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E) Miscellanées

Lorraine de Meaux
1 novembre 2019

La famille Gunzburg en France dans la seconde moitié du XIXe siècle

La dynastie des barons de Gunzburg a tenu une place considérable dans la Russie tsariste mais aussi dans la France du Second Empire et de la IIIe République : elle s’illustre tant par ses entreprises économiques que par ses activités philanthropiques, son mécénat, ses engagements politiques ou encore ses contributions à la vie intellectuelle. Symbole d’une réussite exemplaire, son fastueux hôtel particulier de la place de l’Étoile à Paris s’impose également comme un lieu important de rayonnement du judaïsme et de la culture russe.

Joseph Evzel, fondateur de la banque et de la dynastie  

Né à Vitebsk en 1813, mort à Paris en 1878, Joseph Evzel Gunzburg connaît une extraordinaire ascension sociale et économique : marchand de la Première Guilde et fermier des alcools, il est, au lendemain de la guerre de Crimée, l’un des hommes les plus fortunés de Russie (1). Alors établi à Kamenets-Podolsk, dans la Zone de résidence juive, et dans l’attente d’obtenir l’autorisation de vivre à Saint-Pétersbourg, il programme en 1857 un séjour à Paris : cette visite d’agrément se transforme bientôt en résidence prolongée. Paris n’est pas qu’une étape divertissante : c’est aussi l’occasion d’un extraordinaire renouvellement professionnel et un accélérateur d’intégration à l’élite européenne. Âgé de quarante-quatre ans, accompagné de ses enfants et petits-enfants, le jeune patriarche s’habitue en effet rapidement aux codes et aux réseaux de la sociabilité parisienne.

D’abord logés à l’Hôtel des Trois-Empereurs, premier palace de la capitale française, les Gunzburg suscitent une certaine curiosité dont la presse se fait l’écho, notant que cette « opulentissime famille russe » est installée dans « une enfilade de salons qui forment trois côtés de l’îlot, ouvrant une vingtaine de fenêtres sur la rue Saint-Honoré, sur toute la façade de la place du Palais-Royal et sur la rue de Rivoli ». Il est précisé que les Gunzburg « ne sont pas fixés à Paris ; ils ne font que s’y essayer » (2). Manifestement aisés, ils sont bien accueillis. Le Paris du Second Empire est en effet favorablement disposé envers les étrangers fortunés, y compris les juifs – l’antisémitisme ne sévit guère, alors, et les premiers commentaires de leur arrivée à Paris ne mentionnent pas qu’ils sont juifs, du moins pas explicitement. Dépensant sans compter, Joseph Evzel semble un oligarque avant l’heure, un « nabab » comme on dit à l’époque. Peu importe sa profession, ses qualités ou la provenance de sa fortune : il est un « millionnaire » parmi d’autres dans une ville où l’argent coule à flots. Des contacts se nouent rapidement, la plupart dans la bourgeoisie juive où les Gunzburg sont introduits par les Heine, une famille de banquiers (qui compta aussi un fameux poète) originaire de Basse-Saxe, présente en France depuis le début du XIXe siècle (3). Madame Heine, qui tient un brillant salon, est pour les Gunzburg un relais efficace. Assez rapidement, ces derniers sont reçus et reçoivent, notamment pour des soirées musicales. Et en mai 1858, quelques mois après leur arrivée, ils donnent un premier bal, à très grands frais. La soirée est suffisamment réussie pour faire l’objet d’un compte-rendu dans le Figaro : « [I]l y avait [bal] à l’hôtel des Trois-Empereurs, chez M. et Mme Gunzburg, des nababs arrivés de Russie, […] que personne ne connaissait hier, et dont tout le monde parle aujourd’hui ». Le Monde illustré évoque aussi l’événement avec de nombreux détails : « Seize salons éclairés a giorno, fleuris à profusion, décorés avec somptuosité, deux orchestres, deux buffets » ; « Vers deux heures on a servi sur deux points des salons un magnifique souper, dont le menu est une de ces curiosités gastronomiques dont le Gourmet doit enrichir ses archives On parlait de cent faisans, de cinq cents bouteilles des vins les plus choisis, etc., etc. ». Last but not least, les mille invités sont reçus « avec une grâce infatigable » par Anna, la merveilleuse bru de Joseph Evzel : pour réussir à Paris, la richesse n’est pas tout, le charme compte aussi. À défaut de pouvoir s’appuyer sur sa femme, fille d’un maître de poste, peu lettrée et s’exprimant principalement en yiddish, le voyageur a la chance de pouvoir compter sur l’épouse de son fils Horace, dont les qualités font l’unanimité : âgée d’à peine vingt ans, elle est cultivée et parle merveilleusement le français, ses manières à la fois simples et élégantes lui attirent la sympathie générale. 

Anna et Horace de Gunzburg, Menton, 1867

Source: Collection particulière, D.R.

Joseph Evzel ne manque pas d’allure non plus : il existe, datant de 1858, un beau portrait du « nabab » venu de Russie, signé Édouard Dubufe, peintre renommé. Front haut, cheveux souples et bruns, regard bleu-gris appuyé, lèvres généreuses, moustaches et barbe courtes et soignées, taille élancée dans son habit de bonne facture, il est un homme séduisant, qui a tout pour se sentir parfaitement à l’aise dans la société parisienne. Paris étant alors le phare économique et culturel d’une Europe en pleine industrialisation, Joseph Evzel y puise de nouvelles idées : ayant enfin obtenu l’autorisation de s’établir dans la capitale des tsars, il y crée en 1859 la banque J.E. Gunzburg, un des premiers établissements privés de Russie, sur le modèle de la banque d’affaires dont il a pu observer l’essor en France. Aidé de ses fils, il développe ses affaires en Russie, tout en poursuivant l’intégration de sa famille à la société parisienne : le 11 mars 1862, il célèbre fièrement l’union de sa fille Mathilde à Paul Fould. Cinq ans après le début du séjour des Gunzburg en France, ce mariage vient renforcer le processus d’ascension familiale et marque leur entrée officielle dans le cercle de la haute bourgeoisie juive parisienne, un milieu en cours de constitution. Paul Fould est en effet le neveu du ministre des Finances de Napoléon III, Achille Fould. De plus en plus attaché à la France, Joseph Evzel fait, en 1867, l’acquisition d’un important terrain à bâtir entre l’Arc de Triomphe et la rue de Tilsitt, dans le nouveau quartier des Champs-Élysées. Deux années plus tard, en 1869, il peut emménager avec les siens dans ce qui s’appelle encore l’hôtel Gunzburg, palais urbain moderne d’impressionnantes dimensions. Anoblis le 2 août 1874 par Ludwig III, grand-duc de Hesse, Joseph Evzel et ses quatre fils portent désormais le titre de baron, qu’ils sont autorisés à utiliser en Russie. Ils rejoignent alors le cercle étroit des familles juives anoblies et ajoutent une particule à leur nom.

Le 7 rue de Tilsitt, royaume parisien des Gunzburg

Les barons de Gunzburg ont adopté le mode de vie aristocratique : la couronne de baron orne équipages, argenterie, papier à lettres, vaisselle et linge de la rue de Tilsitt. Ils ont une loge à l’Opéra, passent une partie de l’année dans leur résidence de campagne à Saint-Germain-en-Laye et donnent des chasses prestigieuses. À Paris, faisant face à l’Arc de Triomphe, leur hôtel particulier est bâti selon le programme défini par l’architecte Jacques Ignace Hithorff pour l’ensemble de la place de l’Étoile. Joseph Evzel a engagé Charles Rohaut de Fleury comme maître d’œuvre ; le sculpteur Frédéric-Louis Bogino réalise la décoration extérieure ; les peintres Charles Chaplin, Alexandre Deruelle et Alexis-Joseph Mazerolle sont en charge des plafonds et des boiseries. Sur quatre niveaux, la demeure est assez grande pour loger toute la famille, ainsi que le rapporte Sacha, petit-fils de Joseph Evzel : « Au rez-de-chaussée à gauche c’était l’appartement de l’oncle Salomon, au centre le billard et le fumoir, tous deux en style arabe ; à droite la bibliothèque, où travaillait Senior Sachs, le célèbre connaisseur des poésies hébraïque et arabe. Au premier il y avait les chambres de mon grand-père et toute la réception, y compris le bureau de la domovaïa kontora [comptoir de commerce] et un autre fumoir tout au bout du corridor. […] Les deuxième et troisième étaient partagés au milieu ; à gauche c’était l’appartement de grand-mère et au-dessus habitait […] l’oncle Ury. […] Nous occupions les deux étages de droite, au deuxième nos parents [Horace et Anna] et la réception et au troisième tous les enfants (4). » Le confort est suffisamment exceptionnel pour être souligné : eau courante à tous les étages, et même chaude à la cuisine et à l’office ; une salle de bains par appartement ; un cabinet de toilette par chambre. Pour l’ensemble, Joseph Evzel dépense une fortune, plus de deux millions de francs.

Joseph Evzel, baron de Gunzburg

Source: Collection particulière, D.R.

Le royaume parisien des Gunzburg ne tarde pas à fasciner leurs contemporains : « Des objets d’art merveilleux décorent cette magnifique résidence. On y remarque notamment une des plus belles collections de porcelaines de Saxe qui existe, et des pièces de malachite d’une valeur inouïe. À la suite de la galerie de danse est une terrasse ornée de superbes tapisseries des Gobelins (5). » La chronique mondaine s’attache à décrire les bals donnés rue de Tilsitt : « Il y a eu la nuit dernière une fête fastueuse chez le plus riche des banquiers russes, M. Gunzburg », rapporte le Gaulois dans son édition du 24 janvier 1875, rubrique « Échos de Paris ». « Waldteufel conduisait un orchestre de trente instrumentistes, auxquels étaient adjoints vingt chanteurs. Souper pantagruélique, avec toutes les primeurs du printemps en hiver. Toilettes éblouissantes, rivières, fleurs, océans de pierreries, rien n’a manqué à la splendeur de cette fête. Les danses, qui ont commencé à dix heures du soir, continuaient encore à l’aube, qui se lève tard en cette saison (6). » À la tête de ses musiciens, le célèbre Émile Waldteufel enchaîne mazurkas, polkas et valses. Parmi les invités, les membres de la finance juive composent le premier cercle, des personnalités russes de passage sont mentionnées, comme le général comte Mouraviev, fameux conquérant de l’Extrême-Orient, ainsi que le Tout-Paris aristocratique ou élégant.

Pendant la guerre franco-prussienne de 1870, les épreuves subies par son pays d’adoption ne laissent pas Joseph Evzel indifférent : il transforme la rue de Tilsitt en lazaret dont il confie la direction à son gendre, Paul Fould. Avec l’accord de l’ambassade de Russie, il fait hisser le drapeau russe (alors jaune, blanc, noir) aux côtés de l’étendard tricolore.

Un foyer vivant du judaïsme éclairé

Issu d’une lignée de rabbins, Joseph Evzel est porteur d’un judaïsme exigeant, imprégné de pratique et d’étude. Il a le souci d’élever ses descendants dans la foi juive et, dans son Testament, il envisage de déshériter quiconque abandonnerait le judaïsme et la nationalité russe, affichant un double attachement auquel ses héritiers resteront fidèles jusqu’à la révolution bolchevique (7). Dans son cas, et cela mérite d’être souligné, l’intégration ne signifie pas l’assimilation, au contraire.

L’hôtel Gunzburg vit au rythme d’une pratique régulière à laquelle nul ne déroge. Les prières sont dites matin et soir, et si chaque couple vit séparément dans ses appartements, Joseph Evzel tient à la présence de tous pour le dîner de shabbat du vendredi soir (8). La maison abrite d’ailleurs un chohet, responsable de l’abattage des animaux et garant du bon respect de la cacherout. En même temps que le respect de la tradition, Joseph Evzel favorise dans sa maison parisienne le rayonnement de la culture juive. Il maîtrise lui-même un hébreu impeccable, élégant mélange de langue sacrée et de tournures littéraires modernes, qu’il utilise dans sa correspondance. Le fait est suffisamment rare pour être noté : l’hébreu, remplacé par le yiddish dans la pratique courante, tend alors à devenir une langue d’étude sclérosée. Joseph Evzel recrute à Paris des professeurs d’hébreu de qualité : talmudiste, spécialiste des caraïtes, des antiquités hébraïques et arabes, Adolphe Neubauer travaille quelques années rue de Tilsitt. Son enseignement suscite même la vocation savante de David, petit-fils de Joseph Evzel, qui devient à son tour un orientaliste réputé. Neubauer est notamment le collaborateur de Renan pour son Histoire du peuple d’Israël, dont il rédige le volume concernant la littérature hébraïque (9). Il est ensuite bibliothécaire de la section hébraïque à la Bodléienne d’Oxford, d’où il reste en contact avec les Gunzburg (10). Le docteur Kisch, futur grand rabbin de Prague, prend sa suite comme maître d’hébreu. Pour préparer ses petits-fils à leur Bar Mitzvah, en 1876, Joseph Evzel recrute également le premier hazan de la synagogue de la Victoire, M. Naumbourg (11). Le grand rabbin Zadoc Kahn vient aussi, à l’occasion, enseigner la religion aux enfants.

Joseph Evzel s’est donc entouré de lettrés, qui font de l’hôtel de la rue de Tilsitt un lieu vivant du judaïsme éclairé. Outre les maîtres d’hébreu, qui ne sont pas seulement des professeurs de langue mais aussi des savants talmudistes avec lesquels le maître de maison aime avoir des échanges, il embauche des savants issus des provinces juives de Russie. Depuis 1857, Senior Sachs (ou Shneur Zaks, 1816-1892) est son bibliothécaire attitré. Située au rez-de-chaussée de l’hôtel particulier, la bibliothèque est le cœur de la maison. Elle est formée d’un noyau originel issu des livres que Joseph Evzel a hérités de son père et qu’il a apportés de Podolie. Cette base n’a cessé d’être enrichie. Si elle n’est pas exclusivement composée d’ouvrages de judaïca, ces derniers en constituent une part essentielle et originale. À Paris, Ury, second fils de Joseph Evzel, est en charge des nouveaux achats, aidé par Sachs qui élabore le catalogue raisonné. Manuscrits et incunables de grande valeur sont ainsi soigneusement rassemblés. Spécialiste de littérature hébraïque médiévale, Sachs est une personnalité attachante, entièrement dévouée à ses études et à la famille Gunzburg. En plus de l’hébreu et du russe, Sachs parle l’allemand et le syriaque. À Paris, il est en relation avec le philosophe Salomon Munk, professeur au Collège de France, qui fréquente également la rue de Tilsitt. Autre figure typique de la culture juive de ce temps, Mathias Mapou partage aussi la vie des Gunzburg : il entre dans la famille comme professeur de français des enfants à Kamenets-Podolsk, avant de devenir le secrétaire particulier de Joseph Evzel, dont il est la plume et le plus proche conseiller (12). Il est le frère d’Abraham Mapou, considéré comme le fondateur du roman hébraïque moderne (13). En 1867, ce dernier doit aussi venir s’établir rue de Tilsitt, mais, malade, il meurt malheureusement en route, à Königsberg. Ainsi, au cœur du luxe parisien, parmi les tapisseries des Gobelins et les collections de malachite, s’épanouit presque secrètement une culture juive revivifiée.

La société des artistes russes de Paris

À la mort de Joseph Evzel en 1878, son fils Horace (1832-1909) s’impose comme le digne continuateur des œuvres de son père, dont il a hérité la prestance physique et l’intelligence. Déjà veuf, et endeuillé de plus par la perte de son fils Marc promis à une belle carrière de peintre, il décide de soutenir les artistes russes de Paris : dans cette entreprise généreuse, il reçoit l’aide de l’écrivain Ivan Tourgueniev. Les deux hommes se sont plus particulièrement rapprochés à l’occasion de leurs séjours parisiens même s’ils avaient eu l’occasion de se rencontrer depuis longtemps à Saint-Pétersbourg chez des amis communs, les Stassioulevitch. L’écrivain et le banquier entretiennent des relations suivies, rythmées par les réunions de la Société des artistes, des mondanités musicales et littéraires ou de simples rencontres amicales, typiques de la petite colonie russe parisienne des années 1870. Tourgueniev cherche à attirer l’attention d’Horace sur certains de ses protégés, exilés russes dans le besoin (14). Fondée le 10 décembre 1877, la Société des artistes russes de Paris rapproche Horace et Ivan Tourgueniev autour d’une cause philanthropique originale. Ce projet a la double ambition d’offrir à la fois une aide matérielle aux artistes russes vivant à Paris et un lieu d’exposition. Eugène Melchior de Vogüé n’a pas encore publié son fameux essai sur la culture russe, et la société parisienne ignore alors tout de la pratique artistique en Russie. La rue de Tilsitt devient à cette occasion un lieu unique de rencontres et d’expositions. Horace met à la disposition des artistes l’atelier de Marc.

La Société des artistes russes n’aurait pas vu le jour sans Alexeï Bogolioubov, officier de marine et peintre, installé à Paris depuis 1874. Petit-fils d’Alexandre Radichtchev (célèbre écrivain contestataire du temps de Catherine II), Bogolioubov n’en est pas moins bien introduit auprès de la famille impériale, notamment du grand-duc Alexandre Alexandrovitch, futur tsar Alexandre III. Les artistes réunis dans la Société sont tous ses amis et deviennent pour la plupart des proches d’Horace : Alexeï Kharlamov, qui avait peint en 1875 un portrait de Tourgueniev, réalise les copies des portraits d’Horace par Ivan Kramskoï et d’Anna par Léon Bonnat, aujourd’hui conservées à l’Alliance israélite universelle à Paris ; ancien étudiant aux Beaux-arts de Paris, Pantaleon Szindler réalise pour Horace des copies de Rembrandt ; Ivan Pokhitonov donne aux enfants Gunzburg des leçons de russe et de mathématiques ; Nikolaï Sachs, peintre paysagiste, assume les fonctions de secrétaire de la Société ; Iouri Leman, alors au commencement de sa carrière, rejoindra les Ambulants en 1881 ; quant à Marc Antokolski, il vient d’achever son buste de Tourgueniev : ce sculpteur de grand talent bénéficiera jusqu’à sa mort du soutien indéfectible des Gunzburg.

Ce petit cénacle fonctionne comme un club : les membres se réunissent au moins une fois par semaine, recréant rue de Tilsitt un coin de Russie. D’après Antokolski « [leurs] intérêts [artistiques] n’étaient pas parisiens mais russes ». La plupart des artistes sont d’ailleurs proches des Ambulants. Des séances de travail sont organisées dans l’atelier, où modèles et matériel sont fournis ; les artistes peuvent laisser leurs œuvres en dépôt ; une bibliothèque et un billard ajoutent au charme du lieu ; à l’occasion de soirées littéraires, Tourgueniev lit ses œuvres ou celles de jeunes talents, parfois juifs, ce qu’il sait être agréable à son hôte (15). Avec la Société, Horace joint l’utile à l’agréable. L’inventaire après décès de ses biens révèle qu’il achetait des œuvres aux uns et aux autres : Arabes sur un divan de Szyndler, Nature morte de Kharlamov, Marine de Pokhitonov, Vue de Saint-Pétersbourg et diverses études de Bogolioubov, sans compter de nombreuses sculptures d’Antokolski. Dans un article consacré à l’art russe dans la Revue des Deux Mondes en novembre 1882, Eugène-Melchior de Vogüé évoque « ce petit groupe d’artistes, naturalisés Parisiens » : Bogolioubov et « ses fines marines, ses jolies vues de villes à vol d’oiseau », ou Pokhitonov, « l’auteur de ces vues minuscules d’Ukraine, si vraies, si curieusement teintées, qui ont déjà valu à ce peintre de grand avenir le surnom de Meissonnier du paysage » (16).

Une fois par an, une grande exposition met à l’honneur les travaux des membres. En 1879, Bogolioubov profite de la visite en France du grand-duc Alexandre Alexandrovitch pour organiser la venue du couple princier rue de Tilsitt. Les hôtes peuvent également admirer les collections des Gunzburg, dont le spectaculaire tableau de Dmitriev-Orembourgski La chasse offerte à S.A. le grand-duc Nicolas aîné par le baron Ury de Gunzburg à Chambaudoin, où l’on reconnaît la silhouette si familière de Tourgueniev. Horace est chaleureusement remercié d’avoir financé cette exposition. Il est ainsi explicitement reconnu comme un acteur du rayonnement de la culture russe en France, rôle qu’il continue à jouer jusqu’à son retour en Russie : en 1881, avec ses dix enfants, il choisit de s’établir à Saint-Pétersbourg, gardant la rue de Tilsitt comme pied-à-terre occasionnel. L’hôtel Gunzburg est vendu en 1887.

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1. Voir Lorraine de Meaux, Une grande famille russe : les Gunzburg Paris/Saint-Pétersbourg, XIXe-XXe siècle, Perrin, Paris, 2018.

2. Le Monde illustré, 8 mai 1858.

3. Frédéric Barbier, Finance et Politique, La dynastie des Fould. XVIIIe-XXe siècle, Armand Colin, Paris, 1991.

4. Alexandre de Gunzburg, Mémoires de jeunesse, manuscrit inédit.

5. Le Gaulois, 24 janvier 1875.

6. Ibid.

7. Testament russe de Joseph Evzel, traduit en français, Archives Jean de Gunzburg.

8. Alexandre de Gunzburg, Manuscrit A, inédit.

9. Ibid.

10. Alexandre de Gunzburg, Manuscrit D, Mémoires de jeunesse, inédit, et Heinrich Sliozberg, Baron Horace O. de Gunzburg, sa vie son œuvre, publié à l’occasion du centenaire de sa naissance, traduit du russe par Vladimir Bariatinsky, Paris, 1933, p. 34.

11. Alexandre de Gunzburg, Manuscrit C, inédit.

12. Alexandre de Gunzburg, Manuscrit C, « Collaborateurs de mon grand-père », inédit.

13. David Patterson, Abraham Mapu, the creator of the modern hebrew novel, East and West Library, London, 1964.

14. Ivan Tourgueniev à Horace de Gunzburg, 22 janvier 1879, Paris, en russe, reproduit dans Irène de Vries-de Gunzburg, « Some letters of Ivan Turgenev to Baron Horace de Gunzburg, 1877-1883 », Oxford Slavonic Papers, vol. IX, 1960, p. 87.

15. Ivan Tourgueniev à Horace de Gunzburg, Paris, 6/18 avril 1879, traduit du russe, reproduit dans Irène de Vries-de Gunzburg, op. cit., p. 88.

16. Eugène Melchior de Vogüé, « L’exposition de Moscou et l’art russe », Paris, La Revue des Deux Mondes, novembre 1882.