Ru Ru

E) Miscellanées

Anne Coldefy-Faucard Anne Coldefy-Faucard
1 novembre 2019

Bohémiens et Tsiganes – un trait d’union poétique

En 1824, paraît en Russie le long poème d’Alexandre Pouchkine, Les Tsiganes, dans lequel il met en scène Aleko, jeune Russe amoureux – bientôt malheureux – de la belle Tsigane Zemfira. Le poète est alors âgé de 25 ans. Auparavant, il a passé trois ans en relégation, notamment à Kichinev, en Bessarabie (actuelle Moldavie).  

Presque trente ans plus tard, en 1852, Prosper Mérimée publie dans la Revue des Deux Mondes sa traduction en prose du poème, intitulée Les Bohémiens. Entre-temps, il a appris le russe à marche forcée, « une bien terrible langue », et, en 1845, écrit sa Carmen. Il apparaît ainsi que Bohémiens et Tsiganes constituent un trait d’union poétique inattendu entre la France et la Russie.

Si la Zemfira de Pouchkine est la première véritable occurrence de Tsigane littéraire, il n’en va pas de même pour les Bohémiens, Gitans ou, comme on disait, « Égyptiens », dans la littérature française et, plus largement, dans les littératures européennes : la Gitanilla des Nouvelles exemplaires de Cervantès est déjà passée par là ; Goethe, Diderot, Voltaire, George Sand, Baudelaire et tant d’autres ne seront pas en reste. En Russie, mentionnons, sur les traces de Pouchkine, Ostrovski, Leskov, Polonski, Tolstoï, Blok, Tsvetaïeva…

Anton Bretano (1840-1888), Jeune Gitane

Source photo: Collection particulière, D.R.

La présence des Bohémiens en France est ancienne, et l’accueil qui leur est fait par les autorités et la population fluctue au gré du temps. Dans son article La Bohémienne dans les dictionnaires français XVIIIe-XIXe siècle : discours, histoire et pratiques socio-culturelles (1), Emmanuel Filhol parle des XVe-XVIe siècles et de la première moitié du XVIIe comme d’un « âge d’or » des Bohémiens. Les grandes découvertes, les voyages aux Indes orientales et occidentales ont mis l’exotisme à la mode, et les « Égyptiens » bénéficient de protections importantes de la part des autorités tant laïques que religieuses. En d’autres termes, les Bohémiens ne sont pas encore diabolisés.

On assiste à un revirement au milieu du XVIIe siècle (2), les valeurs morales, l’ordre et la célébration du travail l’emportant peu à peu. Or, les Bohémiens ont une réputation bien ancrée de paresseux, plus enclins à voler des biens qu’à en gagner à la sueur de leur front. Les Bohémiennes, quant à elles, ne sont pas considérées comme des femmes convenables. On leur garde néanmoins quelque sympathie en raison de leur talent de danseuses.

Le XVIIIe siècle suit la même pente, et l’on trouve dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, à propos des Bohémiens : « Leur talent est de chanter, danser et voler » (3).

Il faut attendre le XIXe siècle et le romantisme pour que la tendance s’inverse à nouveau, à tout le moins dans les milieux artistiques. Peintres, écrivains, musiciens reprennent goût à l’exotisme, au désordre, à la rébellion. Quelle meilleure incarnation des mœurs libertines, de la beauté sauvage, de l’« ailleurs », du mystère et de l’occulte, que Bohémiens et, plus encore, Bohémiennes ?

En Russie, la situation des Tsiganes est assez différente. Ils apparaissent en groupe au XVIIe siècle, sur ce qui est aujourd’hui le territoire de l’Ukraine. En 1733, ils sont mentionnés pour la première fois dans un document officiel par un édit sur les impôts de la tsarine Anna Ivanovna. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le pouvoir leur octroie le droit de se rattacher à n’importe quel ordre social, excepté la noblesse. Précisons que les Tsiganes paysans ne sont pas concernés par le servage. Dès le début des années 1800, certains sont recensés parmi les marchands et la petite bourgeoisie. Ils n’en sont pas pour autant pleinement assimilés (4), beaucoup restent nomades jusqu’à la révolution (voire plus tard), mais ils paient leurs impôts et fournissent de bons chevaux lors des guerres (notamment contre Napoléon).

Dès le XVIIIe siècle, la noblesse russe s’intéresse aux chansons tsiganes. En 1774, le comte Orlov-Tchesmenski réunit quelques chanteurs, formant l’embryon des futurs chœurs tsiganes qui compteront jusqu’à deux cents personnes et seront partie intégrante de la culture russe.

Zemfira et Carmen

Figures mythiques, la Zemfira de Pouchkine et la Carmen de Mérimée permettent à elles seules de brosser le portrait de la Tsigane/Bohémienne des écrivains du XIXe siècle. Elles présentent des traits communs, mais aussi des différences non négligeables, à l’instar de leurs créateurs. Si le Pouchkine des premiers longs poèmes ne peut être entièrement détaché du romantisme, en particulier de l’influence de Byron, il garde néanmoins quelque distance envers ce courant et apparaît déjà comme un écrivain profondément original.

Nomadisme tsigane

Source photo : Collection particulière, D.R.

La Carmen de Mérimée a « le regard sauvage », ce qui frappe aussitôt Don José, le héros basque qu’elle ensorcelle et dont elle va ruiner la vie : « Pour ne pas vous fatiguer d’une description trop prolixe, raconte celui-ci, je vous dirai en somme qu’à chaque défaut elle réunissait une qualité qui ressortait peut-être plus fortement par le contraste. C’était une beauté étrange et sauvage, une figure qui étonnait d’abord, mais qu’on ne pouvait oublier. Ses yeux surtout avaient une expression à la fois voluptueuse et farouche que je n’ai trouvée depuis à aucun regard humain. »

Zemfira, elle, est la « belle aux yeux noirs ». Pour le reste, autant Carmen est décrite en détail du point de vue physique, autant Zemfira demeure insaisissable ; autant le côté « animal » de Carmen est souligné, autant Zemfira semble abstraite. De sa première rencontre avec le héros, Aleko, on sait seulement qu’elle l’a vu, la nuit, errant dans la steppe, et l’a ramené au campement. La première rencontre du héros de Mérimée avec Carmen est autrement plus pittoresque :

« Elle avait […] une fleur de cassie dans le coin de la bouche, et elle s’avançait en se balançant sur ses hanches comme une pouliche du haras de Cordoue. Dans mon pays, une femme en ce costume aurait obligé le monde à se signer. À Séville, chacun lui adressait quelque compliment gaillard sur sa tournure ; elle répondait à chacun, faisant les yeux en coulisse, le poing sur la hanche, effrontée comme une vraie Bohémienne qu’elle était. D’abord elle ne me plut pas, et je repris mon ouvrage ; mais elle, suivant l’usage des femmes et des chats qui ne viennent pas quand on les appelle et qui viennent quand on ne les appelle pas, s’arrêta devant moi et m’adressa la parole. »

Andrew Atroshenko (né en 1961), Tsigane

Source photo : Collection particulière, D.R.

Les deux héroïnes sont piètrement vêtues, mais ce trait est appréhendé différemment par les deux héros. Pour Carmen, c’est le signe – négatif – d’un comportement que la morale réprouve : « Elle était simplement, peut-être pauvrement vêtue, tout en noir comme la plupart des grisettes dans la soirée. Les femmes comme il faut ne portent le noir que le matin ; le soir, elles s’habillent à la francesa. » La tenue plus que modeste de Zemfira, elle, est une marque positive, qui la distingue des femmes des villes qu’a connues Aleko avant de se retrouver dans la steppe. Carmen danse et séduit, toujours dans l’intérêt des « Égyptiens », dépouillant et abusant ceux qui n’en sont pas. Zemfira chante les chansons mélancoliques des Tsiganes parce que telle est la tradition. Une de ces chansons, pourtant, entonnée à dessein, lui sera fatale : elle vise directement Aleko, et parle d’un « vieux et méchant mari », qui n’empêchera pas la jeune beauté d’aller rejoindre son amant. 
Source photo : Collection particulière, D.R.

Carmen est, d’emblée, décrétée diabolique et le héros le répète avec insistance : « cette diable de fille » ; « Tu as rencontré le diable, oui, le diable, déclare-t-elle à Don José ; il n’est pas toujours noir et il ne t’a pas tordu le cou. Je suis habillée de laine, mais je ne suis pas mouton. »

Du diable, Carmen a le rire, énorme, envoûtant : « Monsieur, quand cette fille-là riait, il n’y avait pas moyen de parler raison. Tout le monde riait avec elle. » Du diable, elle a aussi la puissance : « Je n’en voyais pas une seule qui valût cette diable de fille-là » ; « J’étais si faible devant cette créature, que j’obéissais à tous ses caprices » ; « S’il y a des sorcières, cette fille-là en était une ! Elle mentait, Monsieur, elle a toujours menti. Je ne sais pas si dans sa vie cette fille-là a jamais dit un mot de vérité ; mais, quand elle parlait, je la croyais ». Sorcière, elle l’est sans nul doute : elle peut prédire l’avenir et sait, à divers signes, ce qui l’attend elle-même : « J’ai toujours pensé que tu me tuerais, dit-elle au héros. C’est écrit. »

Si Zemfira envoûte les hommes, elle ne se mêle pas de sorcellerie. Du moins Pouchkine n’insiste-t-il pas sur ce point, à la différence de Mérimée pour sa Bohémienne. Cela ne veut pas dire que les esprits malins soient absents du poème et de la vie des Tsiganes : ce sont des esprits nocturnes, qui « serrent la gorge aux dormeurs ». Il ne faut ni les chasser ni les troubler, ils s’en iront d’eux-mêmes à l’aube venant…

Amour et liberté : deux quêtes incompatibles

Il vaut de se pencher un instant sur les deux héros masculins. Celui de Mérimée est un soldat, qui a toutes les chances de monter en grade, mais que sa passion pour la belle Bohémienne va changer en brigand : « La vie de contrebandier me plaisait mieux que la vie de soldat ; je faisais des cadeaux à Carmen. J’avais de l’argent et une maîtresse. » Aleko, lui, est en fuite, poursuivi par la loi de son pays. Pouchkine ne nous dit pas pourquoi, mais on peut penser qu’il s’agit – comme dans le cas du poète – d’un désaccord plus ou moins politique. Ainsi Aleko se cache-t-il dans la steppe, chez les Tsiganes « qui n’ont pas de lois ».

Tous deux ne tardent pas, néanmoins, à connaître une autre captivité, qui, pour être voluptueuse, n’en est pas moins douloureuse. Les deux belles sont indomptables. « Ce que je veux, déclare Carmen, c’est être libre et faire ce qui me plaît […] Lorsqu’on me défie de faire une chose, elle est bientôt faite ! » De son côté, Zemfira, qui ne tarde pas à prendre un nouvel et jeune amant tsigane, confie à son vieux père, dans la traduction de Mérimée, à propos d’Aleko : « Il m’ennuie. Mon cœur reveut sa liberté ». En l’occurrence, le traducteur en prend un peu à son aise avec le texte de Pouchkine, qui dit en réalité : « Je m’ennuie. Mon cœur demande la liberté. »

Vincent Van Gogh, Camps de Tziganes avec des voitures attelées (1888)

Source photo : Collection particulière, D.R.

La nuance est intéressante. Dans le texte de Pouchkine (5), elle s’ennuie et ne rejette pas – du moins directement – la faute sur Aleko. L’ennui, la mélancolie sont, en quelque sorte, consubstantiels des belles Tsiganes, et, seuls, un nouvel amour vite éteint, une passion aussi dévorante que bientôt oubliée, permettent de les apaiser temporairement. Autre nuance, non moins intéressante : Zemfira ne « reveut » pas « sa » liberté, comme on reprend sa liberté lors d’un divorce. Cette demande n’a rien d’une décision rationnelle ni d’un choix, elle est de l’ordre d’une prière, ce qu’indique le verbe russe utilisé.

Il reste à s’interroger sur cette liberté à laquelle aspirent et Carmen et Zemfira. Pouchkine, dans son poème, emploie le mot volia et ses dérivés, dont l’adjectif volny, que Mérimée traduit, selon les circonstances, par « liberté », « libre », « indépendance », « caprice ». Appliqué à Zemfira, ce dernier terme est un bon équivalent, le mot volia désignant la liberté d’agir à son gré, sans entraves, et se confondant parfois avec le mot « volonté ».

La notion de volia est toutefois plus large : elle abolit toute limite spatiale et, bien sûr, toute frontière. Elle s’applique donc tout particulièrement au nomadisme bohémien et tsigane. C’est à cette volia que voudraient accéder Aleko et, pour partie, Don José. Mais leur tentative est vouée à l’échec. Zemfira met en garde le premier contre la difficulté pour lui de s’adapter à l’errance et à la vie sauvage des Tsiganes. Le regret ne lui viendra-t-il pas d’avoir quitté la ville et ses attraits ? Aveuglé par sa passion pour la jeune femme et enthousiasmé par sa nouvelle existence, le jeune homme réplique avec fougue :

« Moi des regrets ! Si tu savais, si tu pouvais t’imaginer l’esclavage de ces villes où l’on étouffe ! Là, les hommes parqués, entassés, n’ont jamais respiré l’air frais du matin, ni les parfums printaniers des prairies. Ils ont honte d’aimer. La pensée… ils la chassent loin d’eux. Ils font marchandise de leur liberté. Rampant aux pieds des idoles, ils leur demandent de l’argent et des chaînes. Qu’ai-je quitté ? Trahisons impudentes, préjugés sans appel, haines insensées de la foule... »

Dans cette réponse, résonne clairement la voix de Pouchkine, qui aspire à une liberté qu’il n’est, d’ailleurs, pas du tout certain d’assumer. Mais le romantisme permet au moins de rêver, et le poète met dans la bouche d’Aleko :

« La joie des villes, vain bruit ; là point d’amour, point de vraie joie. Les femmes… ah ! que tu vaux mieux qu’elles, toi qui n’as besoin ni de leurs riches parures, ni de leurs perles, ni de leurs colliers. […] Mon seul désir c’est de partager avec toi, amour, paix, exil volontaire. » Et le héros de « secouer les chaînes de la civilisation » pour mener, pendant deux ans, la vie de bivouac.

Mais la passion l’emporte sur la liberté. Aleko tue, par jalousie, Zemfira et son amant, et finit par être chassé du clan par le père de la belle, qui lui reproche son individualisme et son incapacité à comprendre les Tsiganes :

« Aimer, pour toi c’est amertume et douleur. Aimer, c’est un jeu pour un cœur de femme. Regarde : sous cette voûte là-haut, la lune erre en liberté. À toute la nature, tour à tour, elle verse sa lumière. […] Loin de nous, homme orgueilleux ! Nous sommes des sauvages qui n’avons pas de lois. Chez nous point de bourreaux, point de supplices ; nous ne demandons aux coupables ni leur sang ni leurs larmes. Mais nous ne vivons pas avec un assassin. Tu es libre, vis seul. Ta voix nous ferait peur. Nous sommes des gens timides et doux ; toi, tu es cruel et hardi. Séparons-nous. Adieu ; que la paix soit avec toi ! »

Don José n’aura pas plus de chance avec Carmen, pour la simple raison qu’il n’est pas bohémien :

« Sais-tu, mon fils, que je crois que je t’aime un peu ? admet Carmen Mais cela ne peut durer. Chien et loup ne font pas longtemps bon ménage. Peut-être que, si tu prenais la loi d’Égypte, j’aimerais à devenir ta romi. » À l’instar d’Aleko, il est dans l’incapacité de comprendre l’importance de la liberté pour les Bohémiens : « Pour les gens de sa race, dit-il, généralisant l’attitude de Carmen, la liberté est tout, et ils mettraient le feu à une ville pour s’épargner un jour de prison. »

Le narrateur de l’histoire de Zemfira et celui de Carmen ne sont pas non plus sans intérêt. Celui de Mérimée, frère jumeau de l’auteur, se trouve en voyage d’études en Espagne. Il rencontre Don José par le plus grand des hasards, mais le hasard fait bien les choses pour les écrivains : « J’étais bien aise de savoir ce que c’est qu’un brigand. On n’en voit pas tous les jours, et il y a un certain charme à se trouver auprès d’un être dangereux, surtout lorsqu’on le sent doux et apprivoisé. […] Sa figure, à la fois noble et farouche, me rappelait le Satan de Milton. »

Qu’il est palpitant pour le bourgeois de fréquenter les mauvais garçons (pas trop méchants tout de même) et les filles de mauvaise vie – ce qui n’empêche pas de servir un petit couplet moralisateur : « Pauvre enfant ! », écrit le narrateur à propos de Carmen : ce sont les Bohémiens « qui sont coupables pour l’avoir élevée ainsi ».

Le ton du narrateur, qui apparaît dans l’Épilogue, est bien différent chez Pouckhine : « C’est là, au milieu de la steppe, sur des retranchements en ruines, que je rencontrai les chariots des Bohémiens [des Tsiganes dans le texte original], ces paisibles fils de la liberté. » Aucun jugement négatif n’est porté. Seul un constat s’impose : nul n’échappe au destin, nul n’échappe à la tragédie. C’est le lot de tous les humains : « Mais le bonheur ne se trouve pas même parmi vous, enfants pauvres de la nature, et sous vos tentes trouées il y a des rêves qui sont des supplices. Nomades, le désert même n’a pas d’abri contre la douleur ou le crime. Partout les passions, partout l’inexorable destin. »

Le poème de Pouchkine est moins « ornementé » que Carmen. Il est vrai que la steppe est moins « colorée » que l’Espagne dans la représentation qu’en donne Mérimée – représentation qui frise parfois, vue d’aujourd’hui, le kitsch. Le style de Pouchkine, plus dépouillé (ce dont Mérimée le traducteur s’est plaint à mainte reprise), atteint à la tragédie au sens antique du terme. Quoi qu’il en soit, les deux écrivains ont créé deux grandes légendes féminines, Carmen ayant été encore exaltée par Bizet.

William Adolphe Bouguereau (1825-1905), La petite mendiante

Source photo : Collection particulière, D.R.

Deux siècles tueurs de mythes

« Après Pouchkine et Mérimée, la Tsigane qui séduit, qui aime et qui s’en va, devient une obsession de la libido des Européens (6). » Le XXe siècle y mettra bon ordre. Certes, l’année 1910 voit l’apparition, en France, des cigarettes « Gitanes », avec la silhouette plus ou moins brumeuse que l’on sait, « cigarettes archi-françaises (7) », autant que les « Gauloises » qui apparaissent sur le marché la même année, ces dernières respirant « l’héroïsme, la classe, le charme » et devenant « partie intégrante de l’identité française » (8).

Toutefois, deux ans seulement après la création des mythiques « Gitanes », on assiste à l’instauration, en France, d’un carnet anthropométrique d’identité pour toute femme « nomade », qui existera pendant soixante ans (9).

En Russie, cependant, la vogue des Tsiganes, de leurs chansons et de leurs danses est à son apogée. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, le restaurant Iar, qui a ouvert ses portes à Moscou en 1826 et que Pouchkine a fréquenté, ne désemplit pas, célèbre avant tout pour ses Tsiganes, mais aussi pour ses cuisiniers français. Écrivains, peintres, aristocrates, riches marchands s’y mêlent, dépensant des fortunes et se ruinant à l’occasion pour les beaux yeux d’une chanteuse ou danseuse tsigane.

Après la révolution, le Iar est fermé, à l’instar de nombreux luxueux restaurants. Il reste toutefois lié aux Tsiganes, puisque y est installé, en 1930-1931, le théâtre Romen, unique théâtre tsigane au monde, rattaché à l’hôtel « Sovietskaïa. » L’intérêt du public ne faiblit pas, en effet, dans la Russie soviétique, et le fait de regrouper les Tsiganes dans un théâtre officiel permet de les canaliser et de contrôler les spectateurs. On impose au théâtre Romen, comme à tous les autres théâtres, des spectacles idéologiques, souvent un peu ridicules. Bref, les Tsiganes se voient peu à peu « soviétisés », à l’instar des différents peuples de l’URSS.

Le mythique chœur Sokolov du Iar

Source photo : Collection particulière, D.R.

Nina Aïzenberg (1902-1974), Costume de Tsigane pour le théâtre.

Source photo : Collection particulière, D.R.

Spectacle 1905 au théâtre Romen

Source photo : Collection particulière, D.R.

Liés à l’ancien régime, de nombreux Tsiganes émigrent et se retrouvent en Tchécoslovaquie, en Roumanie, en Hongrie dont ils sont parfois originaires. Parmi les artistes, beaucoup optent plutôt pour Berlin et Paris, où ils vont animer les fameux restaurants et cabarets russes. Il y aura là de très grandes voix tsiganes, comme Aliocha Dimitrievitch et sa sœur, Valia, au Raspoutine ou à la Maisonnette russe, deux cabarets chics proches des Champs-Élysées. Joseph Kessel s’en inspire dans son Nuits de prince (1927), qui, à son tour, inspirera à Marcel L’Herbier son film éponyme (1930).

Tout n’est pas, loin s’en faut, d’un niveau exceptionnel dans les cabarets russes de Paris, et les Tsiganes qui y sont employés ne sont pas toujours authentiques. Il faut bien gagner sa vie… Sous le pseudonyme de Teffi, l’écrivain Nadejda Lokhvitskaïa commence à tenir, dans les journaux russes de Paris, une sorte de chronique humoristique de l’émigration. Dans une nouvelle intitulée La bourgade qui évoque les « Russes blancs » dans la capitale française, elle écrit : « Les émigrés ouvraient parfois des restaurants. Les bruns chantaient alors des chansons tsiganes, les blonds étaient déclarés ukrainiens. »

Aujourd’hui, les cabarets russes de Paris ont fermé leurs portes et les grandes voix tsiganes se sont tues, après avoir été enfin découvertes en Russie au cours des années 1990… et très vite oubliées, cédant le pas aux « variétés » plus ou moins guimauves.

Ivan Pogorelov, Danse tsigane (2005)

Source photo : Collection particulière, D.R.

Le XXe siècle génocideur (on parle d’ailleurs assez peu, généralement, du génocide tsigane pendant la Seconde Guerre mondiale) a vu la naissance et la mort d’idéologies plus que totalitaires. Le XXIe s’est ouvert sur ses ruines, annonciateur, peut-être (nous n’en sommes qu’au début), de désastres au moins aussi grands, l’un d’eux, et non des moindres, étant la confusion du réel et de la légende, à ne plus se retrouver ni dans l’un ni dans l’autre.

Et c’est là que réapparaît la belle Bohémienne/Tsigane… pour redisparaître aussitôt, définitivement assassinée.

Au début du mois de janvier 2018, d’aucuns s’émouvaient de la décision du metteur en scène Leo Muscato, qui, à l’opéra de Florence, « revisitait » la fin de l’opéra de Bizet. Dans cette version, Carmen ne mourait plus, « parce qu’on ne peut applaudir le meurtre d’une femme » (10). La raison invoquée était une volonté de s’élever contre les violences faites quotidiennement aux femmes.

Le metteur en scène français Olivier Py suivait la même ligne et avait même précédé son collègue italien dans la modification de la fin de Carmen. Dans une interview, il allait encore plus loin : « Nous allons avoir des difficultés, moi qui ai une Traviata dans les tuyaux, dans la représentation de la femme. Dans ces opéras du XIXe siècle, la femme est très souvent une victime. Pire encore : une victime consentante. C’est très difficile à traiter aujourd’hui. En tout cas, cela nous pose une question (11). »

Le spectateur – comme le lecteur – est en droit de concevoir quelque amertume d’être traité comme un gentil crétin, incapable de distinguer un mythe du XIXe siècle de la réalité du XXIe, et d’avoir besoin, pour y parvenir, des grandes sagesse et perspicacité d’hommes de théâtre.

Mais le pire est ailleurs : on ne voit pas, en effet, en quoi la Carmen de Mérimée/Bizet et la Zemfira de Pouchkine sont des « victimes », qui plus est « consentantes ». Elles laissent au contraire l’image de femmes absolument libres – un idéal, en quelque sorte, pour notre époque de féminisme à tout va. Les vraies victimes, en l’occurrence, sont sans doute les hommes, bien faibles devant elles et n’ayant pour ressource – illusoire – que de les tuer, les rendant par là même immortelles.

Comment ne pas comprendre que la Carmen de Mérimée et, plus encore, le chant de Pouchkine sont des hymnes aux femmes et n’ont rien à voir avec la violence quotidienne ?

Tristes temps que les nôtres, pauvres mœurs…

******

1. Emmanuel Filhol, « La Bohémienne dans les dictionnaires français XVIIIe-XIXe siècle : discours, histoire et pratiques socioculturelles », in La Bohémienne, figure poétique de l’errance aux XVIIIe et XIXe siècles, Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2005.

2. Idem, p. 22.

3. Emmanuel Filhol, op. cit., p. 24.

4. Boris Iagoubov, « “Tsyganski Tekst” i ego mesto v rousskoï koultourié », [Le « Texte tsigane » et sa place dans la culture russe], www.gramota.net/materials/2/2013/9-1/55.html

5. «Мне скучно; сердце воли просит...»

6. Leonardo Piasere, « Au cœur de l’Occident : l’amour, la mort, la Gitane », in Études tsiganes, n°18-19, 2004, pp. 167-184.

7. Karel Vanhaesebrouck, « Adieu Gauloises, un autre symbole français part en fumée », De Morgen-Bruxelles, cité d’après Le Courrier international, 28 avril 2014.

8. Ibidem.

9. Emmanuel Filhol, La Bohémienne dans les dictionnaires français XVIIIe-XIXe siècle : discours, histoire et pratiques socioculturelles, op. cit., p. 40.

10. Cité d’après Cécile de Kervasdoué, France-Culture, 5 janvier 2018.

11. Ibidem.