Source photo : Collection particulière, D.R.La nuance est intéressante. Dans le texte de Pouchkine (5),
elle s’ennuie et ne rejette pas – du moins directement – la faute sur Aleko. L’ennui, la mélancolie sont, en quelque sorte, consubstantiels des belles Tsiganes, et, seuls, un nouvel amour vite éteint, une passion aussi dévorante que bientôt oubliée, permettent de les apaiser temporairement. Autre nuance, non moins intéressante : Zemfira ne « reveut » pas « sa » liberté, comme on reprend sa liberté lors d’un divorce. Cette demande n’a rien d’une décision rationnelle ni d’un choix, elle est de l’ordre d’une prière, ce qu’indique le verbe russe utilisé.
Il reste à s’interroger sur cette liberté à laquelle aspirent et Carmen et Zemfira. Pouchkine, dans son poème, emploie le mot
volia et ses dérivés, dont l’adjectif
volny, que Mérimée traduit, selon les circonstances, par « liberté », « libre », « indépendance », « caprice ». Appliqué à Zemfira, ce dernier terme est un bon équivalent, le mot
volia désignant la liberté d’agir à son gré, sans entraves, et se confondant parfois avec le mot « volonté ».
La notion de
volia est toutefois plus large : elle abolit toute limite spatiale et, bien sûr, toute frontière. Elle s’applique donc tout particulièrement au nomadisme bohémien et tsigane. C’est à cette
volia que voudraient accéder Aleko et, pour partie, Don José. Mais leur tentative est vouée à l’échec. Zemfira met en garde le premier contre la difficulté pour lui de s’adapter à l’errance et à la vie sauvage des Tsiganes. Le regret ne lui viendra-t-il pas d’avoir quitté la ville et ses attraits ? Aveuglé par sa passion pour la jeune femme et enthousiasmé par sa nouvelle existence, le jeune homme réplique avec fougue :
« Moi des regrets ! Si tu savais, si tu pouvais t’imaginer l’esclavage de ces villes où l’on étouffe ! Là, les hommes parqués, entassés, n’ont jamais respiré l’air frais du matin, ni les parfums printaniers des prairies. Ils ont honte d’aimer. La pensée… ils la chassent loin d’eux. Ils font marchandise de leur liberté. Rampant aux pieds des idoles, ils leur demandent de l’argent et des chaînes. Qu’ai-je quitté ? Trahisons impudentes, préjugés sans appel, haines insensées de la foule... »
Dans cette réponse, résonne clairement la voix de Pouchkine, qui aspire à une liberté qu’il n’est, d’ailleurs, pas du tout certain d’assumer. Mais le romantisme permet au moins de rêver, et le poète met dans la bouche d’Aleko :
« La joie des villes, vain bruit ; là point d’amour, point de vraie joie. Les femmes… ah ! que tu vaux mieux qu’elles, toi qui n’as besoin ni de leurs riches parures, ni de leurs perles, ni de leurs colliers. […] Mon seul désir c’est de partager avec toi, amour, paix, exil volontaire. » Et le héros de « secouer les chaînes de la civilisation » pour mener, pendant deux ans, la vie de bivouac.
Mais la passion l’emporte sur la liberté. Aleko tue, par jalousie, Zemfira et son amant, et finit par être chassé du clan par le père de la belle, qui lui reproche son individualisme et son incapacité à comprendre les Tsiganes :
« Aimer, pour toi c’est amertume et douleur. Aimer, c’est un jeu pour un cœur de femme. Regarde : sous cette voûte là-haut, la lune erre en liberté. À toute la nature, tour à tour, elle verse sa lumière. […] Loin de nous, homme orgueilleux ! Nous sommes des sauvages qui n’avons pas de lois. Chez nous point de bourreaux, point de supplices ; nous ne demandons aux coupables ni leur sang ni leurs larmes. Mais nous ne vivons pas avec un assassin. Tu es libre, vis seul. Ta voix nous ferait peur. Nous sommes des gens timides et doux ; toi, tu es cruel et hardi. Séparons-nous. Adieu ; que la paix soit avec toi ! »
Don José n’aura pas plus de chance avec Carmen, pour la simple raison qu’il n’est pas bohémien :
« Sais-tu, mon fils, que je crois que je t’aime un peu ? admet Carmen Mais cela ne peut durer. Chien et loup ne font pas longtemps bon ménage. Peut-être que, si tu prenais la loi d’Égypte, j’aimerais à devenir ta
romi. » À l’instar d’Aleko, il est dans l’incapacité de comprendre l’importance de la liberté pour les Bohémiens : « Pour les gens de sa race, dit-il, généralisant l’attitude de Carmen, la liberté est tout, et ils mettraient le feu à une ville pour s’épargner un jour de prison. »
Le narrateur de l’histoire de Zemfira et celui de Carmen ne sont pas non plus sans intérêt. Celui de Mérimée, frère jumeau de l’auteur, se trouve en voyage d’études en Espagne. Il rencontre Don José par le plus grand des hasards, mais le hasard fait bien les choses pour les écrivains : « J’étais bien aise de savoir ce que c’est qu’un brigand. On n’en voit pas tous les jours, et il y a un certain charme à se trouver auprès d’un être dangereux, surtout lorsqu’on le sent doux et apprivoisé. […] Sa figure, à la fois noble et farouche, me rappelait le Satan de Milton. »
Qu’il est palpitant pour le bourgeois de fréquenter les mauvais garçons (pas trop méchants tout de même) et les filles de mauvaise vie – ce qui n’empêche pas de servir un petit couplet moralisateur : « Pauvre enfant ! », écrit le narrateur à propos de Carmen : ce sont les Bohémiens « qui sont coupables pour l’avoir élevée ainsi ».
Le ton du narrateur, qui apparaît dans l’Épilogue, est bien différent chez Pouckhine : « C’est là, au milieu de la steppe, sur des retranchements en ruines, que je rencontrai les chariots des Bohémiens [
des Tsiganes dans le texte original], ces paisibles fils de la liberté. » Aucun jugement négatif n’est porté. Seul un constat s’impose : nul n’échappe au destin, nul n’échappe à la tragédie. C’est le lot de tous les humains : « Mais le bonheur ne se trouve pas même parmi vous, enfants pauvres de la nature, et sous vos tentes trouées il y a des rêves qui sont des supplices. Nomades, le désert même n’a pas d’abri contre la douleur ou le crime. Partout les passions, partout l’inexorable destin. »
Le poème de Pouchkine est moins « ornementé » que
Carmen. Il est vrai que la steppe est moins « colorée » que l’Espagne dans la représentation qu’en donne Mérimée – représentation qui frise parfois, vue d’aujourd’hui, le kitsch. Le style de Pouchkine, plus dépouillé (ce dont Mérimée le traducteur s’est plaint à mainte reprise), atteint à la tragédie au sens antique du terme. Quoi qu’il en soit, les deux écrivains ont créé deux grandes légendes féminines, Carmen ayant été encore exaltée par Bizet.
William Adolphe Bouguereau (1825-1905), La petite mendiante