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A) Politique étrangère & défense

Michaël Levystone
1 novembre 2019

Russie-Kirghizstan : clientélisme ou captivité larvée ?

Seul État d’Asie centrale avec le Kazakhstan à siéger au sein des trois principales organisations régionales pilotées par Moscou – l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) et l’Union économique eurasiatique (UEEA) – et à abriter une conséquente minorité russe (12 % de sa population), le Kirghizstan ne peut se targuer d’avoir des relations aussi stables avec la Russie. La principale raison tient au particularisme de ce pays, république démocratique et parlementaire cernée par des régimes présidentiels forts, dans lesquels Moscou voit des gages de stabilité sur le plan intérieur et de linéarité en politique étrangère. Indubitablement, le Kirghizstan indépendant a connu une trajectoire mouvementée. Il est le seul pays de la région à avoir vécu une « révolution de couleur » (la Révolution des Tulipes en 2005) et renversé deux présidents (1) (Askar Akaïev en 2005, son successeur Kourmanbek Bakiev en 2010), sur fond de récurrentes tensions interethniques. 

De multiples liens de dépendance envers la Russie

750 000 ressortissants kirghizstanais travaillent officiellement à l’étranger. Le marché russe capte à lui seul 80 % de cette main-d’œuvre, dont les transferts d’argent vers le Kirghizstan (un peu plus de 2 milliards de dollars sur les dix premiers mois de l’année 2018) contribuent à près d’un tiers de son produit intérieur brut. Comme l’ont démontré la récession de 2014-2015 (qui y amplifia d’1,5 % le taux de pauvreté) et la crise de 2009 (baisse des remises de fonds, retour d’une partie des travailleurs expatriés, dont on ne peut exclure qu’ils aggravèrent les tensions aboutissant au renversement du président Bakiev), le Kirghizstan est particulièrement sensible aux convulsions de l’économie russe. Par ailleurs, face à Moscou, Bichkek accuse un déficit commercial d’1,18 milliard de dollars en 2017 et une dette de 300 millions de dollars (même s’il a été convenu de son effacement progressif avant 2025). Dans l’ensemble, le Kirghizstan reste tributaire de la politique d’investissement russe, dont la création, le 24 novembre 2014 à Bichkek, d’un Fonds de développement capitalisé à hauteur d’un demi-milliard de dollars constitue un exemple intéressant. Destiné à moderniser l’économie du Kirghizstan pour en accélérer l’intégration au sein de l’UEEA, il finance notamment des projets agricoles, énergétiques et industriels.

Le Kirghizstan accuse également des liens de dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, qui, depuis les années 2000, s’est servie de ses grands groupes pour s’y imposer comme l’acteur monopolistique dans les secteurs pétrolier (Rosneft, Lukoil et Gazprom Neft) et gazier (Gazprom (2)). Le bilan de la politique énergétique russe au Kirghizstan se veut en revanche plus contrasté dans le domaine de l’hydro-électricité.

Enfin, pauvre en effectifs et en équipements modernes, soumis à d’importants risques sécuritaires (vallée de Fergana, menaces terroristes en provenance d’Afghanistan voire de Syrie), le Kirghizstan a besoin de l’assistance militaire russe. La coopération bilatérale recouvre un large spectre de domaines : vente d’armements à tarifs privilégiés (permise par l’adhésion de Bichkek à l’OTSC) ; formation d’officiers dans les académies militaires russes ; modernisation des défenses frontalières du Kirghizstan pour lutter contre l’immigration clandestine et les trafics de drogue (conclusion en 2015, dans le cadre de l’UEEA, d’un accord intergouvernemental d’assistance technique prévoyant la livraison, entre décembre 2018 et janvier 2019, de matériels militaires et l’allocation d’une aide d’environ 48,5 millions de dollars pour l’équipement technique de la partie kirghizstanaise des frontières de l’UEEA) ; location de sites et d’infrastructures pour le compte de l’armée russe (polygone de tirs de torpilles à Karakol, station de liaison de la Marine russe à Tchaldovar, laboratoire d’études sismiques à Maïlouou-Souou et base aérienne des Forces collectives d’intervention rapide de l’OTSC à Kant – dont l’extension est actée le 28 mars 2019, lors de la visite d’État de Vladimir Poutine au Kirghizstan). Le Kirghizstan participe, en outre, régulièrement aux exercices militaires communs organisés dans le cadre de l’OTSC. Deux de ces programmes récents se sont même déroulés sur son sol : « Nerouchimoïé bratstvo-2014 » (exercice des Forces de maintien de la paix de l’OTSC, juillet-août 2014) et « Issyk-Koul-Antiterror-2018 » (exercices conjoints de repérage, d’identification et de neutralisation de cellules dormantes de groupes djihadistes par les services spéciaux des États membres de l’Organisation, septembre 2018). Quant à la question lancinante de l’ouverture d’une deuxième base militaire russe au Kirghizstan – reflet des craintes de la Fédération quant au risque d’essaimage, via ses républiques ciscaucasiennes, de l’islamisme centrasiatique –, elle pourrait converger avec les intérêts sécuritaires d’un autre acteur extérieur particulièrement présent au Kirghizstan.

La Chine en embuscade

Le nationalisme ouïghour, qui malmena les autorités chinoises au Xinjiang jusqu’au milieu des années 2010, dispose de relais au Kirghizstan, raison pour laquelle Pékin ne verrait pas forcément d’un mauvais œil l’ouverture d’une deuxième base militaire russe (idéalement, spécialisée dans le contre-terrorisme) dans un pays où elle a, de surcroît, des intérêts économiques. La Chine est ainsi le premier partenaire commercial du Kirghizstan (5,7 milliards de dollars d’échanges commerciaux réalisés en 2016, contre 1,2 milliard pour les échanges russo-kirghizstanais), dont elle détenait plus de 40 % de la dette extérieure durant l’été 2017 et où elle continue d’investir (énergie, construction, infrastructures).

C’est précisément sur le volet économique que le Kirghizstan pourrait être une pomme de discorde entre Moscou et Pékin. Bichkek met à profit son appartenance à l’UEEA pour importer de Russie du pétrole et des produits raffinés sans droits d’accise (cf. l’accord du 6 juin 2016) et y « sécuriser » la situation de ses travailleurs émigrés (facilités pour la délivrance de visas que ne connaissent pas leurs homologues tadjikistanais). De son côté, Moscou se sert de l’UEEA pour opposer aux velléités chinoises d’expansion économique des mesures protectionnistes (tarif extérieur commun), afin de préserver ses intérêts au Kirghizstan. Or, vu de Pékin, ce pays ne constitue pas seulement la porte d’entrée de ses produits vers l’ensemble du marché centrasiatique ; il est de surcroît appelé à devenir l’une des étapes incontournables des nouvelles « Routes de la soie ». Symbole de la lutte d’influence économique que se livrent actuellement Moscou et Pékin à l’échelle de l’Asie centrale – le Kazakhstan est également membre de l’UEEA, le Tadjikistan a vocation à le devenir –, le Kirghizstan pourrait être annonciateur d’une érosion du duumvirat russo-chinois dans la région, en dépit de la volonté des présidents Poutine et Xi d’articuler les deux projets, annoncée en mai 2015.

Dans l’immédiat, il incombe à la nouvelle équipe au pouvoir à Bichkek de manier avec précaution la formule jadis employée par Askar Akaïev, premier président de la République du Kirghizstan : « Les petits pays ont besoin d’amis puissants » – sous peine de s’en retrouver le client captif.

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1. Quand le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan n’ont connu que deux présidents de la République depuis 1991, le Kirghizstan en a élu cinq (dont une femme, Roza Otounbaïeva).

2. On mentionnera notamment la signature d’un accord de partenariat pour une durée de vingt-cinq ans avec le gouvernement kirghizstanais le 16 mai 2003, l’attribution d’une licence pour l’exploitation des gisements de Kougart et de Vostotchny Maïlissou IV en février 2008, enfin le rachat pour un dollar symbolique de l’opérateur public gazier Kirghizgaz, en échange de l’effacement de ses dettes (40 millions de dollars), de la modernisation des réseaux gaziers au Kirghizstan (un investissement de 20 milliards de roubles est annoncé sur cinq ans) et de livraisons automatiques de gaz.