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B) Politique intérieure & société

Dmitri Travine
1 novembre 2019

La « voie à part » de la Russie : un débat vieux de deux siècles

La demande est grande, dans la Russie contemporaine, de théories d’une « voie à part ». Plus simplement, on rêve d’un pays différent des autres, et la multitude de projets à cet égard laisse pantois. Sauf à les étudier tous, on peine à se représenter le travail fourni dans ce domaine par les théoriciens. Chercheurs sérieux et figures publiques populaires rivalisent, chacun prétendant expliquer pourquoi la Russie ne peut se considérer comme un pays européen, pourquoi les Russes se distinguent fondamentalement de leurs voisins, y compris des Slaves de l’Ouest. Pour démontrer la justesse de leurs hypothèses, ils font appel à l’histoire, la géographie, le climat, la religion, la biologie, la littérature…

On est frappé par l’absence d’unité des points de vue sur la « voie à part ». On trouve parmi les auteurs des libéraux et des cléricaux, des marxistes et des eurasistes. Du point de vue politique, ils se détestent cordialement. Les uns, en effet, parlent de cette « voie à part » de la Russie et en tirent orgueil. Les autres, cependant, évoquent les traits particuliers de la culture russe qui ont conduit le pays sur une voie fatale, et le déplorent. Chacun considère le problème à sa façon et rejette absolument (il n’en fait généralement pas mention dans ses travaux) les points de vue concurrents. Manifestement, cette absence d’unité témoigne de la faiblesse des arguments en faveur de l’existence de la « voie », y compris aux yeux des spécialistes de la question, qui ont du mal à se convaincre les uns les autres. Il n’en demeure pas moins que l’écrasante majorité des tenants de ces théories bénéficie d’un nombre conséquent de partisans, de lecteurs, d’admirateurs.

La société russe contemporaine ne voit pas très bien en quoi elle est si différente des autres, aussi passe-t-elle en revue les arguments les plus divers. Un point, pourtant, rapproche tous les partisans de la « voie à part » : ils ont très envie de dénicher un fondement théorique sérieux, distinguant effectivement la Russie du reste du monde.

Dans une certaine mesure, tout cela évoque la croissance d’un adolescent difficile, qui ne parvient pas à se trouver, à faire de bonnes études et à s’employer à une tâche noble et digne. Accablé par ses difficultés, notre adolescent finit par baisser purement et simplement les bras, mais, pour ne pas perdre tout respect de lui-même, il répète à qui veut l’entendre qu’il est « à part », unique, inimitable… qu’il ne peut ni ne doit suivre la même voie que les autres… qu’il est destiné à autre chose dans la vie et que son entourage doit le comprendre. Le sort de ce type d’individu est souvent peu enviable.

Piotr Tchaadaïev

La recherche d’une « voie à part » pour la Russie a commencé il y a près de deux siècles, après l’écrasement du soulèvement des décembristes, le 14 décembre 1825. L’échec de cette révolte organisée par des officiers avides de changements marque le début d’une période de stagnation dans la vie du pays.

C’est dans cette situation critique pour les individus pensants de Russie qu’apparaissent deux grands types de comportement. Ceux qui ont une approche rationnelle de la réalité continuent à ne pas envisager d’autres voies pour l’évolution du pays que le modèle européen, impliquant l’abolition du servage, le développement de l’économie, la démocratisation. Cependant, une autre part de la société cultivée s’écarte assez facilement de l’analyse rationnelle, lui préférant la voie des rêves et de l’imagination ; celle-là surmonte ses frustrations en mettant la réalité cul par-dessus tête dans ses écrits et réflexions. Si nous ne pouvons nous sentir libres, si nous ne pouvons aider à l’évolution du pays dans la bonne direction, si nous nous sentons une société européenne de second ordre, alors… pourquoi ne pas glaner, dans notre culture nationale, quelque chose qui changerait radicalement le système de coordonnées ? Pourquoi ne pas introduire une mesure différente, qui ferait de la Russie non pas la dernière des nations civilisées, mais la première, et grâce à laquelle les plus humiliés des hommes deviendraient les plus grands ? Pourquoi ne pas revoir les valeurs établies en Occident et ne pas proposer les nôtres, les emplissant d’orgueil de la Patrie, sinon pour son triste présent, du moins pour son passé et son avenir ?

À la fin de 1829, le célèbre penseur russe Piotr Tchaadaïev écrit en français ces lignes mélancoliques : « Il n’y a point chez nous de développement intime, de progrès naturel ; les nouvelles idées balaient les anciennes, parce qu’elles ne viennent pas de celles-là et qu’elles nous tombent de je ne sais où. […] Nous grandissons, mais nous ne mûrissons pas ; nous avançons, mais dans la ligne oblique, c’est-à-dire dans celle qui ne conduit pas au but. […] Nous avons je ne sais quoi dans le sang qui repousse tout véritable progrès. Enfin, nous n’avons vécu, nous ne vivons que pour servir de quelque grande leçon aux lointaines postérités qui en auront l’intelligence ; aujourd’hui, quoi que l’on dise, nous faisons lacune dans l’ordre intellectuel. »

Bref, tous les hommes du monde ont une vie normale, mais nous autres Russes, nous développons selon un mode particulier. Depuis les Lettres philosophiques de Tchaadaïev, les représentations pessimistes de la « voie à part », qui se sont succédé pendant près de deux siècles, se ressemblent toutes : la Russie n’est rien de plus qu’une « lacune dans l’ordre intellectuel ». L’internet russe déborde, aujourd’hui, de courtes lamentations « à la Tchaadaïev ». Quant aux gens simples, qui ne s’épanchent pas sur les réseaux sociaux, ils expriment les mêmes points de vue quotidiens de façon plus primaire, en disant que pendant que les Allemands [les étrangers] triment, les Russes se soûlent à la vodka.

Plus souvent, pourtant, les larges masses s’emparent des représentations optimistes, messianiques, selon lesquelles notre « voie à part » ne consiste pas à servir de désolante leçon aux autres nations, mais à les sauver de quelque terrible malheur. De fait, les interprétations pessimiste et optimiste du problème sont les deux faces d’une même médaille. La différence n’est pas le problème lui-même, mais le fait qu’au même défi, des hommes à la psychologie diverse réagissent différemment.

Étonnamment, le pessimisme du regard porté par Tchaadaïev sur le passé est, malgré tout, teinté de l’espoir que la Russie répondra, de quelque magique façon, dans le futur, « aux très importantes questions qui occupent l’humanité ». Mais si les rêves de Tchaadaïev restent des plus abstraits, les penseurs qui lui succèdent entreprennent de brosser un tableau optimiste du monde, dans lequel s’emboîtent soigneusement le passé, le présent et l’avenir.

Les Lettres philosophiques de Tchaadaïev, fragmentaires et sans système, sont empreintes de mélancolie, de doutes, d’incertitudes. Les slavophiles, eux, vont aborder la question de la place de la Russie dans le monde européen d’une façon bien différente. Ils forment un tout intellectuel, un mouvement qui, faisant écho à la crise de la « vieille pensée », formule la base philosophique d’une pensée nouvelle.

Les slavophiles

Ainsi, dans les représentations d’un des premiers tenants de la slavophilie, Alexeï Khomiakov, « les Normands ont détruit la vieille Angleterre et y ont apporté toute la vile dépravation, tout le mode de vie inhumain auxquels ils avaient été initiés en France et auxquels les Francs avaient initié l’Europe ». Chez les Slaves, tout est bien différent. « Le travail de la terre, labeur nourrissant le monde, et le négoce qui, par son esprit d’entreprise, en reliait les extrémités, prospéraient dans les communautés ignorant l’artifice, sous les lois ignorant l’artifice de l’organisation clanique. » C’est sur ce terrain idyllique, à en croire Khomiakov, que s’est étendue l’orthodoxie, prise aux Grecs. « Des murailles de Constantinople, des monastères de montagne, des petites familles slaves ayant déjà adopté le christianisme, affluaient de doux conquérants, armés de la Bonne-Nouvelle de la foi. Avec une humilité joyeuse, ils étaient accueillis dans les libres communautés du monde slave. De maison en maison, de région en région, vers l’est, l’ouest et le lointain Septentrion, se répandait le prêche de l’Évangile, triomphant dans un esprit d’amour et parlant par le verbe du peuple. »

On a quelque peine à comprendre, au premier abord, comment on peut inventer cette idylle slave en ayant déjà sous la main les volumes de l’Histoire de l’État russe de Nikolaï Karamzine, où sont décrits les innombrables conflits ayant éclaté dans la Rus, dès le début de son existence. Mais tout se remet en place si l’on considère que Khomiakov s’intéressait plus à l’idéologie qu’à l’histoire. La véritable histoire ne fait que gêner les idéologues.

Parfois, à la lecture des textes des slavophiles, on a le sentiment qu’ils écrivent en des lieux divers sur différents pays, donnant invariablement à l’objet de leurs réflexions le nom de Russie. Voici ce que dit, par exemple, des rapports entre le pouvoir et la société, Iouri Samarine, représentant de la deuxième génération des slavophiles. Dans un bref article, il brosse un tableau de la Russie, société idéale unique, qui ignore toute forme de contradiction. « Le peuple russe voit et aime, dans son souverain, l’homme orthodoxe et russe de la tête aux pieds. Le fondement de l’amour que lui portent ses sujets est la foi et la narodnost (1). Aucun gouvernement ne bénéficie d’une base aussi large et solide, c’est pourquoi il est aussi fort. […] La Russie et le gouvernement sont étroitement imbriqués, parce qu’ils ont une même racine ; couper la racine du gouvernement de la racine populaire pour la replanter dans un autre sol, artificiel, ne peut venir à l’idée que des ennemis du gouvernement et de la Russie, ou d’amis atteints de myopie, pour lesquels notre passé est incompréhensible, notre présent mort, notre avenir effrayant. »

On ne peut que s’étonner, en lisant ce texte, de la naïveté de l’auteur, absolument coupé de la vie qui a maintes fois prouvé que les relations du peuple russe avec le gouvernement étaient autrement plus complexes : la soumission du premier se change soudain en révolte, puis se rétablit, un temps, jusqu’aux prochains troubles. Cependant, dans un autre article, Samarine affirme exactement le contraire : « L’État russien et la Terre russe, le gouvernement et le peuple, sont depuis si longtemps coupés et éloignés l’un de l’autre, qu’ils semblent aujourd’hui ne plus se connaître. Le peuple a désappris à comprendre le gouvernement, le gouvernement s’est déshabitué de parler une langue compréhensible au peuple. […] L’origine et l’évolution de ce mal organique sont connues de tous. Il s’est déclaré avec Pierre le Grand et n’a cessé de se renforcer jusqu’à nos jours. »

De toute évidence, dans un cas Samarine parle du tableau que doit présenter la société russe idéale, une fois débarrassée de toutes les déformations imposées par les réformes du tsar Pierre. Homme se trouvant encore, par toute son âme, dans une société traditionnelle, il croit à l’existence d’un lointain âge d’or et efface du fondement orthodoxe qu’il a construit, tout fait de hasard, tout ajout. Cela ne l’empêche pas, dans l’autre cas, de décrire précisément ce qui relève du hasard et de l’ajout, en d’autres termes ce qui empêche les meilleures qualités du peuple russe de se manifester.

En dépit de ces contradictions, il y a en Russie, à l’époque, une grande demande des idées proposées par les slavophiles. Un contemporain, Pavel Annenkov, note que « le parti “slave”, malgré toutes les objections et réfutations, acquérait de jour en jour plus d’influence et se soumettait les esprits, même les moins dociles, les subjuguait d’un seul prêche sur la narodnost russe, mal connue, injustement considérée et malhonnêtement rabaissée. […] Tous s’en sentaient plus heureux. »

Fiodor Dostoïevski

Après l’échec des décembristes, les grandes réformes des années 1860 (abolition du servage, introduction d’éléments d’autogestion dans les régions – les zemstvos –, création de jurys dans les tribunaux, liberté de parole partielle) constituent cette limite de crise propice à la formation de l’idéologie de la « voie à part ». La Russie d’après les réformes est tout autre. D’une part, les conditions y sont réunies pour une large diffusion des idées, autrefois prisonnières d’étroits cercles intellectuels. D’autre part, les expériences auxquelles est soumis le pays déclenchent un nouvel accès de pessimisme, car les grands espoirs suscités n’ont que peu à voir avec la réalité. Les paysans n’ont pas obtenu toute la terre qu’ils escomptaient, ni les intellectuels des villes toute la liberté qu’ils désiraient.

Le problème majeur, toutefois, ne se résume pas à cela. La Russie d’après les réformes n’a pas justifié les attentes de ceux, nombreux, qui pensaient et croyaient naïvement que le monde était la lutte du bien pour le mieux. Or le monde d’après les réformes, où lentement apparaissent les traits du capitalisme, est devenu un monde d’humiliés et d’offensés. Que le marché favorise le développement de la société, seuls les plus intelligents et les plus instruits sont alors à même de le comprendre. En revanche, que le capitalisme engendre l’avidité, le cynisme et la cruauté, tous le voient. Et nombreux sont ceux qui ne peuvent s’y résigner.

Dans la nouvelle Russie née des réformes, les gens sont encore plus nombreux qu’avant à vouloir une alternative vivante à la triste réalité. L’idéologie de la « voie à part » apparaît ainsi comme un remède original au pessimisme croissant. Toutefois, les effets secondaires de cette « pilule amère » ne sont pas moins importants que sa valeur thérapeutique.

L’idée d’une « voie à part » incite le peuple à des actions concrètes et, outre un objectif stratégique lointain, indique un but pratique, immédiat, que l’on peut atteindre par ses propres efforts, par sa vaillance civique, son audace guerrière, son désintéressement personnel. Sous cette forme, l’idéologie devient relativement efficace, réalisable, mobilisatrice. Comment mobilise-t-elle alors les hommes (presque au sens propre du verbe) ? L’exemple de l’œuvre de publiciste de Fiodor Dostoïevski, dans les années 1876-1877, le montre directement.

L’écrivain met tout son talent, toute son énergie, à persuader la société du caractère noble et juste de la guerre menée par la Russie dans les Balkans au nom de la libération des Slaves. Sous l’influence des idées de Dostoïevski et d’autres brillants propagandistes, les Russes se portent volontaires pour combattre, envoient de l’argent à la Serbie sous forme de dons, collectent des médicaments et tout ce qui peut être utile pour la guerre contre les Turcs.

Dostoïevski commence par former le socle de sa théorie. Si la mission de la Russie, pour Tchaadaïev, était fondée sur la seule foi en elle et, pour Khomiakov, sur la foi et la mythologisation d’un passé lointain, pour Dostoïevski, il apparaît que tout le chemin historique parcouru, pendant des siècles, par le pays, l’a conduit à remplir une mission. Bien plus, il ressort de ses réflexions qu’aucun autre pays européen ne dispose de conditions semblables pour effectuer cette mission.

L’Église catholique a, selon Dostoïevski, cédé à la tentation du pouvoir. Le catholicisme n’est pas en mesure de mener l’humanité à l’union fraternelle, car Rome veut diriger les peuples à l’aide des traditionnels leviers du pouvoir temporel. La Russie, elle, est une terre orthodoxe. Dans l’orthodoxie, les hommes commencent par s’unir spirituellement, et ensuite seulement, sur cette base, créent une union étatique.

Dostoïevski considère que le peuple russe a déjà fait son unité spirituelle et qu’il doit désormais y rallier tout le monde slave, surtout sa partie opprimée par le joug de l’Empire ottoman. Le lecteur de ses textes se pénètre de l’idée d’une grande mission du peuple russe, il se persuade qu’il mène dans les Balkans une guerre sainte dans un but grandiose, et que les frères slaves finiront, tôt ou tard, par comprendre « toute la vérité-justice du désintéressement russe » et par sentir qu’ils « n’ont pas le droit de se développer spirituellement dans de petites unions, dans les querelles mesquines et dans l’envie, mais uniquement tous ensemble, tous les Slaves réunis ».

En réalité, malgré l’humanisme qui caractérise ses romans, Dostoïevski, dans ses écrits de publiciste, fait la propagande de la guerre, avec ses inéluctables cruautés. La tragédie de l’écrivain réside dans le fait que sa conception est erronée et qu’aucune fraternité spirituelle slave n’est jamais apparue. Aujourd’hui, les pays slaves suivent la voie de la construction d’une « Maison commune européenne », tandis que la Russie se distancie de l’Union européenne et perd son influence sur ses « frères ».

L’eurasisme

Après la révolution russe de 1917 et la fin de la Première Guerre mondiale, la question d’une « voie particulière », liée au destin des Slaves, perd de son actualité. Plus exactement, elle demeure dans l’histoire des idées, mais cesse d’intéresser les hommes d’action. L’ordre mondial d’après-guerre dote les Slaves occidentaux et les Slaves du Sud de leurs propres États (Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie), qui n’ont plus besoin du soutien d’une grande puissance à l’est, leur prêtant son concours pour les libérer du joug de l’Allemagne, de l’Autriche-Hongrie ou de la Turquie. Bref, dans la sphère géopolitique, il n’y a plus de demande pour le sauvetage des Slaves.

Un autre changement important se produit, dans la sphère mentale : nombre d’adversaires du bolchevisme sont fortement déçus par la culture occidentale qui, en fin de compte, a apporté à la Russie, non pas la démocratie et le développement, mais le marxisme et la révolution prolétarienne. Le refus augmente de tenir la civilisation occidentale pour le modèle à suivre à l’Est. Une question se pose alors : si l’Europe nous donne des idées destructrices, et non constructives, ne vaut-il pas mieux s’en protéger et reconnaître les diverses civilisations comme égales ?

Force est d’adapter la théorie de la « voie à part » aux nouvelles réalités. L’eurasisme, apparu dès le début des années 1920, va s’attaquer précisément à ce problème. Dans les théories eurasistes, la Russie reste le centre d’une assez grande partie du monde mais un centre, en quelque sorte, « déplacé » vers l’est.

Byzance, en son temps, avait réuni des peuples divers. La Russie s’y emploie à son tour. Il apparaît ainsi qu’il ne sert à rien de chercher une communauté slave. L’approche eurasiste forme cette communauté sur un principe historique, et non ethnique. Cette communauté, de fait, existe depuis très longtemps : depuis l’invasion mongole, qui avait « réuni » Slaves, anciens Turcs et Finno-Ougriens. « La Russie est sortie du joug, écrit le prince eurasiste Nikolaï Troubetskoï, sous la forme d’un État peut-être “pas très bien taillé”, mais “solidement cousu”, lié par une discipline spirituelle interne. »

La question, ici, n’est pas seulement le déplacement géographique de la zone de domination de la Russie. L’eurasiste Piotr Savitski « concède » à l’Occident des points très importants, à la différence des théoriciens de la « voie à part » du XIXe siècle. Économiste, il ne conteste pas les réussites évidentes des pays occidentaux dans ce domaine et ne cherche pas là une « voie à part ». Pour lui, l’Eurasie doit emprunter à l’Europe tout ce qui fonctionne sur le plan économique. La différence passe par une autre ligne de front, idéologique : l’Eurasie ne doit pas apparaître comme la périphérie de l’Europe.

L’idéologie est très importante pour les eurasistes. Surgis en un temps où l’on peut déjà commencer à tirer le bilan de la modernisation, ils ressentent manifestement la même frustration que le peuple, contraints de chercher sans cesse à rattraper le leader et d’entendre répéter à chaque instant quelle réussite est la sienne et combien nous sommes mauvais, indigents, arriérés… Cela, le prince Troubetskoï le dit en clair : « La vie sociale et la culture d’un peuple européanisé [en réalité, il parle des Russes] sont tendues de difficultés qu’ignorent absolument les Romains-Germaniques naturels. La conséquence en est que ce peuple est peu productif, qu’il crée peu et lentement, au prix d’un rude labeur. Il montre la même lenteur dans l’assimilation et la diffusion des découvertes. […] En se comparant aux Romains-Germaniques naturels, le peuple européanisé conclut à leur supériorité, et cette conscience, ajoutée à ses lamentations sur son inertie et son arriération, l’amène peu à peu à ne plus se respecter. »

De fait, les eurasistes ne pouvaient bâtir leur théorie sur ce principe, car le large aveu des problèmes dus à la frustration engendre inévitablement, à son tour, la frustration. Plus simplement, les adultes discutent entre eux des problèmes d’un enfant, mais ils ne peuvent dire à cet enfant qu’il n’est bon à rien parce qu’il a du retard dans son développement sur l’enfant des voisins. Il faut lui dire qu’il fait des choses, lui aussi, mais à sa façon. Qui n’est pas moins bien que celle du voisin. Et qu’il peut en être fier. Aussi Troubetskoï écrit-il que la culture européenne n’est « en rien plus parfaite, en rien “supérieure” à toute autre culture, créée par un autre groupe ethnique, car il n’est pas de cultures et de peuples “supérieurs” ou “inférieurs”. » Voilà l’idée que les eurasistes s’efforcent d’ancrer dans la conscience des larges masses de Russie.

Conclusion

Tout bien considéré, le débat sur une « voie à part » reproduit, aujourd’hui en Russie, des idées nées principalement dans le passé. L’eurasisme est plutôt populaire dans certains cercles intellectuels. Certains penseurs parlent de civilisation non pas eurasiste, mais orthodoxe, en se fondant sur les idées de Dostoïevski. D’autres estiment que la Russie pourra, dans l’avenir, renoncer à cette idée de « voie à part » et suivre le chemin de l’Europe, mais que la mentalité héritée du passé par la majorité de la population l’en empêche actuellement.

Le succès de ce genre d’idées pessimistes tient aux difficultés auxquelles la Russie s’est heurtée au cours des bouleversements des années 1990. Beaucoup n’ont pas compris la signification de ces changements et ont perçu les réformes de cette époque comme un échec. Il en est résulté, à l’instar d’il y a deux cents ans, une frustration.

Notons toutefois qu’auprès des jeunes générations, ces débats anciens sont de moins en moins populaires. Les jeunes sont, en moyenne, plus instruits, ils s’adaptent mieux aux changements rapides qui ont cours dans le monde et visent plus un mode de vie européen. Eux, n’ont pas besoin des vieilles idées sur la vocation messianique de la Russie. Ils veulent vivre sans grands objectifs inventés de toutes pièces, en utilisant les possibilités de se réaliser que leur offrent la démocratie et l’économie de marché.

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1. Sentiment d’appartenance au peuple.