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B) Politique intérieure & société

Anne Gazier
1 novembre 2019

Le système judiciaire et pénitentiaire russe

En 1991, peu avant la fin de l’URSS, une vaste réforme judiciaire a été décidée en Russie. D’une ambition comparable à celle qu’avait menée Alexandre II au XIXe siècle, elle visait à instaurer une justice conforme à une démocratie et un état de droit, qui serait indépendante et protectrice des droits fondamentaux. Près de trente ans plus tard, que reste-t-il de cette réforme ? Les systèmes judiciaire et pénitentiaire russes ont-ils subi des transformations leur permettant sinon d’atteindre ces objectifs, du moins de s’en rapprocher ? Dans quelle mesure, au contraire, sont-ils marqués par l’héritage soviétique ainsi que par le tournant autoritaire du régime politique russe ?



Indéniablement, la Russie a vu son système judiciaire profondément transformé depuis le lancement de la réforme. Ainsi, dans les années 1990, d’importantes innovations ont-elles été introduites : création de nouvelles juridictions – constitutionnelle et commerciales ; possibilité pour les citoyens d’attaquer l’administration en justice ; instauration de juges de paix ; recours à des jurys populaires pour juger d’affaires pénales ; promulgation d’un statut des juges affirmant les principes d’indépendance, d’inamovibilité et d’immunité ; adoption d’un nouveau Code pénal se rapprochant des normes internationales...

Toutefois, ces changements, favorisés par l’adhésion de la Russie au Conseil de l’Europe et la ratification, en 1998, de la Convention européenne des droits de l’homme, ont rencontré d’importantes limites. Notamment, ils n’ont guère affecté une institution très puissante, la Prokouratoura, le Parquet, qui a continué à cumuler sa fonction de ministère public avec celle de « surveillance générale » de l’exécution des lois.

Plus encore, à compter des années 2000, la réforme, qui s’est accompagnée d’une politique de modernisation (informatisation des juridictions, développement de la justice électronique, construction de nouveaux tribunaux), s’est poursuivie en revenant, au moins partiellement, sur certaines avancées. Ainsi, dès 2001, l’immunité des juges a été diminuée au nom de la lutte contre la corruption, puis, en 2014, la Cour supérieure commerciale, qui était à la tête de l’ensemble des juridictions commerciales et montrait une certaine autonomie, a été supprimée. Quant aux institutions répressives, elles ont été reprises en main par le pouvoir (avec la création, dès 2007, d’un Comité d’enquête entièrement subordonné au président, chargé de l’instruction des affaires en lieu et place de la Prokouratoura, puis le renforcement, en 2014, des pouvoirs de nomination et de révocation du président concernant les procureurs).

Le système judiciaire russe porte donc, de plus en plus, la marque de l’autoritarisme du pouvoir politique. Surtout, il demeure caractérisé par deux phénomènes : une indépendance des juges pour le moins problématique ; une justice pénale particulièrement répressive.

Couramment dénoncé par les défenseurs des droits de l’homme mais aussi, de plus en plus ouvertement, par les autorités elles-mêmes, le manque d’indépendance de la justice russe a des causes profondes. Les principales sont les suivantes :

- le rôle exorbitant joué par les présidents des tribunaux (dans le choix des juges, leur avancement, l’attribution des primes, la discipline, les relations avec les instances supérieures) ;

- l’engorgement des juridictions et l’existence de délais de jugement très courts que les juges doivent respecter sous peine d’être mal notés, ce qui les conduit à rendre la justice « à la chaîne » ;

- le recrutement de la plupart des juges, soit parmi les anciens procureurs, agents d’instruction et policiers, soit au sein du greffe des juridictions, ce qui favorise le conservatisme et le conformisme.

Le pesant héritage de la période soviétique

Certes, des progrès ont été réalisés dans ces domaines. En particulier, l’introduction, au sein des juridictions, d’un dispositif automatisé de répartition des dossiers entre les juges, retire un pouvoir important à leurs présidents. En outre, la durée du mandat de ces derniers a été limitée. Par ailleurs, la rémunération des juges a connu une augmentation significative, rendant la profession plus attractive. Cependant, ces efforts ne peuvent suffire à assurer une véritable indépendance.

Ils ne permettent pas non plus de diminuer cet autre trait essentiel de la justice russe appelé couramment « obvinitelny ouklon », que l’on traduira par « tendance répressive ». On observe, en effet, que les tribunaux prononcent très rarement des acquittements (0,2 % des affaires jugées en 2017) et de moins en moins d’année en année. Cela signifie que les juges suivent pratiquement toujours l’accusation. Afin de remédier à cette dérive, les autorités mènent, depuis peu, une politique facilitant le recours à des jurys populaires (qui se révèlent généralement plus cléments). Toutefois, l’élargissement de la compétence de ces jurys, qui demeure limitée à des crimes particulièrement graves, ne peut, à lui seul, inverser la tendance. Il semble insuffisant, en particulier, pour entraîner une réduction significative du nombre de personnes condamnées à des peines privatives de liberté et incarcérées dans les prisons.

Cette situation est d’autant plus préoccupante que le système pénitentiaire russe porte, plus encore que le système judiciaire, la trace de la période soviétique. Ainsi les établissements dans lesquels les détenus purgent leur peine sont-ils principalement des « colonies » pénitentiaires (comportant des dortoirs et non des cellules), fréquemment situées dans des régions reculées et peu peuplées. Quant aux conditions de détention, elles ne paraissent guère s’être améliorées depuis la fin de l’URSS. La Russie, notamment, est de très loin le pays le plus souvent condamné par la Cour européenne des droits de l’homme au titre de la violation de l’article 3 de la Convention (interdiction de la torture, traitements inhumains et dégradants). Le taux de mortalité et de suicide des détenus dépasse largement la moyenne européenne. Comme le dénonce Amnesty International, les conditions de transport des prisonniers sont couramment avilissantes.

Pourtant, le système pénitentiaire de la Russie postsoviétique n’est pas resté à l’écart des réformes. En particulier, dès 1992, une loi a reconnu des droits – élémentaires – aux détenus ; en 1997, un Code d’exécution des peines a assoupli le régime carcéral et fait un pas de plus dans l’humanisation du droit. Au cours des années 2000, des commissions ont été instituées au niveau régional pour associer des représentants de la société civile au contrôle des lieux de privation de liberté.

Malgré ces changements, on constate la persistance de deux maux principaux : la surpopulation carcérale et l’archaïsme des infrastructures. En premier lieu, la Russie a un taux d’incarcération particulièrement élevé, qui la place au seizième rang dans le monde et au premier en Europe. Pourtant, la population carcérale a diminué d’un tiers depuis une dizaine d’années : elle est passée d’un million de détenus à la fin des années 1990 à environ 600 000 aujourd’hui (suite à des amnisties, à un allègement de la responsabilité pénale pour des infractions économiques, au recours à des peines alternatives à l’emprisonnement et à une meilleure prise en compte de la durée de la détention provisoire). La surpopulation n’en persiste pas moins, affectant tout particulièrement les maisons d’arrêt, les « SIZO ».

En second lieu, la plupart des établissements pénitentiaires, souvent construits en bois dans les années 1950-1970, sont dans un état très dégradé et bien loin de respecter les normes d’hygiène et de sécurité. Certes, à compter de 2010, une centaine d’entre eux ont été fermés et d’importants programmes de rénovation du parc pénitentiaire ont été adoptés, mais ils n’ont entraîné la construction que d’un nombre réduit de nouveaux bâtiments.

Si l’on ajoute que l’administration pénitentiaire n’a fait l’objet que d’une réforme limitée allant dans un sens libéral (en passant, en 1998, de la tutelle du ministère de l’Intérieur à celle du ministère de la Justice) et demeure de type militaire, on mesure à quel point l’héritage soviétique et le conservatisme sont prégnants et font obstacle à des transformations profondes du système carcéral russe.