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L'immigration en Russie

Anatoli Vichnevski Anatoli Vichnevski
27.05.2013

La Russie n’a jamais été un pays d’immigration. Bien qu’il y ait eu des périodes depuis le règne de Catherine II où des étrangers fussent venus en Russie, leur place dans le bilan démographique est demeurée insignifiante. À l’époque soviétique, la Russie dans ses frontières actuelles était plutôt un pays d’émigration : d’une émigration, évidemment, non hors de l’URSS mais depuis la République fédérative soviétique socialiste de Russie vers d’autres républiques de l’Union.

C’est à partir du milieu des années 1970 que la situation a commencé à changer, lorsque le nombre de ceux qui pénétraient en Fédération de Russie s’est mis à dépasser celui de ceux qui la quittaient. En 16 ans (1975-1990), l’accroissement de population dû à l’immigration en Russie (de l’ordre de 2,7 millions de personnes) a atteint un volume comparable à la perte due à l’émigration survenue durant les 20 années précédentes (1955-1974).

Une part de l’immigration de cette période était le fait d’habitants originaires des républiques de l’Union. Pour la seule période située entre les deux recensements de 1979 et 1989, le nombre de Moldaves en Russie a crû de 69% (contre 11% seulement en Moldavie elle-même), celui des Géorgiens et des Arméniens de 64% (contre 10 et 13% dans leurs républiques respectives), celui des Azerbaïdjanais a été multiplié par 2,2 (contre 24%), celui des Ouzbeks et des Turkmènes par 1,8 (contre 34%), celui des Kirghizes par 2,9 (33%), et celui des Tadjiks par 2,1% (46%). Mais en valeur absolue, cette arrivée d’individus étrangers était peu importante et elle était essentiellement constituée de migrants, c’est-à-dire de Russes ethniques ayant précédemment quitté la Russie et de leurs descendants.

L’immigration de retour s’est brusquement activée après la chute de l’Union soviétique. L’afflux d’immigrants des années 1990 (1991-2001) apporta au pays presque 5 millions de nouveaux habitants. Parmi eux, 69% étaient des représentants de peuples et de groupes ethniques de la Fédération de Russie (59% de Russes) – en ajoutant à ce nombre les Ukrainiens et les Biélorusses, on dépasse 84%. L’accroissement de population des représentants d’autres peuples, avant tout des Arméniens et des Azerbaïdjanais, souvent complètement russifiés, a représenté environ 700 000 personnes.

La hausse de l’accroissement migratoire a coïncidé avec le changement du rôle qu’il a joué dans l’équilibre démographique du pays. Jusqu’au début des années 1990, la population de la Russie augmentait essentiellement grâce à l’accroissement naturel (nombre de naissances supérieur à celui des décès), cependant l’apport de l’immigration a commencé à se faire ressentir et, dans la deuxième moitié des années 1980, elle représentait déjà plus d’un cinquième de l’accroissement démographique total. Mais en 1992, l’accroissement naturel a laissé la place à une baisse naturelle, et l’immigration est devenu le seul facteur, et d’une importance particulièrement grande, de croissance démographique.

Bien que l’immigration de la période post-soviétique, même dans la période d’afflux migratoire des années 1990, n’ait pu compenser la baisse démographique naturelle, elle en a sérieusement atténué les conséquences. Selon les chiffres officiels, la baisse démographique naturelle de la Russie de 1993 à 2011 aura été de 13,2 millions de personnes, la population ayant baissé de 5,5 millions de personnes pendant la même période ; en d’autres termes, cette perte aura été compensée à hauteur de 58% (soit 7,7 millions de personnes) par l’immigration.

Parallèlement à la demande « démographique » d’immigration – et même un peu plus tôt – est apparue une demande d’immigration économique liée à la situation du marché du travail. Dès les années 1970-1980, il était déjà fortement question en URSS de la nécessité de faire venir dans les zones « à main-d’œuvre insuffisante », en l’occurrence la région centrale de la Russie, la Sibérie, l’Extrême- Orient russe, des populations en provenance d’autres parties de l’URSS, notamment de l’Asie centrale surpeuplée. C’est ainsi, par exemple, que lors du XXVIe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique en 1981 a été mentionnée la « situation des ressources en main-d’œuvre dans un certain nombre de secteurs. La mise en œuvre des programmes de conquête de la Sibérie occidentale, de la zone BAM (Baïkal-Amour-Magistral), et d’autres secteurs de la partie asiatique du pays a suscité un afflux de populations. D’ailleurs, les personnes préfèrent toujours à l’heure actuelle se déplacer du nord vers le sud et de l’est vers l’ouest bien qu’il soit plus logique pour la main d’œuvre de faire le mouvement inverse… En Asie centrale, dans certains secteurs du Caucase, on constate au contraire un excès de main-d’œuvre, surtout en zone rurale. Ce qui signifie qu’il est nécessaire d’inciter de manière plus active la population de ces zones à contribuer à la conquête des nouveaux territoires du pays. »

Bien évidemment, l’« incompatibilité culturelle » entre les Russes et les populations d’Asie centrale ne faisait alors l’objet d’aucune discussion, différents projets visant à attirer en Russie les populations des républiques du sud furent élaborés, de façon parfois très éloignée des réalités (comme par exemple la proposition de procéder à une nouvelle répartition de 40% de l’accroissement démographique annuel de l’Asie centrale, soit environ 3,4 millions de personnes pour la période allant de 1985 à 2000, au profit des zones « à main-d’œuvre insuffisante »). En réalité, l’afflux officiellement enregistré d’immigrés d’Asie centrale pendant cette période a été très faible. Disons que pour la dernière décennie du XXe siècle, l’augmentation du nombre d’Ouzbeks, de Kirghizes et de Tadjiks en Russie a été inférieure à 50 000 personnes.

Le boom d’immigration du milieu des années 1990 aura été court, il s’est interrompu à la fin de la décennie, et l’immigration nette en Russie reste à un niveau assez bas pour un pays européen (tableau 1).

Y A-T-IL DES VAGUES D’IMMIGRÉS ?

Malgré le volume relativement limité par rapport à de nombreux pays de l’immigration nette en Russie, on se figure souvent qu’une vague d’immigration la frappe. Les personnalités politiques, les journalistes, et souvent aussi les chercheurs, soulignent que la Russie est le deuxième centre d’attraction d’immigration en valeur au monde. « La Russie est devenue le plus grand centre d’attraction de l’immigration dans l’hémisphère oriental, et ne le cède qu’aux États-Unis en volume des flux migratoires », voilà une formulation typique des journaux, représentative de l’idée sur l’ampleur du phénomène.

En général, compte tenu de ce que la Russie est le pays doté du plus grand territoire au monde et qu’elle est le deuxième État après les États-Unis à accueillir des immigrés, en population totale (ni la Chine, ni l’Inde, ni d’autres géants démographiques ne se positionnent comme pays d’immigration), sa deuxième place en nombre d’immigrés accueillis est tout à fait naturelle. Est-ce cependant la place qu’elle occupe dans les faits ?

Selon les données de l’ONU et les évaluations de la Banque mondiale qui en découlent, le nombre d’immigrés en Russie était de plus de 12 millions en 2010, ce qui place effectivement le pays à la deuxième place après les États-Unis selon cet indice (avec un grand écart cependant, puisqu’ils sont 42,8 millions aux États- Unis), avec l’Allemagne à la 3ème place. Mais il s’agit de valeurs absolues, dont la signification est fortement limitée. Il y a par exemple eu en Russie, en 2010, presque 1,8 millions de naissances – soit plus que dans tout autre pays européen. Pourtant, il ne viendrait à l’idée de personne de s’appuyer sur ce constat pour affirmer que la Russie a la natalité la plus forte d’Europe ! C’est la même chose en ce qui concerne l’immigration. Si on compare ces chiffres aux calculs réalisés par les experts de la Banque mondiale sur le total d’immigrés par rapport au pays de résidence, on constate que ces derniers ont représenté 8,7% de la population – ce qui situe la Russie très loin de la tête de liste des États classés selon leur « charge migratoire », liste où les États-Unis se retrouvent d’ailleurs également devancés (voir schéma 1). Sans parler d’Israël dont la population ne s’est constituée que récemment et principalement par le fait de l’immigration, la plupart des pays européens et non-européens – et même un certain nombre d’anciennes républiques de l’Union –repoussent la Russie presque à la fin de cette liste de 37 États.

Mais ce n’est pas tout. Sur le fond, les appréciations concernant la Russie ne sont pas comparables à celles données pour les pays figurant au schéma 1. Elles portent sur le nombre cumulé des immigrés, c’est-à-dire le nombre des personnes vivant dans un autre pays que celui où elles sont nées. En effet, selon le recensement de 2002, 12 millions de personnes originaires d’autres États vivaient en Russie ; et ces personnes sont considérées par les experts de l’ONU et de la Banque mondiale comme des migrants internationaux. Il est cependant spécifié nommément que, dans le cas de l’ex-Union Soviétique, il s’agit de migrants internes qui se sont transformés en migrants internationaux : ces personnes ne se sont pas déplacées mais ont subi l’apparition de nouvelles frontières.

La masse d’immigrés ainsi comprise s’est constituée, pour l’essentiel, à l’époque soviétique. Selon l’ONU, elle comprenait 11,5 millions de personnes en Russie en 1990, ce qui correspondait aux données du recensement effectué en 1989 dans toute l’Union Soviétique. Selon ce même recensement, cette masse était composée à plus de 50% de Russes ethniques et, avec les Ukrainiens et les Biélorusses pour l’essentiel déjà russifiés, ce pourcentage atteignait 89%. On trouvait aussi, parmi les dix premiers groupes, des Arméniens, des Juifs, des Tatars, des Tchéchènes, des Kazakhs, des Ossètes et des Ingouches, tous les autres peuples ne représentant finalement qu’1,5%. Le recensement de 2002 fait état quant à lui de 12 millions d’habitants en Russie nés hors de ses frontières, ce qui a été à l’origine de nouveaux calculs de l’ONU. En comparaison avec l’année 1990, la croissance est insignifiante. Comme par le passé, il s’agit pour l’essentiel d’anciens citoyens de l’URSS nés hors de la RSFSR, dans l’une ou l’autre des républiques soviétiques. C’est le cas, par exemple, des enfants des personnes envoyées au Kazakhstan à l’occasion de la « campagne des terres vierges » dans les années 1950, des enfants de militaires mutés dans différentes républiques, des Tchétchènes, des Ingouches et autres représentants de peuples victimes de répressions et nés en déportation au Kazakhstan et en Asie Centrale. En même temps, le « nombre cumulé d’immigrants » ne prend pas en compte les personnes nées en Russie, l’ayant quittée, et ayant vécu hors de ses frontières (encore une fois les militaires, les spécialistes affectés à un poste déterminé, etc.) mais désormais de retour et comptés comme immigrants.

En un mot, les 12 millions d’immigrés dont il est question dans les rapports de l’ONU et de la Banque Mondiale et les immigrés qui ont contribué à l’accroissement de population de la Russie ces dix dernières années sont des quantités différentes et qui ne se recoupent que de façon insignifiante. En réalité, l’accroissement dû à l’immigration pour ces vingt dernières années est sensiblement inférieur au nombre cumulé des immigrés, du moins s’il s’agit des immigrés enregistrés.

Outre les immigrés enregistrés en Russie, il existe une grande quantité d’immigrés « sans papiers » (illégaux). Leur nombre est inconnu, les estimations varient à grande échelle, allant parfois jusqu’à atteindre 15 millions de personnes, voire plus. Dans le « Concept de la politique migratoire de la Fédération de Russie à l’horizon 2025 » récemment adopté, il est mentionné que 3 à 5 millions de personnes étrangères « exercent chaque année une activité professionnelle sans autorisation officielle ». Cette estimation, si elle correspond à peu près à celles que donnent les chercheurs, demeure cependant tout à fait aléatoire, le nombre réel d’immigrés sans papiers pouvant être aussi bien supérieur qu’inférieur.

UN IMPÉRATIF ÉCONOMIQUE 

Les références faites par des fonctionnaires, des journalistes et parfois aussi des experts à des chiffres peu clairs pour eux témoignent de la diffusion en Russie d’une mythologie migratoire qui exerce une influence sur l’opinion publique, sur la politique migratoire et même sur la politique dans le sens le plus large du terme. Comme indiqué précédemment, on constate en Russie, à partir de 1992, une baisse naturelle de la population : dans la deuxième moitié des années 1990 et au début des années 2000 cette baisse a atteint de 700 000 à 900 000 personnes par an. À partir de 2006, elle s’est fortement réduite, et, en 2011, elle aura été de 129 000 personnes. On a ainsi le sentiment que le mouvement s’inversera très prochainement en laissant place à l’accroissement naturel, et que la population totale pourra être stabilisée sans avoir recours à l’immigration. En fait, cette impression est assez erronée. La réduction de la baisse naturelle de la population après 2005 est avant tout le résultat de changements favorables de la structure des âges qui reflètent les déformations issues du passé de la pyramide des âges et des sexes en Russie. Or, ces mêmes déformations amènent à prévoir que la vague suivante de changements structurels sera défavorable, qu’elle mènera à une baisse de la natalité et à une augmentation de la mortalité et que la population baissera naturellement de nouveau. Dans ces conditions, la ressource migratoire reprendra de la valeur, ressource indispensable au moins pour empêcher la baisse de la population.

À ces considérations démographiques s’ajoutent des motifs économiques étroitement liés à la situation du marché du travail. Pour simplifier, les demandes démographique et économique en ressources migratoires ne correspondent pas toujours. C’est ce dont témoigne de toute évidence la dynamique du dit « dividende démographique » en Russie des deux dernières décennies.

À partir de 1992, on a noté en Russie une baisse naturelle de la population, montrant clairement l’acuité des problèmes démographiques. Mais du point de vue économique et social, les changements de proportion entre les différents groupes d’âge étaient favorables, en ce sens que le pays bénéficiait d’un « dividende démographique ». En particulier, la baisse de la population a été longtemps accompagnée d’une croissance du nombre (et donc de la part) des personnes en âge de travailler : en 1993, elles n’étaient pas 84 millions, en 2006, elles dépassaient les 90 millions. En même temps, le nombre d’enfants de moins de 16 ans a nettement diminué, passant de 35,8 millions en 1992 à 22,7 millions en 2006. Le nombre des personnes du troisième âge n’a presque pas changé, restant au niveau de 29-30 millions et même diminuant légèrement entre 2002 et 2006. Résultat, la charge démographique sur la population active s’est sans cesse réduite. En 1993, elle était de 771 personnes « à charge » – avant et après l’âge de travailler – pour 1000 en âge de travailler, alors qu’en 2006, elle était de 580 pour 1000 (elle n’avait jamais été aussi basse). Bien évidemment, cela ne peut pas ne pas se refléter de manière favorable sur la nécessité des dépenses sociales de l’État : dans la mesure où elle relève des proportions démographiques, elle était minimale. Notons que même dans ces conditions, la situation sur le marché du travail n’était pas idéale puisque la demande dépassait l’offre. Et, dans une certaine mesure, elle était compensée par l’immigration légale et illégale.

À partir de la deuxième moitié de la décennie écoulée, la situation a commencé à empirer. En 2007, pour la première fois depuis longtemps, la population en âge de travailler s’est réduite. Cette baisse s’est accélérée. Selon différentes prévisions de l’institut Rosstat, la population en âge de travailler pour la prochaine décennie (2012-2022) baissera de 8-11 millions de personnes, ce qui ne peut pas ne pas conduire à un défaut d’offre sur le marché du travail et se refléter négativement sur la croissance économique.

La forte « pression » de l’offre sur le marché du travail dans les 10-15 années à venir est inévitable, et elle s’accompagnera d’un alourdissement de la charge économique sur chaque actif. Aujourd’hui, on compte environ 570 enfants et personnes âgées pour 1000 personnes en âge de travailler. Selon les prévisions basses, ce nombre pourrait atteindre 159 personnes pour 1000, 213 selon les prévisions moyennes, et 242 selon les prévisions hautes. Cela se traduira par une énorme augmentation des dépenses sociales et aggravera la situation économique. Ainsi les processus démographiques vont-ils engendrer une demande croissante en main d’œuvre étrangère et, finalement, c’est précisément le marché du travail, l’« économie » au sens large du terme qui deviendra le principal « agent pro-immigration ». Et nulle politique ne saura résister à ses exigences. Les considérations démographiques et économiques vont exiger un nombre de plus en plus grand d’immigrés et ce besoin croissant, lié à une pression migratoire extérieure en provenance des pays pauvres et surpeuplés, conditionnera un afflux permanent en Russie de ressortissants des pays limitrophes, voire d’autres pays plus éloignés.

« BONS » ET « MAUVAIS » IMMIGRÉS 

L’afflux important d’immigrés est un sérieux défi, mais c’est aussi une chance à ne pas laisser passer. Malheureusement, pour l’instant, nous nous trouvons encore éloignés d’une compréhension du problème de l’immigration dans sa totalité, sans parler de sa solution. L’opinion publique en Russie (comme, d’ailleurs, dans beaucoup d’autres pays) a tendance à ne voir que les côtés négatifs de l’immigration et les risques qui y sont liés, en sous-estimant largement son potentiel positif et, surtout, son caractère irréversible. Les médias sont pleins de messages alimentant toute une mythologie de l’immigration qui est détachée de la réalité. Cette mythologie repose sur deux mythes qui peuvent être qualifiés de « mythe des mauvais immigrés » et « mythe des bons immigrés ».

Le premier d’entre eux suppose une exagération du nombre d’immigrés présents en Russie, ce dont il a déjà été question précédemment, et également une accusation portée contre des défauts collectifs fortement sujets à caution : délinquance, diffusion de la drogue, contamination de la population russe par des maladies, etc. Exemple caractéristique, le lien constamment souligné entre l’immigration et la croissance de la délinquance alors que les chiffres régulièrement publiés par le ministère russe de l’intérieur donnent un taux de 1,5 - 2% d’infractions commises par les immigrés. Infractions qui consistent d’ailleurs principalement, selon les agents du service fédéral des migrations, en des falsifications de documents de séjour. Autre accusation véhiculée par le discours anti-immigration dans d’autres pays aussi : la concurrence faite aux Russes sur le marché du travail. Or, l’expérience tant russe qu’étrangère montre que la population locale et les immigrés occupent habituellement des postes différents, dans des niches ne se recoupant pas, et que la plupart des immigrés exécutent des tâches délaissées par la population locale.

Le deuxième mythe oppose aux « mauvais immigrés », dont il faut limiter l’afflux par tous les moyens, les « bons immigrés » qu’il faut faire venir. On répète à l’envi la thèse selon laquelle il nous faut des immigrés hautement qualifiés. En l’occurrence, la notion de « qualification » ne fait quasiment jamais l’objet d’une définition, et on ne sait pas très bien s’il s’agit d’ouvriers qualifiés, d’agriculteurs qualifiés ou bien de dirigeants de haut niveau et de chercheurs de catégorie supérieure, de prix Nobel. Comme s’il n’y avait plus en Russie de demande en ouvriers d’usine voire en travailleurs pour des postes peu ou pas qualifiés. N’est absolument pas pris en compte le fait que dans les grands flux d’immigration dont il peut s’agir en Russie, la part de main d’œuvre peu qualifiée est toujours très élevée. Il y a toujours une demande portant sur leur travail à bas prix, c’est justement à partir de cette immigration que s’est constituée la population urbaine de Russie et d’autres pays. Et c’est en vivant dans les grandes villes que cette population s’est peu à peu formée et qualifiée, dans notre pays comme ailleurs. Les migrations mondiales actuelles répètent les exodes ruraux des XIXe et XXe siècles – certes à un niveau différent : c’est aujourd’hui la « campagne mondiale » qui se rend dans la « ville mondiale ». Peut-on vivre hors de cette situation globale ?

Un autre type de « bons » immigrés, ce sont les concitoyens. Un programme étatique a été adopté en 2006 d’aide au retour volontaire pour les citoyens russes vivant à l’étranger. Cette mythologie repose sur le principe que le concitoyen est toujours quelqu’un de bien et d’utile. Or, la notion de « concitoyen » est elle-même toujours interprétée de la façon la plus large, ce qui rend difficile de distinguer les « bons » immigrés des « mauvais ». Conformément à la loi en vigueur « sur la politique d’État de la Fédération de Russie concernant les concitoyens vivant à l’étranger », sont comprises dans cette catégorie en particulier « les personnes citoyennes de l’URSS vivant dans des États faisant partie de l’URSS et ayant reçu la nationalité de ces États ou ayant perdu leur nationalité ». En vertu de cette interprétation, cette notion de « concitoyens » comprend beaucoup de ceux que l’opinion publique considère comme des « mauvais » immigrés, à savoir ceux qui sont peu qualifiés, mal intentionnés, malades, porteurs d’une « culture étrangère » et autres. Visiblement, il faut (et ils existent peut-être) des filtres complémentaires pour distinguer les « bons » concitoyens des « mauvais ». C’est peut-être justement pour cette raison que le programme en question n’a pas rencontré un grand succès. Entre 2007 et 2009, il était prévu d’accueillir 200 000 personnes alors que seules 16 000 l’ont été en réalité. Au début de l’année 2012, le nombre total de concitoyens revenus en Russie était d’un peu plus de 62 500, ce qui est relativement peu quand on considère que l’accroissement total dû à l’immigration durant ces années a été d’au moins un million de personnes.

La notion de « concitoyen » est parfois identifiée dans la langue commune, sans égard pour la loi n°99-F3, à celle de « Russe ethnique » ou, en tout cas, de « porteur de la culture russe ». En principe, il n’y aurait rien de mal à cela si la Russie créait effectivement une préférence pour le retour de ces porteurs de la culture russe vivant à l’étranger, comme d’ailleurs pour les porteurs de cultures d’autres peuples de la Russie. C’est probablement ce qu’il faudrait faire. Cependant, cette question convient d’être examinée sur la base de considérations purement numériques, indépendamment des problèmes d’immigration qui ont des racines démographiques et économiques.

Dans les années 1990, on a constaté en effet une immigration massive de personnes originaires de Russie et de leurs descendants. Mais il n’existait pas alors, malheureusement, de programme d’État d’aide au retour. Aujourd’hui, les sources de cette immigration de retour sont largement taries. Beaucoup de Russes vivent encore hors de Russie, mais ils correspondent rarement à la catégorie « concitoyens vivant à l’étranger ». Disons que les Russes de l’étranger sont surtout ceux qui vivent en Ukraine, mais ce ne sont pas des migrants arrivés là-bas de Russie – ils y ont toujours vécu et il est peu probable qu’ils constituent un jour un afflux important d’immigration. Quant aux personnes véritablement « originaires de Russie » vivant à l’étranger, les émigrés et leurs descendants, même s’ils souhaitaient revenir en Russie, une part assez importante d’entre eux ne le peut tout simplement pas pour des raisons d’âge, de santé, de liens familiaux et autres. Le potentiel réel d’immigration des « concitoyens de l’étranger » est donc faible et, en tout cas, il ne correspond pas aux besoins de la Russie en matière d’immigration.

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L’histoire de la pensée humaine nous apprend que la mythologie est une étape, inévitable mais intermédiaire, conduisant à la compréhension de la réalité des choses. On peut espérer que les regards portés par les Russes sur les problèmes complexes des migrations contemporaines ne resteront pas au niveau de la mythologie.

Les questions liées à l’immigration seront inévitables, et vont revêtir une importance croissante dans la Russie du XXIè siècle. Il faut s’y préparer. Refuser la mythologie anti-immigration doit conduire non à sous-estimer les risques effectivement liés à l’immigration mais à élaborer une politique saine et constructive permettant de minimiser les risques du phénomène et d’en utiliser au mieux les avantages.