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A) Politique étrangère & défense

Nicolas Kazarian
1 novembre 2019

Les enjeux de l’autocéphalie de l’Église ukrainienne pour la Russie

La proclamation de l’autocéphalie de l’Église orthodoxe d’Ukraine par le Patriarcat œcuménique de Constantinople en janvier 2019 ne relève pas d’une simple querelle byzantine. Cet événement a pour effet de faire évoluer l’équation géopolitique de l’orthodoxie mondiale. La superposition, voire la combinaison, des dimensions religieuses et séculières nécessite un décryptage qui ne saurait les isoler. Pour la Russie, l’indépendance ecclésiale de l’Ukraine est une provocation au niveau tant local et régional que mondial. Mais avant d’analyser les défis de cette nouvelle réalité pour Moscou, il convient de décrire rapidement les éléments ayant conduit à la création de la quinzième Église orthodoxe autocéphale.

Mettre fin aux schismes ukrainiens

Pour le Patriarcat œcuménique de Constantinople, dont le patriarche œcuménique Bartholomée est à la tête depuis plus de vingt-cinq ans, il s’agissait de mettre fin aux schismes qui divisaient les trois branches séparées de l’orthodoxie ukrainienne. En effet, à l’indépendance de l’État ukrainien promulguée en 1991, a répondu le désir d’une Église orthodoxe non soumise au joug spirituel du Patriarcat de Moscou. Face à cette nouvelle situation géopolitique, une Église orthodoxe ukrainienne est créée en 1992, appelée Patriarcat de Kiev, avec à sa tête le patriarche Philarète. Cette dernière est séparée de l’Église russe qui continue simultanément à posséder sa propre juridiction sur le territoire ukrainien. Face aux représentants du Patriarcat de Moscou et à ceux du Patriarcat de Kiev, il faut aussi ajouter les membres de l’Église autocéphale ukrainienne, fruit d’un schisme survenu en 1920, mais dont la postérité s’est surtout construite dans la diaspora, notamment en Amérique du Nord. Le Patriarcat de Kiev et l’Église autocéphale ukrainienne étaient considérés par les autres Églises orthodoxes comme schismatiques.

Le Patriarcat œcuménique a donc répondu aux demandes répétées des autorités publiques ukrainiennes – présidence et parlement – d’octroyer l’indépendance ecclésiale aux orthodoxes ukrainiens. Depuis 2016, celles-ci n’ont cessé de faire valoir la légitimité de cette requête aux fins de souveraineté nationale par rapport à l’influence du Kremlin, en réaction notamment aux événements survenus en 2014 : la révolution de Maïdan, l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass. L’ancrage géographique de l’Ukraine en fait un pays constamment tiraillé politiquement et spirituellement entre l’Orient russo-slave et l’Occident européen. Préalablement à l’octroi de l’autocéphalie, le Patriarcat de Constantinople devait réintégrer dans la communion ecclésiale les deux branches non canoniques de l’orthodoxie ukrainienne. Ce geste lui vaut d’être accusé par l’Église russe d’être tombé lui-même dans le schisme.

La force du poids démographique

Plus qu’un défi purement spirituel pour le Patriarcat de Moscou et le Kremlin, l’Ukraine constitue aussi un enjeu démographique. D’après le Pew Research Institute, la population orthodoxe d’Ukraine représentait, en 2010, 34 870 000 personnes, soit près d’un tiers du nombre total des orthodoxes en Russie. L’Ukraine est le deuxième pays abritant la population orthodoxe la plus importante du monde, juste après la Russie et avant la Roumanie, la Grèce, la Serbie (1)... Il importe de comprendre que la force de l’Église russe aujourd’hui ne dépend pas seulement de sa proximité avec l’État : elle est en grande partie dépendante de son poids démographique à l’échelle mondiale. Avec l’Ukraine, le Patriarcat de Moscou peut se prévaloir de représenter à lui seul près de la moitié du monde orthodoxe, tout en ayant le contrôle du berceau symbolique de la foi chrétienne reçue de Byzance au Xe siècle. Jean-François Colosimo synthétise de la manière suivante les enjeux opposant le Patriarcat œcuménique à celui de Moscou : « Moscou se revendique de l’histoire politique pour perpétuer un lien de dépendance que les Ukrainiens refusent dorénavant en grande majorité, y compris une partie notable des orthodoxes qui composent la première confession du pays. Constantinople argue, de son côté, de l’histoire religieuse : en tant qu’“Église mère”, évangélisatrice de la Kiev médiévale, elle n’a jamais concédé formellement ce territoire au Patriarcat de Moscou, qui lui doit par ailleurs son existence et, en répondant aux aspirations du peuple ukrainien, elle déclare accomplir sa fonction d’arbitrage » (2).

Au-delà de l’Ukraine, un enjeu de pouvoir sur l’orthodoxie mondiale

L’autocéphalie de l’Église orthodoxe en Ukraine doit être comprise et mesurée à l’aune d’une orthodoxie répondant, au travers du Saint et Grand de l’Église orthodoxe réuni en Crète en juin 2016, au scepticisme de la postmodernité. Le Patriarcat de Moscou avait joué la carte du suivisme en s’alignant sur les positions de trois autres Églises (Géorgie, Bulgarie et Antioche) qui avaient fait savoir qu’elles n’y assisteraient pas, malgré des préparatifs de plus de cinquante ans. Ce retrait de l’Église russe était un confortable moyen de dire au Patriarcat de Constantinople son désaccord, tout en minimisant l’autorité de ce dernier en tant que première dans la communion des Églises orthodoxes.

Mais de cette séquence conciliaire a émergé le besoin de réinvestir la notion même de primauté au sein de l’orthodoxie. La question ukrainienne devenait alors centrale dans la définition et la promotion des droits canoniques et historiques du Patriarcat œcuménique de présider à la destinée et à la naissance d’une nouvelle Église locale. Outre la dimension proprement politique de la division des orthodoxes d’Ukraine, il s’agissait avant tout pour le patriarche œcuménique Bartholomée d’être la personnalité par laquelle l’unité du monde orthodoxe ukrainien devait intervenir. Le concile (sobor) d’unification qui s’est tenu à Kiev en décembre 2018 était une étape cruciale dans l’octroi du statut d’autocéphalie. Force est de constater que malgré les interventions appuyées de l’État, une petite poignée de hiérarques du Patriarcat de Moscou a assisté à la rencontre. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que le bras droit du patriarche Philarète, le métropolite Épiphane, soit finalement élu primat de cette nouvelle Église, laissant aussi craindre l’apparition d’une forme de nationalisme ukrainien. C’est du moins ce que décrit tout particulièrement le Patriarcat de Moscou. En revanche, comme le fait remarquer Stéphane Siohan, « dans les mois ou les années qui suivront, la séparation de l’Ukraine du monde spirituel russe pourrait être une des plus grandes avancées pour l’indépendance du pays » (3).

La question de l’autocéphalie en Ukraine fait naître de nombreuses interrogations non seulement sur l’avenir de l’orthodoxie dans le pays et la survie ou non d’une juridiction ecclésiale dépendant du Patriarcat de Moscou ; mais elle sert aussi de catalyseur à un phénomène sans doute plus profond et identifié par Jean-François Colosimo comme « le divorce déjà entamé entre [le patriarche] Cyrille et Poutine. » (4)   Les incertitudes nées à la suite de l’élection présidentielle de mars-avril 2019 en Ukraine, qui a porté Volodymyr Zelensky aux plus hautes fonctions de l’État, devront être prises en compte avec attention.

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1. “Orthodox Christianity in the 21st Century”, Pew Research Center, November 8, 2017, p. 22.

2. Jean-François Colosimo, La crise orthodoxe (2) Les convulsions, du XIXe siècle à nos jours, Fondation pour l’innovation politique, décembre 2018, p. 29.

3. Stéphane Siohan, « L’Ukraine à la recherche du berceau national », in Olivier Da Lage, L’essor des nationalismes religieux, Demopolis, Paris, 2018, p. 341.

4. Jean-François Colosimo, op. cit., p. 30.