du pays.

Travailleurs « autosuffisants » et « indépendants » des autorités accordent, actuellement, leur préférence à des formes individuelles d’adaptation, plutôt qu’à des actions collectives, tant politiques que purement syndicales. De la même façon, il était prévisible que dans les réponses à la question : « À quel moyen de défendre vos droits êtes-vous prêt à recourir, au cas où ils seraient bafoués ? », les sondés s’en remettent le plus souvent à des formes légales et non-radicales d’autodéfense et d’action politique. Parmi les réponses les plus fréquentes : « Résolution des problèmes par la voie judiciaire » (29 %) ; « Pétitions, requêtes adressées aux organes de pouvoir » (19 %) ; « Recours aux médias » (17 %). Les élections, l’engagement au sein de partis politiques, de syndicats et de formations publiques en tout genre sont évoqués bien plus rarement (12 %, 7 % et 6 % respectivement). En cas de nécessité, une personne interrogée sur dix est prête à prendre part à de vraies actions de protestation, effectuées sous des formes légales (grèves, meetings, manifestations), voire de désobéissance civile pas tout à fait légales mais pacifiques (refus de payer ses impôts ou son loyer et ses charges). Seuls 2 % admettent (du moins en paroles) qu’ils pourraient défendre leurs intérêts les armes à la main.

Comment expliquer la baisse se la contestation

On n’a pas relevé, au cours des quatre dernières années, de changements significatifs dans le choix des formes de défense individuelles et collectives. À une exception près, peut-être : les actions de protestation proprement dites - grèves, meetings, manifestations – sont en baisse (passant de 19 % en 2012 à 11 % en 2016). On notera aussi que près d’une personne interrogée sur deux déclarait que, même si tel ou tel de ses droits et libertés venait à être bafoué, elle ne réagirait pas – pour moitié parce qu’elle ne croit pas à la possibilité de changer quoi que ce soit à la réalité ambiante, pour moitié parce qu’elle s’estime capable de venir à bout, seule, sans intermédiaire, des problèmes et difficultés rencontrés (tableau 3).
En étudiant la probabilité d’une augmentation ou, au contraire, d’une baisse du potentiel contestataire, il importe de prendre en compte non seulement ceux qui affichent clairement leur position, mais aussi le groupe des sondés se déclarant indifférents à toutes formes d’action politique et sociale, y compris protestataire. Ces derniers se révèlent très nombreux : 27 % des personnes interrogées ne croient tout bonnement pas qu’il existe actuellement des moyens efficaces d’agir sur le pouvoir. La plupart optent pour un modèle individuel d’adaptation à leur milieu, à savoir, pour l’essentiel, la classe moyenne urbaine qui devient une force sociale de plus en plus conséquente et ne cesse de croître. Le Russe « moyen » s’oriente aujourd’hui, à tous égards, vers un mode de vie de consommation tranquille, dont les maîtres-mots sont l’aisance et le confort. Il est apolitique et demande avant tout au pouvoir de ne pas « l’embêter ». Toutefois, l’expérience de la formation de ce citoyen « moyen » dans les sociétés en transition a maintes fois démontré qu’en situation de crise, les couches moyennes sont les premières à exprimer leur mécontentement sous les formes les plus radicales, notamment quand les grosses entreprises et l’État font en sorte de se décharger de leurs problèmes sur les PME.

La tendance est aujourd’hui de se replier sur les problèmes privés, de rechercher des niches permettant, si nécessaire, de survivre à des temps difficiles. Le danger est celui d’une éventuelle radicalisation des « petits groupes », ainsi que la légitimation rampante de la violence comme moyen de résoudre les litiges économiques et arme de lutte contre les adversaires politiques. Nous l’avons dit, les radicaux prêts à défendre leurs intérêts les armes à la main sont, en principe, peu nombreux et les chiffres les concernant (entre 1 et 3 %) restent à peu près inchangés depuis des années. Il faut, en outre, faire la part de la bravade, qui caractérise les plus jeunes, et des intentions réelles. Entre les deux, la distance est énorme. Cependant, les exemples de « violences par impuissance » se multiplient ces derniers temps à une vitesse effrayante. Et n’oublions pas, comme l’ont montré les événements dans l’Ukraine voisine, qu’il suffit de cinq ou sept cents personnes pour déstabiliser un pays, si la « violence révolutionnaire » semble non seulement légitime à une grande partie de la population, mais également le seul moyen de faire pression sur le pouvoir. Il convient également de prendre en compte l’avis de certains experts, estimant qu’1-2 % de « passionarias » ont un effet multiplicateur, susceptible d’entraîner 5-7 % de la population à passer à l’action.

À ce point de notre étude se pose légitimement la question de l’éventualité, en cas d’évolution défavorable des événements dans le pays, d’une « situation révolutionnaire » analogue au Maïdan de Kiev. Plus de 70 % des Russes répondent par la négative, suivis de la plupart des experts. Il n’en demeure pas moins que près d’un tiers des sondés estiment que, si les moyens légaux de défendre leurs droits ne donnent pas de résultat, les meetings, manifestations et grèves non autorisés sont acceptables (comme mesure extrême), de même qu’il est possible de bloquer les routes.

On imagine aisément quelle pourrait être, en Russie, la réaction du pouvoir. Pour éviter ce danger dans un contexte où le mécontentement social va croissant, il importe de fixer clairement les limites entre les droits de la population et l’extrémisme. Cela importe d’autant plus que, depuis quelque temps, sous prétexte de combattre l’extrémisme, la « peste orange », etc., on restreint méthodiquement la majeure partie des formes légales d’expression du mécontentement social, voire de la critique des autorités. La limite est pourtant parfaitement claire. Comme l’indique justement V. Inozemtsev, toute action extrémiste se caractérise par un phénomène de leaderisme et d’autoritarisme. Et d’expliquer qu’il serait absurde d’escompter l’apparition de Ieader porteurs des principes démocratiques : « Cela n’arrivera pas, car la démocratie implique de prendre en compte l’avis de la majorité et de la minorité, tandis que les “combattants” de tout poil ne veulent connaître que leurs propres idées ou s’en tiennent à des dogmes religieux. Aucun mouvement radical “de libération” n’a jamais instauré la démocratie où que ce soit, il n’y a donc pas de raison d’attendre un miracle aujourd’hui (11). » Ceux qui prennent part aux mouvements de protestation civique « en appellent, eux, aux principes de la démocratie constitutionnelle, aux droits fondamentaux et à la légitimité démocratique. Cette protestation est donc un moyen de restaurer le lien entre le citoyen et la communauté politique (autrement dit le pouvoir) dans un contexte d’“effondrement” des tentatives légales du premier d’influer sur le second » (12). En d’autres termes, les foyers de résistance apparaissent à l’endroit et au moment où un nombre conséquent de citoyens est convaincu, soit que les canaux légaux existants pour faire pression sur le pouvoir ne peuvent être utilisés, soit que la réponse obtenue n’est pas adaptée à leurs revendications.

Conclusion : la société et l'élite sont toujours plongées dans le désarroi 

Il ressort principalement des recherches les plus récentes de l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences qu’il n’y a pas, actuellement, de réaction lisible de la société à « la nouvelle réalité de crise ». Le présent et l’avenir du pays continuent de plonger la population, de même qu’une grande partie de l’élite politique et économique, dans un certain désarroi. Une part d’inertie demeure, dans l’espoir que tout finira par « se tasser » tout seul, qu’il suffit de patienter sans rien changer véritablement. D’où la baisse de la contestation, tant sociale que politique. Parallèlement, on prend de plus en plus conscience que, sans une révision sérieuse des stratégies et priorités qui ont fait leurs preuves au cours de la précédente décennie relativement prospère, le pays a peu de chances de surmonter la crise et d’aller de l’avant. La société approche de la limite au-delà de laquelle, soit elle acceptera définitivement l’ordre des choses en vigueur, soit les gens se mettront à chercher des voies et des moyens d’influer plus activement sur la vie autour d’eux. Le choix se présentera avec d’autant plus de force que les défis, de plus en plus nombreux, auxquels est confronté le pays et auxquels, d’ores et déjà, l’État ne peut répondre seul, nécessiteront objectivement l’énergie créatrice autonome de la société.

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1. Iouri Levada, « Tcheloviek nedovolny : protest i terpenie » [L’homme mécontent : contestation et patience], n° 6 (44), 1999, pp. 7-13.

2. Base empirique constituée des données de la veille de l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences 2012-2016 sur un échantillon représentatif de la population (N = 4000), par régions, puis par sexes, âges, niveaux d’études et types d’établissement humain.

3. « Dieu nous préserve du soulèvement à la russe, absurde, impitoyable ! », Alexandre Pouchkine, La fille du capitaine, à propos de la révolte de Pougatchev qui, au XVIIIe siècle, menaça le trône de Catherine II.

4. Pour plus de détails, voir P. Chtomka, « Koultournaïa travma v postkommounistitcheskoï obchtchestve » [Le traumatisme culturel dans la société postcommuniste], Sotsiologuitcheskie issledovania, n° 2, 2001 ; V. Fedotova, « Rousskaïa apatia kak protivostoïanie khaossou » [L’apathie russe comme résistance au chaos], Polititcheski klass, n° 1, 2005.

5. Moscou et Saint-Pétersbourg.

6. G. Golossov, « Televizor ne pomojet. Potchemou ekonomitcheskoïe nedovolstvo v Rossii obretcheno na politizatsiou » [La télévision ne sera d’aucun secours. Pourquoi le mécontentement économique est voué à la politisation en Russie], Slon, 2015, https://slon.ru/posts/60502

7. B. Kapoustine, « Potchemou demokratia perestaïot rabotat : politekonomitcheski vzgliad na sovremenny mir » [Pourquoi la démocratie cesse de fonctionner : regard politique et économique sur le monde actuel], Rousski journal, 9 novembre 2011.

8. P. Bizioukov, Veille du TsSTP, « Troudovyïe protesty v Rossii »[Protestations professionnelles en Russie], octobre-novembre 2015 ; Vsio o troudovykh pravakh [Tout sur les droits du travail] http://trudprava.ru/monitoring/1568

9. I. Krastev, « O politike protesta v epokhou globalizatsii : oukhod, choum i neloialnost » [De la politique de la contestation au temps de la mondialisation : repliement, bruit et déloyauté], Polit.ru, 2015, http://polit.ru/article/2015/05/06/krastev

10. T. Vorojeïkina, « Avtoritarny rejim i obchtchestvo : razrouchenie ili soprotivlenie » [Régime autoritaire et société : destruction ou résistance], Polit.ru, http://polit.ru/article/2016/06/05/authoritarianism/

11. V. Inozemtsev, « Terrorizm kak “osvoboditelnaïa” borba: novaïa vstretcha so starym fenomenom » [Le terrorisme comme lutte « de libération » : nouvelle rencontre avec un vieux phénomène], Svobodnaïa mysl XXI, n° 9 (1559), 2005, p. 23.

12. J. Cohen, A. Arato, Société civile et théorie politique, traduit de l’anglais, Vies mir, Moskva, 2003, pp. 749-750.