Ru Ru

Désillusions européennes

Jean-Dominique Giuliani Jean-Dominique Giuliani
27.05.2013

La crise des dettes souveraines a ébranlé l’Union européenne. Expression d’une redistribution des rapports de force, de la croissance et du développement, il s’agit d’une crise mondiale qui est d’abord apparue en 2007 aux États-Unis avant de franchir l’Atlantique, de s’attaquer aux faiblesses structurelles des économies européennes, leur déficit et leur endettement, et de mettre en exergue les défaillances dans la construction originelle de l’Euro, monnaie unique commune à 17 États.

Dans les premières phases de cette tourmente, la France a plutôt bien résisté, jouant un rôle moteur dans les initiatives internationales, obtenant la création du G20, mobilisant le FMI, construisant avec l’Allemagne le mécanisme de soutien indispensable pour venir en aide aux États européens en difficulté. Mais elle n’est pas elle-même épargnée par des déficits, récurrents depuis plus de 30 ans, et par son niveau d’endettement, qui s’établit désormais à 91% du PIB.

Les gouvernements successifs ont entrepris de corriger une gestion publique dispendieuse. Une réforme des retraites a été votée, un plan d’économies budgétaires a été adopté, mais en cette fin d’année 2012, le déficit public de la France continue de dépasser les 3% du PIB acceptés par le Pacte de Stabilité et de nouveaux efforts sont à venir, ne serait-ce que pour respecter les engagements européens formalisés dans le nouveau Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire, désormais ratifié par la France.

Le nouveau président de la République française, élu le 6 mai, a voulu mettre l’accent sur la nécessité pour l’Union européenne d’adopter des mesures de soutien à la croissance et le Conseil européen a décidé, au début du mois de juillet, de consacrer 120 milliards d’euros à cette tâche.

La crise de la dette en Europe a, en effet, suscité beaucoup d’inquiétudes chez les Français, traditionnellement tournés vers l’épargne. Si leurs sentiments demeurent majoritairement pro-européens, ils manifestent de nouvelles attentes envers la construction communautaire.

Il faut s’interroger sur les relations entre les Français et la construction européenne, puis mesurer leurs réactions face à l’action de l’Union dans la crise.

UN PARTENAIRE EUROPÉEN TURBULENT 

Pour la France, l’engagement européen est l’un des fondements de sa politique étrangère et de son action extérieure depuis maintenant plus de 50 ans.

La France a cependant l’habitude de défrayer la chronique et d’être un partenaire européen difficile. Du refus en 1954 de la Communauté européenne de Défense, pourtant proposée par la France, aux deux vetos français à l’entrée du Royaume- Uni (1963 et 1967) et de la crise dite de la « chaise vide » (juin 1965-janvier 1966) jusqu’au refus du projet de Traité établissant une constitution pour l’Europe, pourtant rédigé sous la présidence d’un Français, la France surprend toujours ses partenaires qui ont du mal à suivre ses changements d’humeur et son attachement à la souveraineté nationale de ses citoyens.

La France ne se prive jamais d’exprimer à haute voix des idées nouvelles qu’elle s’étonne de ne pas voir partagées par ses partenaires. Elle est souvent suspectée de vouloir démultiplier sa puissance à travers l’Europe. Accusée de privilégier l’alliance avec l’Allemagne en vue d’instaurer un « condominium » sur l’Union, la France trouve naturel que les pays les plus importants par l’économie et la population conduisent l’Union. Elle s’attire souvent, pour ces raisons, des critiques des autres États membres. Elles portent sur la place prépondérante prise par les deux pays au sein de l’Union européenne et sur le caractère intergouvernemental du processus de décision. De telles critiques ne manquent pas de fondement. Elles trouvent leur explication dans la vision française du projet européen.

En effet, la France a conscience d’avoir été à l’origine de la construction européenne. C’est Robert Schuman, son ministre des affaires étrangères, qui, sur une idée de Jean Monnet, lance le 9 mai 1950 le projet d’unification européenne et définit ce qui deviendra la méthode communautaire : progressivité du processus d’intégration, mesures concrètes, mise en commun des ressources (charbon et acier) sous le contrôle d’institutions supranationales et indépendantes, afin de créer des « solidarités de fait » et de rendre la guerre « matériellement impossible » … C’est le général de Gaulle, l’homme de la résistance aux Nazis, qui, le 22 janvier 1963, par le traité de l’Elysée, formalise la coopération et l’amitié franco-allemandes et entérine le Traité de Rome qu’il avait condamné lorsqu’il était dans l’opposition. C’est sur le modèle de l’administration française, efficace et performante, que s’est construite l’administration publique européenne. C’est le nom de Jacques Delors qui demeure celui du président de la Commission européenne que l’on présente comme modèle.

Les Français ont ainsi beaucoup donné à l’Union européenne et, selon toutes les études d’opinion, y demeurent très attachés. Ainsi, selon une étude du Pew research centre du 29 mai 2012, 48% des Français déclarent que la participation de leur pays à l’Union européenne est « une bonne chose », pourcentage resté quasiment inchangé entre 2007 et 2012, alors que la proportion de personnes interrogées se déclarant favorables à l’Union européenne a connu une chute spectaculaire dans tous les autres pays à l’exception de l’Allemagne.

Toutefois, les Français ont une vision de l’Europe particulière, celle d’un regroupement d’États souverains qui mettent en commun certaines de leurs forces pour mieux peser dans le monde. Ainsi, une étude publiée en mai 2011 révèle que 69% des Français interrogés considèrent que l’appartenance de la France à l’Union européenne « renforce la puissance de la France dans le monde », 68% se déclarent d’accord avec l’affirmation selon laquelle « l’Union européenne nous rend plus forts face aux États-Unis » et 59% estiment que « l’Union européenne nous rend plus forts face à la Chine ». Seule l’affirmation que « l’Union européenne nous a apporté la paix » recueille une proportion plus élevée d’assentiment. Malgré les critiques, les Français sont fiers que l’Union européenne reçoive le Prix Nobel !

Au niveau politique, tous les présidents de la République qui se sont succédés depuis 1957 et toutes les majorités ont toujours confirmé le choix européen, notamment en période de crise lorsque des décisions difficiles s’imposaient. Mais la vision française de l’Europe demeure celle d’une « Europe puissance », qui n’est pas toujours partagée par ses partenaires, d’une Europe politique qui décide et qui agit. Ainsi la France et les Français s’estiment-ils déçus de l’action des institutions européennes dans les crises récentes.

LES FRANÇAIS, EUROPÉENS PARFOIS DÉÇUS 

La gestion européenne de la crise a en effet déçu les Français, habitués à un État fort, centralisé et relativement efficace. Leurs critiques vont d’abord aux institutions européennes. Les institutions européennes ont, en effet, été jugées lentes à réagir. Elles ont surtout été prises en défaut dans leur communication de crise. Ainsi, les messages venus de Bruxelles ont été très punitifs, appelant, non sans raison, à une plus grande discipline dans la gestion des comptes publics, mais les Européens, dont particulièrement les Français, n’ont pas senti le soutien solidaire des institutions pour affronter des situations aux graves conséquences sociales et politiques. Onze gouvernements ont été balayés par la crise, les citoyens ont été frappés par des réductions de pensions et de salaires et aucun responsable des institutions communautaires n’a été en mesure de prendre en compte, dans ses déclarations publiques, la dimension politique de ces bouleversements. Il n’est donc pas étonnant que l’image de l’Union européenne ainsi que la confiance dans les institutions européennes, mesurée par les enquêtes Eurobaromètre, ne cessent de s’éroder depuis 2010. Pour les Français, peuple très politique, ce défaut est une erreur majeure qui éloigne un peu plus les institutions européennes de la réalité de leur vie quotidienne. Par ailleurs, la nature de la crise financière nécessitait de nouvelles contributions des États membres les plus riches, au premier rang desquels l’Allemagne et la France. Les prêts bilatéraux consentis aux États en difficulté, puis les contributions aux mécanismes d’aide financière, ont exigé des négociations entre gouvernements et une approbation par les parlements nationaux. L’idée s’est donc insinuée que le niveau européen n’était pas conçu pour affronter les crises et que seule la coopération entre États était à même de le faire.

La conduite de la politique de crise par l’Allemagne et la France s’est ainsi imposée, non sans divergences ni affrontements. Les réticences allemandes ont semblé égoïstes à des Français habitués à compter davantage sur la dépense publique. Les Allemands ont paru lents à réagir, notamment dans le cas grec. Comme souvent, la France, jalouse de sa souveraineté, n’a pas compris qu’une mutualisation des dettes nécessitait une intégration plus poussée, c’est-à-dire vraisemblablement une mutualisation des recettes, des budgets et des fiscalités et n’a pas accepté que cela se fasse au profit des institutions communautaires, non élues directement. C’est l’ensemble du projet européen qui est ainsi critiqué par les Français. Ainsi, lors de la campagne électorale, aucun candidat n’a vraiment défendu la construction européenne dans sa forme actuelle.

Cette critique française rejoint celle d’une Europe perçue comme trop nombreuse, divisée sur la plupart des politiques et dirigée par une Commission qui a perdu le sens d’une vision politique.

Les Français estiment ainsi, en particulier, que les élargissements successifs de l’Union ont été trop rapides. Les Français pensent majoritairement que le projet européen a changé de nature et que l’Union s’apparente davantage à une  « grande zone de libre-échange » qu’à un véritable projet politique. Les critiques de l’ « Europe offerte » ou de « l’Europe passoire » sont courantes, qu’il s’agisse, à gauche, de dénoncer une ouverture aux échanges commerciaux internationaux qui ne s’est pas accompagnée de la mise en place des protections nécessaires, ou, à droite, de critiquer un contrôle insuffisant des migrations internationales. Les événements de politique étrangère dans lesquels la France a été impliquée ont conforté ce sentiment. Que ce soit pour la Libye, l’Iran ou les révolutions arabes, les institutions européennes ne se sont pas révélées en mesure de conduire une stratégie cohérente, laissant les États membres agir en ordre dispersé. 

Un consensus français s’est donc exprimé sur l’impuissance des institutions européennes à répondre à la crise, sans que nul ne s’interroge sur ses causes, qui tiennent essentiellement à la réticence des États, à commencer par la France, à déléguer au niveau européen des prérogatives nouvelles en matière économique et budgétaire. Ces déceptions, ces reproches et ces critiques expliquent en grande partie la politique européenne de la France, tant sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy que sous celui de François Hollande. Quelle Europe veut donc la France ? Le nouveau président français est assurément un Européen convaincu.

Proche dans le passé de Jacques Delors, il appartient à un courant socialiste traditionnellement européen. Mais, chef du PS, il a dû affronter en 2005 la dissidence d’une fraction importante de son parti, qui s’est opposée à la ratification du Traité établissant une constitution pour l’Europe. Les fortes réticences européennes de la France, déjà portées par Nicolas Sarkozy, ont donc de bonnes chances de continuer à s’exprimer sous François Hollande.

Ces réticences concernent autant les institutions européennes que les politiques qu’elles conduisent.

Il y a un consensus en France pour considérer que le nombre des membres de la Commission européenne doit être réduit, que tous les États ne doivent pas y être représentés également mais en raison de leur poids démographique et économique, ou que l’administration européenne devrait être « reprise en mains » de façon à obtenir une meilleure efficacité.

Cependant, il n’y aurait pas d’enthousiasme français pour élire le président de la Commission ou celui du Conseil européen au suffrage universel direct. La « fédéralisation » des institutions européennes est un sujet qui divise encore la classe politique et l’opinion publique françaises et ne serait vraisemblablement possible qu’après de longs débats et une campagne d’explication efficace, que personne ne souhaite lancer.

C’est la raison pour laquelle des modifications institutionnelles européennes ne font pas l’objet d’enjeux politiques lors des grands scrutins nationaux. À bien des égards, depuis le référendum de 2005, les débats européens ont déserté la politique intérieure française. Les partis politiques s’en méfient parce qu’ils se sont divisés à cette époque ; l’opinion a du mal à s’y retrouver parce que les traités européens sont de plus en plus complexes ; les gouvernements s’en tiennent éloignés parce qu’ils ne maîtrisent pas vraiment les réactions de l’opinion. Il est ainsi significatif de constater qu’au cours de la campagne présidentielle de 2012, les principaux candidats n’ont pas fait de l’Europe un thème majeur.

De plus, il existe un vrai paradoxe français envers les institutions communes. D’un côté, la France joue le jeu européen et y est totalement impliquée. Ses diplomates sont très engagés dans les mécanismes communautaires.

D’un autre côté, la France trépigne bien souvent devant la lenteur du processus européen de décision ou l’incapacité à décider faute de consensus. 77% des Français jugent que la « complexité », est le mot qui qualifie le mieux l’Union européenne ! Il est clair que les procédures en vigueur à Bruxelles sont assez loin de la tradition napoléonienne...

Les Français sont attachés à un État fort et ne retrouvent pas dans la Commission l’organe de décision efficace qu’ils souhaiteraient.

Il n’en demeure pas moins que 53% des Français se déclarent « assez » ou « très » attachés à l’Union européenne. L’Eurobaromètre 2008 montre même qu’ils se prononcent à une écrasante majorité (82% contre 13%) en faveur d’une politique de sécurité et de défense commune ainsi que d’une politique étrangère commune (68% contre 23%). Par ailleurs, ils adhèrent à l’idée d’un gouvernement économique européen : 61% se déclarent favorables à une concertation entre les autorités nationales et les autorités européennes s’agissant de l’élaboration du budget et 69% à la désignation d’un ministre européen de l’économie et des finances.

La campagne présidentielle française a été marquée par un quasi-accord de tous les candidats sur la demande d’une meilleure réciprocité dans les échanges commerciaux entre l’Union et ses grands partenaires. La crise économique et la perte de nombreux emplois industriels, souvent attribués à la concurrence de pays aux normes sociales et environnementales moins rigoureuses, est devenue le symbole d’un déclassement de l’économie française.

François Hollande évoquait lors de sa campagne présidentielle la lutte contre la concurrence déloyale et le besoin de respecter des « règles strictes » en matière sociale et environnementale ainsi qu’un principe de « réciprocité » des échanges. Ses suggestions incluaient la création d’une « contribution écologique » aux frontières de l’Union européenne et la recherche d’une « parité juste » entre l’euro, le dollar des États-Unis et le yuan tandis que, au sein du même parti, Arnaud Montebourg se faisait l’avocat de la « démondialisation ».

La politique européenne de concurrence a été le deuxième point fort des critiques adressées à l’Union. En effet, les règles européennes, notamment en matière d’aides d’État, se trouvent très éloignées de la culture économique d’un pays habitué à un « État-stratège », qui définit une politique industrielle, oriente les décisions des entreprises, par la fiscalité ou, au besoin, par la participation au capital et soutient le développement de « champions nationaux ».

La dernière critique française adressée à l’Union européenne a porté sur les politiques d’austérité. La thématique de la croissance a en effet focalisé le ressentiment français contre l’Union européenne et convaincu les électeurs que le niveau national restait pertinent. François Hollande en a fait un mot d’ordre, proposant, dans un discours prononcé en présence des dirigeants sociaux- démocrates européens, la création de nouvelles sources de revenus pour soutenir la croissance en Europe. Il a ainsi fédéré les États membres les plus durement touchés par la crise de la dette, qui réclament un assouplissement des mesures d’austérité et des disciplines budgétaires, portant l’espoir de ses électeurs que la relance de l’activité pourrait venir de mesures de type keynésien, c’est-à-dire de dépenses nouvelles engagées et garanties au niveau européen (Project bonds), voire de la mutualisation des dettes des États en difficultés à travers des Eurobonds. Élu président de la République française, il a insisté sur ces propositions, au prix d’un refroidissement notable des relations franco-allemandes, innovant sur la méthode de discussion avec ses partenaires européens.

Au cours d’un dîner informel du Conseil européen le 23 mai 2012, qui était pour lui la première réunion européenne à ce niveau, François Hollande a pu mesurer que ses propositions ne faisaient pas l’unanimité mais qu’elles suscitaient l’intérêt des pays du sud de l’Europe, confrontés à une situation financière difficile. En s’emparant du thème de la « croissance » nécessaire pour sortir de la crise, il a trouvé des appuis à l’extérieur de l’Union, à commencer par celui de Barack Obama, inquiet des répercussions de la crise européenne sur l’économie américaine, mais aussi à l’intérieur, avec Mario Monti et la classe politique grecque.

De fait, les États membres de l’Union, endettés et contraints à des plans de rigueur sévères, ont tous appliqué des mesures réduisant les dépenses publiques et ainsi contribué à la diminution d’une croissance déjà faible. Dans ces discussions, la France de François Hollande continuera à réclamer une Europe plus forte dans le monde, qui se protège davantage de la concurrence des pays émergents ne respectant pas les mêmes standards sociaux et environnementaux, ainsi que des politiques européennes volontaristes, notamment en matière industrielle et commerciale.

L’alliance franco-allemande, toujours un peu malmenée par les alternances politiques, ne tardera pas à retrouver toute sa force et son influence. Elle demeure, pour la France, un axe prioritaire de sa politique européenne. En voulant associer l’Allemagne à la relance de sa politique de défense, François Hollande choisit une voie nouvelle et s’efforcera de la rendre compatible avec l’alliance militaire franco- britannique.

En toutes hypothèses, la France n’abandonnera pas son fort engagement européen. Elle pourrait bien, en revanche, plaider pour « une autre Europe ». Une Union à plusieurs vitesses permettant aux États volontaires d’aller plus loin, à quelques uns, dans l’intégration économique, qui ralentisse son élargissement, qui rompe avec le modèle de l’économie financière anglo-saxon, qui se protège davantage de l’extérieur… Voilà bien, au fond, ce que les Français souhaiteraient partager avec leurs partenaires. Nul ne doute cependant que la France entend tenir toute sa place dans les importants tournants que le continent va devoir négocier à la faveur de la crise.