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D) Régions

Vladimir Kolossov
1 novembre 2019

Le territoire du Primorié : défis et perspectives

En décembre 2018, le président Poutine soutient la proposition du gouverneur du territoire du Primorié, Oleg Kojemiako, fraîchement nommé, de transférer le centre du district fédéral extrême-oriental de Khabarovsk à Vladivostok. Un point final est ainsi mis à l’éternelle rivalité entre les deux villes, qui, comptant à peu près le même nombre d’habitants, se veulent, chacune, le centre de l’Extrême-Orient russe. Vladivostok en retire des avantages considérables. En Russie, à de rares exceptions près, les villes dotées d’un important statut administratif se développent mieux que les autres. Le transfert dans la ville d’institutions fédérales de premier plan confèrera à celle-ci une nouvelle image, lui apportera des emplois, des crédits fédéraux supplémentaires, sans oublier les grosses compagnies qui y installeront des représentations. Nombreux sont les observateurs à voir dans cette décision du président un acte politique – une volonté, en quelque sorte, de « punir » les habitants de Khabarovsk pour avoir élu aux fonctions de gouverneur un représentant du Parti libéral-démocrate de Russie, Sergueï Fourgal (qui l’avait emporté sur son prédécesseur, Viatcheslav Chport, candidat de Russie unie), et une marque de soutien direct à Oleg Kojemiako, qui était élu quelques jours plus tard, avec une large avance.

L’instabilité sociale d’une région stratégique

Le Primorié est la région d’Extrême-Orient à la population la plus nombreuse et la plus importante stratégiquement. Elle concentre les principaux ports russes du Pacifique, constitue la base n°1 de la Flotte du Pacifique, et son agriculture fournit, avec celle de la région de l’Amour, plus de la moitié de la production du district fédéral extrême-oriental. Le Primorié est, dans le district, le premier « sujet » de la Fédération pour les coûts de production de ses industries de transformation, dépassant de peu, il est vrai, le territoire de Khabarovsk. Enfin, on compte traditionnellement plus de représentations étrangères à Vladivostok qu’à Khabarovsk.

Par ailleurs, le territoire du Primorié a toujours été, dans la vie politique de la Russie postsoviétique, l’une des régions « russes » les plus problématiques, en raison de son instabilité sociale, de l’importance de son économie de l’ombre et de la concurrence entre ses clans politiques, qui contrôlent divers domaines d’activité. La capitale du Primorié a maintes fois été le théâtre de protestations massives : en 2018, contre la fraude électorale et la réforme des retraites ; auparavant, contre l’augmentation des taxes douanières sur les importations de voitures d’occasion, entre autres.

Trois gouverneurs ont dû quitter prématurément leur poste : Evgueni Nazdratenko (1995-2001) et Vladimir Miklouchevski (2012-2017) « pour convenances personnelles » ; quant à Sergueï Darkine (2001-2012), il fut accusé par les médias de collusion avec des organisations criminelles. Sous son mandat, il est vrai, une affaire de corruption n’attendait pas l’autre, son bureau et sa maison avaient fait l’objet de perquisitions et, pour finir, il avait été contraint de démissionner « pour convenances personnelles et raisons de santé ». Scandales politiques et affaires de corruption ont également longtemps secoué la mairie de Vladivostok. Le maire, Vladimir Nikolaïev (2004-2008), qui, selon les médias, avait été le parrain d’une organisation criminelle sous le nom de Winnie l’Ourson, se vit écarté de son poste pour abus de pouvoir et traîné devant les tribunaux. Son successeur, Igor Pouchkarev (2008-2016), fut condamné à quinze ans de privation de liberté en 2019, pour faits de corruption aggravée. Ajoutons que, jusqu’à ces derniers temps, les relations entre les administrations régionale et municipale de Vladivostok étaient des plus conflictuelles.

Le territoire du Primorié

Source : Observatoire franco-russe.

La campagne pour l’élection du gouverneur, en septembre 2018, a un large écho. Nommé et soutenu publiquement par le président Poutine, le gouverneur par intérim Andreï Tarassenko, qui a fait carrière à Moscou (1) et se présente au nom de Russie unie, arrive au second tour, face au député de l’Assemblée législative, candidat du Parti communiste de la Fédération de Russie,

Andreï Ichtchenko. Tous deux sont presque à égalité, avec respectivement 49,6 % et 48,1 % des suffrages. Des fraudes à grande échelle sont toutefois mises au jour dans les résultats, en faveur d’Andreï Tarassenko ; dix-neuf protocoles sont notamment falsifiés. La Commission électorale centrale décide alors d’annuler l’élection et de rappeler la population aux urnes en décembre de la même année. Andreï Tarassenko démissionne. En décembre, le « parti du pouvoir » est représenté par un natif du Primorié, gouverneur de la région de Sakhaline, après l’avoir été de la région de l’Amour et du district autonome koriak, Oleg Kojemiako, en principe « candidat indépendant ». L’échec de septembre dans le Primorié, coïncidant avec des résultats électoraux peu favorables au pouvoir dans trois autres régions (celle de Vladimir, le territoire de Khabarovsk et la Khakassie) est perçu au Kremlin comme une sérieuse défaite.

La situation du Primorié est riche en paradoxes. D’un côté, le Kremlin lui porte un grand intérêt. Ces dernières années, le territoire a occupé une des premières places pour l’ampleur des dotations du budget fédéral, des moyens conséquents lui ont été transférés et des groupes industriels fédéraux s’y sont installés. Dans une série de districts du Primorié, les investisseurs privés jouissent d’un maximum d’avantages. Le gouvernement de Russie tente ainsi de compenser l’éloignement de l’Extrême-Orient et, année après année, finance des tarifs préférentiels pour le transport aérien de passagers. En bénéficient les citoyens de la Fédération de Russie jusqu’à l’âge de 23 ans, les femmes de plus de 55 ans et les hommes de plus de 60 ans, les handicapés, les familles nombreuses...

Démographie : un flot ininterrompu de départs

D’un autre côté, la situation démographique témoigne d’un malaise social et ne s’améliore guère. Dans les années 1991-2018, la population n’a cessé de diminuer dans le Primorié, un peu moins vite, il est vrai, après 2010 : 0,2-0,6% annuellement. Au total, durant la période postsoviétique, la région a perdu 16,8 % de ses habitants (trois cent soixante-huit mille personnes), principalement parmi les actifs. En 2017, la mortalité a dépassé d’un tiers le nombre des naissances. Le solde des migrations continue d’être négatif (en 2017, vingt-neuf pour dix mille habitants), même si ce n’est pas dans les mêmes proportions que pour les régions de Magadan et de l’Amour. En ce qui concerne l’espérance de vie, le territoire occupe une des dernières places (74e) parmi les régions de Russie.

Le départ massif de cadres qualifiés freine la restauration du potentiel industriel perdu dans les premières années postsoviétiques et révèle de très grandes inégalités territoriales. Dans les villes, qui abritent 76 % de la population, le rapport est de cinq emplois vacants pour un chômeur. En zone rurale, au contraire, le rapport est de deux prétendants pour un poste, alors que les conditions agro-climatiques du Primorié, surtout dans le sud et le sud-ouest, sont les plus favorables d’Extrême-Orient et permettent de cultiver du riz, des melons, des aubergines, des poivrons…

Parmi les causes de ces départs réguliers, on retiendra les salaires relativement bas et le coût élevé de la vie. Ces dernières années, le produit régional brut n’a pratiquement pas augmenté. Le revenu par habitant est en moyenne la moitié de ce qu’il est à Moscou (trente-trois mille cent roubles en 2017), et les produits de consommation les plus importants sont de 30 à 50 % plus chers que dans la Russie centrale. Vladivostok figure au nombre des cinq villes du pays où les logements, les services et les restaurants sont les plus onéreux (2).

La désertification de l’Extrême-Orient, qui inclut le Primorié, région la plus attractive en termes de climat et de conditions naturelles, est un problème national. Il ne peut être résolu que globalement, par la création d’emplois bien rémunérés dans des secteurs industriels concurrentiels sur le marché mondial, par l’instauration de bonnes conditions de vie en développant la sphère sociale, par une amélioration des transports et une offre dynamique de logements neufs. La résolution de ces problèmes, d’actualité pour de nombreuses régions de Russie, est rendue plus complexe par l’éloignement du Primorié, gros d’une rupture progressive des liens économiques, puis culturels et politiques, avec le reste du pays, qui ferait de l’Extrême-Orient une sorte de réserve de matières premières et une « colonie intérieure » de l’économie nationale (3). Seul l’État est à même de compenser partiellement ces conditions géographiques, lui qui a toujours joué un rôle primordial dans la mise en valeur économique et le peuplement des territoires à l’Est – l’objectif majeur étant la protection des frontières, la nécessité de déployer des forces armées dans la région et de développer l’industrie de défense. Divers instruments sont mis à contribution : investissements de l’État, création d’infrastructures, politique de tarifs préférentiels pour les transports, avantages, salaires élevés, aides pour les habitants et les nouveaux arrivants. La rentabilité des entreprises doit souvent être sacrifiée à des fins militaires, politiques et sociales.

Perspectives économiques : des matières premières à une spécialisation « transport et logistique » et au développement du tourisme

Une place importante était naguère dévolue, dans l’économie du Primorié et d’autres régions d’Extrême-Orient, aux matières premières – extraction et enrichissement de minerais de métaux non ferreux (plomb, zinc, étain, tungstène, argent), production de charbon, de fluorite, de borosilicates, de chaux –, à l’exploitation forestière et à la pêche (poissons et coquillages). Toutefois, l’industrie minière est en baisse, en raison d’une diminution de la demande, de la chute des prix des métaux non ferreux, du coût important de l’extraction et du transport vers les entreprises de la Sibérie et de la Russie d’Europe.

Les experts voient comme avenir économique du Primorié les transports et la logistique. Le fret des ports de la région est en hausse et s’élevait, en 2018, à plus de 200 millions de tonnes (dont 125 millions de marchandises sèches), soit près du quart du fret de tous les ports maritimes de Russie. Le plus important est celui de Vostotchny (63 millions de tonnes), suivi de Nakhodka (24 millions) et de Vladivostok (21 millions). La hausse des exportations de charbon et d’autres matières premières, malgré les énormes distances terrestres pour arriver jusqu’aux ports et le coût des chemins de fer qui rendent beaucoup de ces exportations non rentables, a impliqué une augmentation des capacités de transbordement et des investissements dans les infrastructures portuaires, qui, eux, sont parfaitement rentables. Le point faible des infrastructures de transport reste, pour le Primorié, l’insuffisance des accès ferroviaires aux ports. Une autre faiblesse traditionnelle est la part relativement basse du trafic de conteneurs. Une grande importance est accordée à la création des couloirs de transport internationaux « Primorié-1 » et « Primorié-2 » pour le transit des exportations du nord-est de la Chine vers l’Europe, par les ports du Primorié, notamment Zaroubino, situé à dix-huit kilomètres de la frontière chinoise. Mais ces projets se réalisent très lentement.

La Stratégie de développement du territoire du Primorié jusqu’en 2030 évoque un autre domaine prioritaire : la pêche (4). Après l’effondrement de l’URSS, ce secteur a connu une crise profonde : aujourd’hui, la production (poissons et coquillages) est passée d’1,946 million de tonnes en 1988 à huit cent trente-sept mille en 2016. Sa part dans le produit régional brut est d’environ 4 %. Elle est toutefois de quelque 40 % sur l’ensemble de la Russie. Cette production est à la base des exportations du Primorié (38 % en 2016). Elle se heurte, comme toujours, au problème des « exportations grises » vers les pays voisins de la région Asie-Pacifique (les prises sont directement chargées sur des bateaux étrangers, qui paient un minimum de taxes à la Russie) et au faible degré de transformation des produits, surtout destinés à l’export (5). Au début de 2019, le gouvernement tente de revoir partiellement les quotas de pêche des crabes, fixés pour quinze ans, et d’instaurer des enchères, ce qui suscite les protestations de la communauté d’affaires ; celle-ci argue du fait que les détenteurs des quotas paient des taxes spéciales pour renouveler leur flotte et que la réforme anéantira le modèle économique en vigueur. Finalement, le gouvernement est contraint de reculer.

Divers secteurs, tels que les constructions navales et l’entretien des bateaux, ont à voir avec la logistique, les transports et la pêche. La production y a également été réduite, en raison de la concurrence de la Corée du Sud et d’autres pays voisins. Plus généralement, l’économie du territoire dépend de la hausse, dans la production industrielle, de la part des secteurs à forte valeur ajoutée. Le complexe militaro-industriel en fait partie, qui inclut la célèbre usine d’aviation d’Arseniev, la fabrique d’équipements de Vladivostok, les constructions navales militaires de Vladivostok et de Bolchoï Kamen. On fonde de grands espoirs sur les nouvelles productions chimiques et pétrochimiques, pour lesquelles les matières premières seront livrées par un nouveau tube depuis la Sibérie.

Le développement du tourisme contribue aussi à la diversification de l’économie du Primorié. De 2013 à 2017, le flot des touristes étrangers, essentiellement chinois, a quadruplé (représentant cinq cent mille personnes), favorisé notamment par la chute du rouble à la fin de 2014. Le nombre des touristes venant de diverses régions de Russie a, lui, plus que doublé (3,5 millions de personnes).

Programmes publics de développement de l’Extrême-Orient

Les programmes d’État sont, traditionnellement, l’un des instruments majeurs de la stratégie publique de développement de l’Extrême-Orient, notamment du Primorié. Le programme en cours a été entériné par le gouvernement en mars 2019. Il s’organise en cinq chapitres, visant à créer les conditions d’un développement prioritaire du district fédéral extrême-oriental, à augmenter l’attrait de la région pour les investisseurs, à garantir un développement équilibré, à soutenir, enfin, les projets d’investissement. Il comprend également un programme fédéral ciblé sur le développement des îles Kouriles. Les mécanismes de réalisation des programmes changent, mais l’expérience montre qu’ils sont loin de se concrétiser entièrement, faute de financement et en raison de l’abandon des plans de partenariats public/privé, ainsi que d’une surabondance de projets pour lesquels les représentants de divers secteurs et les autorités locales font du lobbying.

La réalisation de grands projets nationaux est un autre instrument de développement régional pour le territoire du Primorié et sa capitale. Ils servent à créer diverses infrastructures, par exemple en vue du sommet de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC), qui s’est tenu à Vladivostok en 2012. Les innombrables chantiers initiés à cette occasion ont suscité des critiques en raison de leur coût sans précédent, du gaspillage de moyens et de la précipitation, qui ont empêché d’achever certains travaux en temps voulu et réduit la qualité d’autres réalisations. La Cour des comptes à calculé que la facture totale se montait à 679 milliards de roubles, réglés à 32 % sur le budget de l’État. Le coût a été 4,6 fois supérieur à celui initialement prévu (6). « L’héritage » du sommet se résume pour l’essentiel à deux ponts, qui réduisent considérablement les distances entre les quartiers de Vladivostok situés autour de la Corne d’Or, et évitent partiellement les embouteillages dans le centre-ville. Un gazoduc a été installé, et le réseau routier amélioré. On a commencé à aménager l’île Rousski, qui, vaste et peu peuplée, était jusqu’alors le fief des militaires  elle abrite aujourd’hui le nouveau campus de l’Université fédérale d’Extrême-Orient et un océarium.

L’objectif officiellement proclamé est de transformer Vladivostok en important centre économique et culturel international, d’en faire la capitale de la « Russie du Pacifique », ayant vocation à intégrer l’Extrême-Orient et la Transbaïkalie dans les structures économiques de la région Asie-Pacifique ; cela implique un élargissement de ses capacités d’enseignement et de formation, de culture et d’innovation. En 2013, après le sommet, Vladivostok a inauguré le théâtre d’opéra et de ballet du Primorié, devenu, en 2015, la scène du théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg dans la région. On prévoit, en 2019, l’ouverture d’un musée « Ermitage-Vladivostok », filiale du célèbre musée de Saint-Pétersbourg ; on envisage également la création d’une filiale de la Galerie Tretiakov. En 2017, le gouvernement fédéral a approuvé le Schéma directeur de l’île Rousski, comprenant un centre de congrès et d’expositions, ainsi qu’un complexe culturel et scientifique « Bosphore oriental », un centre de constructions navales, un biotechnoparc, un Centre du diamant qui vise à développer les productions recourant aux techniques de la joaillerie. La Stratégie de développement de la ville est en cours d’actualisation et sera prolongée jusqu’en 2030.

L’intérêt des autorités à faire du Primorié une région attractive pour les investisseurs apparaît dans le choix de ce territoire pour tester les tout nouveaux instruments du développement régional en Russie. C’est là qu’est créé le premier port franc du pays. La région est l’une des premières où, dès 2015, ont été institués les territoires à développement prioritaire (TOR) et où une « zone de jeu » fonctionne (7). Les TOR voient leurs infrastructures – routes, réseau électrique, eau, gaz – financées par l’État. Un régime particulier est prévu pour les entreprises et d’autres types d’activité, incluant des avantages fiscaux, des zones douanières spéciales, des démarches administratives et douanières simplifiées, des possibilités plus grandes d’employer de la main d’œuvre étrangère… Au début de 2019, quatre TOR étaient créés dans le Primorié. Des avantages similaires sont prévus pour les résidents du port franc de Vladivostok, à des conditions encore meilleures, afin que soient créés des produits d’exportation et que d’autres soient fabriqués à partir de matières premières ou de composants d’importation. Le territoire du port franc comprend les douze formations municipales de la partie méridionale du territoire, incluant les principaux terminaux pour les passagers, les marchandises et le pétrole. Le montant total des investissements fédéraux et régionaux dans ce projet doit atteindre les 220 milliards de roubles.

Le TOR « Nadejdinskaïa », situé dans le district municipal de Nadejdinski, se spécialise dans les opérations de logistique et de transport, ainsi que dans les industries de transformation. Il est le plus demandé dans le Primorié : son site industriel est d’ores et déjà occupé à 90 %. Le TOR « Mikhaïlovskaïa », qui englobe quatre districts municipaux – Mikhaïlovski, Tchernigovski, Iakovlevski et Spasski – est orienté vers l’agroalimentaire. L’investisseur phare du TOR « Neftekhimitcheski », dans le district Partizanski (port de Vostotchny), est la Compagnie pétrochimique orientale, filiale de Rosneft. L’achèvement des travaux est prévu pour 2022.

Le grand domaine de spécialité du TOR « Bolchoï Kamen », dans la ville du même nom, est la construction navale, dont le noyau devient peu à peu l’usine Zvezda (principal investisseur – Rosneft) ; elle doit construire des pétroliers de classe Aframax, des navires de ravitaillement et des plateformes de forage pour le développement de champs de pétrole et de gaz offshore dans l’Arctique, ainsi que des navires-citernes pouvant atteindre un tonnage de trois cent cinquante mille tonnes. Il est prévu de recourir à des technologies sud-coréennes. Le gouvernement compte sur un effet important et multiplicateur de ce cluster de constructions navales lourdes pour l’industrie du territoire et du pays tout entier. L’usine a déjà dans son carnet de commandes douze pétroliers Aframax, tonnage – cent quatorze mille tonnes, appelés à être utilisés notamment dans le Grand Nord. Le plan prévoit une production à pleine puissance en 2024. Vladimir Poutine a déjà visité le chantier par deux fois.

Il est prévu de remplacer, dans l’île Rousski, la zone économique touristique spéciale par un nouveau TOR, dont la spécialisation pourrait être plus large : l’île n’accueillerait pas seulement des touristes, on travaillerait, sur la base de l’Université fédérale d’Extrême-Orient, à des formations scientifiques et d’ingénierie.

La réalisation de ces ambitieux projets se heurte toutefois à un défaut d’investissements dû à des problèmes touchant tout le pays : crise économique de 2014-2015, ralentissement général de la croissance par rapport aux années 2000, accès plus compliqué aux crédits en raison des sanctions adoptées contre la Russie, part modeste, comparée aux attentes, des investissements étrangers et privés. Dans ces conditions, les compagnies publiques restent la force motrice des projets officiellement annoncés.

L’un des principaux problèmes est que les compagnies privées deviennent résidentes des TOR dans l’espoir d’obtenir des crédits ; elles y trouvent des avantages financiers, occupent un site, mais ne peuvent se procurer de moyens pour construire quelque chose. En conséquence, les sites sont théoriquement occupés, ils sont dotés d’infrastructures, mais rien ne s’y bâtit et les mises de fonds publiques considérables ne donnent rien. L’Agence pour le développement de l’Extrême-Orient, compagnie qui gère les projets, a déjà dénoncé de nombreux contrats de résidents qui ne remplissaient pas leurs obligations.

Dans bien des cas, la lenteur avec laquelle sont créées de nouvelles productions dans le cadre des TOR (par rapport à ce qu’on attendait) s’explique par des retards bureaucratiques dans l’enregistrement des terrains et dans la réception des financements publics. On déplore également des délais imprévus dans la réalisation de certaines infrastructures : ainsi, la majeure partie des moyens et des hommes nécessaires à la construction des routes est-elle mobilisée pour moderniser ou construire celles menant aux TOR, au détriment d’autres territoires. Le Parquet a mis en évidence de multiples cas de délais non respectés dans la livraison des infrastructures, qui ont nui aux résidents et entraîné des dépenses infondées.

D’emblée, la stratégie et l’efficience des TOR n’ont pas été évaluées avec assez de réalisme. La création du port franc de Vladivostok est, à ce jour, ce qui a produit le plus de résultats. En trois ans, soixante-quinze compagnies sont devenues résidentes de TOR, contre huit cent quatre-vingt-quinze pour le port franc. Les experts locaux l’expliquent par le fait que les résidents investissent dans quelque chose qui existe déjà et des mécanismes de production qui fonctionnent. Quoi qu’il en soit, selon les chiffres de l’administration du Primorié, en janvier 2019, près de 48 milliards de roubles avaient été investis dans les TOR sur les 967 prévus, trois mille huit cents emplois avaient été créés sur vingt-six mille programmés. On est tenté de comparer les TOR et le port franc aux complexes territoriaux de production soviétiques, dont la création avait nécessité un temps considérable et dont la rentabilité s’était fait attendre.

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1. Officier sous-marinier de formation (il occupe ensuite un poste important dans l’industrie de la pêche et obtient un diplôme de manager), Andreï Tarassenko soutient une thèse en psychologie en 2010 et devient professeur d’Université. Mais les conclusions du réseau « Dissernet » indiquent que l’essentiel de cette thèse relève du pur plagiat.

2. L. Vassilieva, « Mojet li Vladivostok stat novoï stolitseï Rossii na Tikhom okeane ? » [Vladivostok peut-elle devenir la nouvelle capitale de la Russie dans le Pacifique ?], Nezavissimaïa gazeta, 25 février 2019, http://www.ng.ru/ideas/2019-02-25/5_7517_ideas2.html

3. La théorie du « colonialisme intérieur », développée ensuite par de nombreux auteurs sur l’exemple de divers pays, est due au politologue et historien Michael Hechter, dans Internal Colonialism : The Celtic Fringe in British National Development, 1536-1966, Berkeley, University of California Press, 1975.

4. « Strateguia sotsialno-ekonomitcheskogo razvitia Primorskogo kraia do 2030 g. » [Statégie du développement socioéconomique du territoire du Primorié jusqu’en 2030], Vladivostok, 2018, https://primorsky.ru/authorities/executive-agencies/departments/economics/development/strategy/pk-25.php

5. O. Korneïko, Li Fouchen, « Perspektivy razvitia rybnoï promychlennosti Primorskogo kraia v kontekste kitaïskogo opyta. – Territoria novykh vozmojnosteï » [Perspectives de développement de l’industrie de la pêche dans le territoire du Primorié, dans le contexte de l’expérience chinoise. – Une terre d’opportunités nouvelles], Vestnik VGOuES, n° 4, 2017, pp. 19-27.

6. « Stchotnaïa palata podstchitala zatraty na stroïki dlia sammita ATES » [La Cour des comptes a calculé le coût des chantiers en vue du sommet de l’APEC], https://lenta.ru/news/2012/07/04/spates/

7. R. Tourovski, « Primorski kraï : itogui – 2015, tendentsii – 2016 » [Le territoire du Primorié : bilan 2015, tendances 2016], https://www.eastrussia.ru/material/primorskiy-kray-itogi-2015-i-tendentsii-2016-/