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E) Miscellannées franco-russes

Alexandre Sumpf
1 novembre 2017

Le corps expéditionnaire russe en France

L’alliance franco-russe voulue par le tsar Alexandre III en 1892, consolidée par les Britanniques entre 1904 et 1907, induit des rapports économiques, militaires, diplomatiques et culturels. Durant le premier conflit mondial, ces aspects se nouent en particulier dans l’épopée singulière du Corps expéditionnaire russe (CERF) envoyé combattre sur le front de France en 1916 (1).

En 1915, le constat de l’ampleur des pertes militaires fait imaginer aux autorités françaises le recours aux « immenses réserves » russes – d’abord pour le front de Salonique, où l’on compte que l’apparition de l’uniforme russe impressionnera les Bulgares. Puis le président du Conseil Aristide Briand émet l’idée d’engager les soldats du tsar sur le front de France, afin d’écraser l’ennemi par le nombre. En Russie, cette requête flatte certains hommes politiques, qui se plaisent à croire que les Alliés ne peuvent rien sans les Russes et rappellent en toute occasion le sacrifice de l’armée impériale, lancée en Prusse-Orientale au bout de deux semaines de conflit.

La volonté politique triomphe des réticences légitimes de l’état-major. Le 15 décembre 1915, à Petrograd, Paul Doumer, président de la Commission de la guerre au Sénat, arrache à Nicolas II la promesse de l’envoi de quatre cent mille hommes, transportés par les navires français ayant acheminé en Russie les fusils que la France livre enfin. L’accord s’assortit de conditions : le financement intégral par la France, la réussite préalable de l’envoi d’un premier contingent, le commandement d’unités déjà formées assuré par des officiers russes et la fourniture aux soldats du fusil réglementaire français (et non du Lebel de 1874 fourni aux troupes du tsar).


Le CERF consiste en quatre brigades spéciales : la 1e et la 3e sont dirigées vers la France, la 2e et la 4e sont envoyées à Salonique au secours de l’armée serbe. La 1e brigade, formée en janvier 1916, se compose de deux régiments : le premier, venu de Moscou, concentre une belle proportion d’ouvriers ; le second recrute à Samara et dans le bassin de la Volga. Les officiers, tous volontaires, parlent le français ; les hommes de troupe ont été choisis pour leur physique et leur niveau d’instruction. La 3e brigade, elle, se compose de soldats servant dans les unités du front, dont certains vétérans des combats en Mandchourie de 1904-1905. Le mode de recrutement combine sélection par les cadres et volontariat ; la plupart des soldats ignorent la mission assignée.

On les transfère en Transsibérien vers Dalian en Chine, puis ils naviguent plusieurs semaines dans des contrées, des climats et des senteurs fort exotiques. Le 30 avril 1916, émerveillés et épuisés à la fois, les Russes de la 1e brigade débarquent à Marseille après ce périple dont les grandes étapes ont été Saigon, Singapour et Djibouti. Ils sont accueillis par les vivats de la foule. Signe des fortes tensions qui affectent l’armée russe, le commandant Krause est lynché par ses soldats au camp des Aygalades (Marseille) le 15 août 1916 – résultat des conditions extrêmes du voyage et des restrictions de déplacement immédiatement imposées en France.

Les soldats sont intégrés à l’habitus de l’armée française dont ils portent l’équipement. On leur attribue des marraines de guerre, et ils font leurs classes au camp de Mailly aux mois de mai et juin. Ils apportent une touche russe à la guerre en France. Des soldats ont tenu à emmener avec eux l’ours Michka, mascotte du 5e régiment ; ils multiplient les occasions de donner en spectacle leurs danses typiques. Ils entrent aussi en contact avec les révolutionnaires russes exilés en France. La bibliothèque Tourgueniev de Paris sert de point de ralliement pour les permissionnaires et de centre de diffusion des informations, avec l’édition du périodique en langue russe Le Soldat russe en France. L’acclimatation est achevée le 25 juin 1916, quand la 1e brigade, incorporée à la IVe Armée, prend part à son premier combat dans le secteur d’Auberive. C’est le début de trois mois et demi de présence ininterrompue au front, en attendant la relève de la 3e brigade. Les combats et bombardements près du fort de la Pompelle font régulièrement des victimes, mais ce n’est rien en comparaison de l’offensive Nivelle.

Avec la révolution de Février en Russie, la bataille du Chemin des Dames en avril, puis l’écrasement de la rébellion dans le camp de La Courtine à la mi-septembre, les volontaires russes voient leur singulière destinée totalement bouleversée en 1917. Les 1er et 2e régiments de la 1e brigade occupent l’extrémité du flanc droit de l’offensive Nivelle, juste au nord de Reims. Basés à Saint-Thierry, les Russes doivent prendre les positions allemandes renforcées autour du fort de Brimont. C’est d’en face, depuis le poste de commandement du bois de Chauffour, que le peintre Alexandre Zinoview suit minute par minute l’assaut donné à six heures du matin, le 16 avril 1917, sous des flocons de neige (2). Les deux unités s’élancent à l’assaut du canal, puis s’emparent du village de Courcy au terme de combats acharnés. Ce succès, l’un des rares de l’offensive, ne permet pas de rompre le front, car les Allemands ont su résister tout autour. Or cette avancée sans lendemain coûte cher aux Russes : les pertes s’élèvent à trois mille hommes, dont sept cents tués et deux mille trois cents hommes mis hors d’état de combattre.

L’éloignement retarde le bouleversement du CERF par la vague révolutionnaire, mais les soldats accueillent la nouvelle donne avec une ferveur révélatrice. Si l’ordre n°1 du Soviet ne parvient que le 16 avril en France, l’information a été propagée par les activistes socialistes russes en exil gravitant autour des cantonnements. Alors que l’armée française doit faire face à des mutineries – dans lesquelles les Russes ne jouent aucun rôle moteur (3)  –, des comités se structurent, surtout destinés à maintenir la discipline des unités. Cet équilibre temporaire se rompt lorsque le commandement russe et les autorités françaises interdisent tout rassemblement à l’occasion du Premier Mai. Les soldats souhaitaient imiter leurs camarades restés au pays et lancer leur révolution.

Ni les Français, inquiets de la tournure des événements au Chemin des Dames, ni les officiers russes, ni Kerenski n’entendent laisser se développer la liberté anarchique régnant en Russie. L’état-major français décide de sécuriser le front et d’isoler les soldats du CERF des agitateurs radicaux. Il choisit de cantonner la 1e brigade, la moins disciplinée, au camp de La Courtine, logé sur le plateau de Millevaches (Creuse), où les premiers contingents arrivent le 26 juin 1917. Menés par des sous-officiers tels Globa et Baltaïs, les soldats s’emparent d’emblée du pouvoir. Ils gèrent les affaires du camp et établissent des relations cordiales avec les villageois alentour. Il en va autrement à Felletin, distant de quelques kilomètres, où les officiers de la 3e brigade maintiennent leur emprise.
Des volte-face très politiques



Après avoir autorisé le retour du CERF en Russie, Kerenski fait volte-face et entend désormais éviter que ces « mauvais » révolutionnaires ne pourrissent une situation déjà troublée. Il laisse les Français régler la question : leurs mesures violentes rompent avec la patience préconisée au départ par le général Comby (4). Du 16 au 19 septembre 1917, sept cent cinquante soldats parmi les plus sûrs de la 3e brigade, encadrés par des conseillers militaires français et équipés de six canons de 75, donnent l’assaut contre leurs camarades. On dénombre officiellement neuf victimes (sans doute quelques dizaines en réalité), touchées par l’artillerie plutôt que tuées en corps-à-corps – même si, le 18 septembre, la réduction du dernier bastion a donné lieu à de féroces combats.

Le commandement offre alors trois possibilités aux soldats du CERF : continuer à se battre sur le front en France, participer à l’effort de guerre au sein de compagnies spéciales de travail, ou subir la détention. On règle d’abord le sort des « incorrigibles », soumis à la justice militaire. Les autorités militaires enferment trois cents hommes au camp de Bourg-Lastic et deux cent quarante-neuf à l’île d’Aix, tandis que cent trois autres attendent leur procès à Bordeaux. En décembre 1917, deux cent cinquante soldats et officiers forment la Légion russe pour l’honneur et reprennent le combat. Elle comptera jusqu’à mille six cents combattants et participera, durant l’automne 1918, à la prise du saillant de Saint-Mihiel aux côtés des troupes américaines.

Les treize à quatorze mille anciens soldats qui ont opté pour les compagnies de travail connaissent, quant à eux, un sort assez comparable à celui des prisonniers de guerre allemands. Ils touchent trois francs pour huit heures de travail par jour et une ration équivalant à une fois et demie celle d’un combattant. Institutions et entreprises françaises luttent pour en obtenir le plus grand quota, alors que cette ressource n’est pas inépuisable et que les problèmes de discipline et de productivité se multiplient, en particulier sur les chantiers de voirie et de coupe de bois. Ils sont rejoints par les prisonniers de guerre évadés, qui ont commencé à affluer au début de 1915, un flux qui s’élève brusquement à trente-trois mille hommes qui ont profité de la révolution allemande du 9 novembre 1918 pour passer la ligne de front. Certains Russes s’intègrent bien, notamment dans les fermes, au point de se marier, d’avoir des enfants et de solliciter l’autorisation de rester en France par l’intermédiaire de leurs parents.

Une dernière catégorie de combattants russes est présente sur le territoire français. Les blessés ont été aux avant-postes de la diffusion des nouvelles de la révolution, constituant des comités et envoyant de la presse illégale au front. Ils sont pris en charge par les ambulances russes, puis dirigés vers les hôpitaux russes de Paris, Vanves, Rennes, Saint-Sevran, Cannes, Hyères ou Nice. En décembre 1917, on recense 1 867 malades et blessés, 518 réformés, 1 194 convalescents, 106 invalides. Ils sont soignés par du personnel médical russe issu de la meilleure société, qui sert ainsi patrie d’origine et pays d’adoption. Les problèmes de discipline et les malentendus avec les officiers français, ainsi que le travail d’agitation politique, créent des situations de conflit qui virent à la grève et aux brutalités.

En décembre 1917 commence la déportation vers les bagnes d’Algérie de 4 338 hommes depuis la France et 5 044 hommes depuis Salonique, où les 2e et 4e brigades ont aussi été réprimées. Les soldats expérimentent en Algérie le régime pénitentiaire français, un Biribi digne de Darrien, si l’on en croit les descriptions livrées par des vétérans dans un recueil publié en russe (5). Réfractaires en France, ces mêmes hommes acceptent de collaborer en Algérie, signe d’une très forte contrainte physique. Le camp de Kreider et ses tentes plantées dans le désert, où 2 500 Russes souffrent de la soif, du soleil, de la mauvaise alimentation et, surtout, du régime disciplinaire, est un bon révélateur de l’épreuve endurée. Le statut de ces soldats reste hors cadre : ils ne sont ni prisonniers de guerre, ni jugés par la justice militaire, ni libérables.

Le renvoi des anciens du CERF dans leur patrie d’origine prend un tour éminemment politique. Dans le contexte du règlement de la paix et de la guerre civile russe, la négociation particulière entre la France et la Russie bolchevique traîne en longueur (6). Le retour d’Algérie s’étend sur dix-huit mois au total, jusqu’au 3 octobre 1920. Les Français expédient ces hommes dans les territoires contrôlés par les Blancs, prévoyant qu’ils s’engageront contre les Rouges dans la guerre civile. C’est oublier que cette troupe a affiché sa volonté de cesser le combat. Dès décembre 1918, la flotte française transfère un bataillon de six cents hommes et dix-neuf officiers du CERF pour soutenir Denikine. Néanmoins, seuls les officiers sont réellement volontaires car les hommes ont été souvent contraints ou ont opté pour ce choix afin de regagner la Russie. À la fin de novembre 1919, mille deux cents auront de la sorte rejoint les rangs de la « contre-révolution », dans le Sud, mais aussi dans la Sibérie de Koltchak où débarque le général Lokhvitski, ancien commandant en chef du CERF. Pourtant, le 4 janvier 1920, Denikine demande personnellement aux Français de ne plus lui envoyer de soldats russes indisciplinés, qu’il accuse de semer le trouble à Odessa ou de rejoindre les Verts – paysans insurgés contre Rouges et Blancs. La trajectoire sinueuse du sous-officier Rodion Malinovski, futur ministre de la Défense de Khrouchtchev, qui navigue en France entre Légion pour l’Honneur et désertion, et en Russie entre Blancs et Rouges, témoigne des hésitations de ces combattants qui, une fois rentrés dans leur patrie, aspirent sans doute avant tout à revenir à la vie civile (7).

En dépit du petit nombre d’hommes et d’une expédition peu présente dans le discours de mobilisation de guerre, les studios soviétiques ont produit pas moins de deux fictions au sujet du CERF (8). Les deux films instruisent le procès de l’encadrement de l’unité, donc, par glissement, des officiers qui ont fui la Russie rouge après la guerre civile, vénaux et prêts à trahir le peuple. Sniper, qui a eu le privilège d’être projeté à Henri Barbusse le 28 septembre 1932 à Moscou (9), ne décrit pas vraiment l’étrange séjour des Russes en France. Les Condamnés, réalisé en pleine vague pacifiste en Europe, choisit aussi de ne pas montrer de Russes combattant les Allemands en France et mêle plusieurs épisodes de façon assez singulière. On imaginerait que le film aurait surexposé le rôle des divisions spéciales russes au Chemin des Dames, la mutinerie, la liquidation de l’émeute au camp de La Courtine, le refus collectif de rentrer se battre avec Denikine ou encore l’exploitation cruelle par les colons français. Au lieu de cela, la révolte est matée par les tirailleurs sénégalais sans effusion de sang, les mutins s’emparent du bateau qui doit les mener au bagne colonial et le détournent vers la Russie rouge. Probablement exploité avec très peu de copies disséminées dans quelques cités, le film n’est pas resté dans les mémoires en dépit de la référence à la place conquise de force par l’URSS en Europe et d’un propos peu fréquent sur la destinée des prisonniers de guerre russes.

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1. Jamie Cockfield, With Snow on Their Boots. The Tragic Odyssey of the Russian Expeditionary Force in France During World War I, St Martin Press, New York, 1999. Rémi Adam, Histoire des soldats russes en France 1915-1920. Les damnés de la guerre, L’Harmattan, Paris, 1996. Cette épopée est surreprésentée dans les rares récits laissés par les anciens combattants russes de la Grande Guerre. Artur Vavilov, Zapiski soldata Vavilova [Les carnets du soldat Vavilov], Gosizdat, Moskva, 1927. A. Kozlov, Prodannye za snariady [Vendus pour des obus], Gosizdat, Leningrad, 1931. La première histoire a été écrite par l’ancien général, devenu historien en exil, Youri Danilov, Russkie otriady na frantsouzskom i Makedonskom frontakh (1916-1918 gg.) [Des détachements russes sur les fronts français et macédonien (1916-1918)], Izdanìe Soïouza ofitserov outchastnikov voïny na frantsouzskom fronte, Paris, 1933.

2. « Alexandre Zinoview : le théâtre de la guerre », Exposition de l’Historial de la Grande Guerre, Péronne, avril-novembre 2017. Commissariat : Alexandre Sumpf et Cécile Pichon-Bonin.

3. André Loez, 1914-1918. Les refus de la guerre, Gallimard, Paris, 2010, p. 154.

4. André Poitevin, La Mutinerie de La Courtine. Les régiments russes révoltés au centre de la France en 1917, Payot, Paris, 1938.

5. Na tchoujbine. Sbornik proizvedeniï rousskikh voinov, 1914-1919 [En terre étrangère. Recueil d’œuvres de combattants russes, 1914-1919], GIZ, Moskva-Leningrad, 1927.

6. À ce sujet, voir les travaux de Hazuki Tate dans le cadre de sa thèse de doctorat : « Le Comité international de la Croix-Rouge et les autorités interalliées face aux rapatriements des prisonniers de guerre au lendemain de la Première Guerre mondiale (1918-1929) : les enjeux humanitaires et politiques autour d’une question internationale » (EHESS, sous la direction de Gérard Noiriel).

7. Rodion Malinovski, Soldaty Rossii [Soldats de Russie], Voïenizdat, Moscou, 1969.

8. Obretchennye/Rousskie vo Frantsii [Les condamnés. Les Russes en France] (Lev Puch, Goskinprom Grouzii, 1931, 1 850 m). Snaïper [Sniper] (Semion Timochenko, Sovkino Leningrad, 1931, 74 min, son mono). Sur la mémoire de la Grande Guerre dans le cinéma soviétique, voir Alexandre Stumpf, «The Great War in Soviet Interwar Films: How to Forget (or Not)», in Murray Frame, Boris Kolonitskii, Steven G. Marks and Melissa K. Stockdale, eds., Russian Culture in War and Revolution, 1914-22. Book 2: Political Culture, Slavica Publishers, Bloomington (IN), 2014, pp. 273-296.

9. Letopis rossiïskogo kino [Chronique du cinéma russe], tome 2, Moskva, Materik, 2007, p. 185.