Ru Ru

Pourquoi Vladimir Poutine s’est-il rendu dans le Golfe ?

Igor Delanoë Igor Delanoë
11 décembre 2023
Vladimir Poutine s’est rendu en tournée éclair dans le golfe Persique le 6 décembre accompagné d’une délégation de haut niveau (outre Sergueï Lavrov, s’y trouvait le vice-Premier ministre Alexandre Novak, le ministre de l’Industrie et du Commerce Denis Mantourov, le vice-ministre des Affaires étrangères Sergueï Verchinine, le chef de la Tchétchénie Ramzan Kadyrov, la gouverneure de la Banque centrale Elvira Nabioullina…). Son déplacement l’a amené aux Émirats arabes unis où il a été reçu en grande pompe par le président émirien Mohammed ben Zayed à Abu Dhabi, avant que son périple ne le conduise en Arabie saoudite. À Riyad, après avoir été accueilli par le roi, il s’est entretenu avec le prince héritier Mohammed ben Salman. Cette séquence s’est poursuivie à Moscou le 7 décembre avec la visite du président iranien Ebrahim Raïssi, puis avec celle, moins remarquée, du prince héritier du Sultanat d’Oman, dans la capitale russe, le même jour. Les déplacements à l’étranger de Vladimir Poutine sont devenus suffisamment moins fréquents depuis le 24 février 2022, pour que l’on y attache une attention d’autant plus grande. Cette visite avait également pour objectif de prouver la liberté de mouvement du chef de l’État russe à son opinion publique, en dépit du mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (ni l’Arabie saoudite, ni les Émirats arabes unis ne sont parties au Statut de Rome). Aussi, après son voyage en Chine à l’automne, c’est dans le Golfe que le président russe a-t-il décidé de se rendre : une région où Moscou dispose d’intérêts stratégiques croissants depuis la fin des années 2010, et plus encore depuis le début du conflit en Ukraine.

En deux jours, Vladimir Poutine s’est entretenu avec les chefs d’État de pays clefs pour l’accord OPEP+. Cette visite est survenue moins d’une semaine après que le cartel pétrolier élargi a annoncé le 30 novembre que certains de ses membres avaient décidé de volontairement consentir à une réduction cumulée de leur production quotidienne de l’ordre de 2,2 millions de barils. Cette coupe vient s’ajouter à celle déjà appliquée par la Russie depuis cette année (environ 500 000 barils/jour). À Riyad, Mohammed ben Salman et Vladimir Poutine ont appelé, dans un communiqué commun, tous les membres de l’OPEP+ à jouer le jeu de la réduction de leur production. Le maintien de cet accord apporte une relative stabilité au marché pétrolier et donc une forme de prévisibilité concernant les rentrées sur lesquelles Moscou peut tabler pour son budget, et donc pour le financement de ses opérations en Ukraine. En ce sens, à travers l’accord OPEP+, la zone du golfe Persique s’insère dans le périmètre des intérêts stratégiques russes. La série des entretiens réalisés en moins de deux jours par Vladimir Poutine a ainsi servi à consolider politiquement l’accord OPEP+ qui existe depuis 2016, mais dont la pérennité est cruciale pour le Kremlin.

La logistique internationale constitue un autre enjeu majeur pour le Kremlin dans le golfe Persique. L’édification du corridor Nord-Sud à travers le territoire iranien doit permettre à la Russie de s’aménager un débouché vers cette zone longtemps restée enclavée pour les Russes. Acteurs majeurs de la logistique internationale, les Émirats arabes unis ont amorcé un rapprochement avec la Russie en créant fin octobre une compagnie commune entre l’émirien DP World (49% des parts de la joint-venture) et le russe Rosatom (51%) en vue du développement du transport de conteneurs le long de la Route maritime du Nord. À Abu Dhabi la semaine dernière, cette coopération a franchi un nouveau pas avec la signature d’un accord en vue de la création d’un opérateur logistique international. Pour les Russes, il s’agit de jeter les bases d’une coopération de long terme en matière de transport maritime international après le départ des grands opérateurs occidentaux (Maersk, CMA CGM, Hapag-Lloyd…) de Russie suite au conflit en Ukraine. Pour les Émiriens, le secteur de la logistique internationale constitue un des grands axes de diversification de l’économie depuis des années. Coopérer avec la Russie s’inscrit dans une autre logique : celle du rééquilibrage vis-à-vis de Washington.

Le commerce, les investissements et les projets industriels communs constituent le troisième intérêt russe à l’égard de ces pays. Les Émirats arabes unis sont le premier partenaire commercial de la Russie parmi les pétromonarchies du Golfe, le premier partenaire commercial russe dans la zone du golfe Persique depuis 2019 (devant l’Iran), et le premier partenaire arabe de la Russie dans la région Afrique du Nord – Moyen-Orient depuis 2021. Si les flux commerciaux entre Russes et Émiriens s’établissaient à environ 1 milliard de dollars en 2010, en 2022, ils ont atteint 9 milliards de dollars, et étaient en augmentation pour la 4ème année consécutive (ce qui constitue une exception remarquable pour le commerce russe au Moyen-Orient). Selon le Kremlin, les flux commerciaux bilatéraux se sont établis à 8,8 milliards de dollars à l’issue des trois premiers trimestres de 2023, ce qui signifie qu’ils ont pratiquement déjà atteint le volume des échanges bilatéraux de 2022. Concernant les investissements, d’après Mohammed ben Zayed, les Émiriens ont augmenté de 103% leurs injections de capitaux dans le secteur pétrolier russe l’an dernier. L’Iran consent également des investissements, mais plutôt dans des projets modestes situés dans le sud de la Russie (agriculture, chaînes logistiques, zones portuaires, constructions navales) en lien avec le corridor Nord-Sud. L’établissement « dans un avenir proche » d’une zone de libre-échange entre l’Iran et l’Union économique eurasiatique figurait d’ailleurs à l’ordre du jour des entretiens entre les présidents Poutine et Raïssi à Moscou. Enfin, le prince héritier omanais a évoqué la nécessité pour son pays de favoriser les investissements en Russie. Même si l’attraction d’investisseurs arabes constitue un objectif poursuivi depuis de longues années par la Russie, celui-ci revêt un intérêt supérieur aujourd’hui dans le contexte de « l’opération spéciale ». La dédollarisation des échanges, supposée soutenir le commerce bilatéral, constitue à cet égard un axe de travail dans lequel Russes et Iraniens se sont déjà bien engagés. La volonté de la Russie d’avancer dans cette direction avec les Émiriens et les Saoudiens explique la présence d’Elvira Nabioullina à Abu Dhabi et Riyad. Enfin, le communiqué commun russo-saoudien mentionne l’atome civil et pacifique comme champ de coopération pour les deux pays. Rappelons ici que l’Arabie saoudite souhaite se doter d’un parc de centrales nucléaires, et que la Russie – avec son opérateur atomique Rosatom – est l’un des leaders mondiaux dans ce domaine. Tandis que la construction d’une nouvelle tranche en Iran par la société russe est en cours, la Russie fait partie des fournisseurs d’uranium pour les centrales émiriennes.

Le golfe Persique reste par ailleurs considéré à Moscou comme une sous-région clé pour la stabilité au Proche et Moyen-Orient. Alors que le conflit à Gaza continue de faire rage, le Kremlin est au fait des limites de ses leviers sur la crise et ses acteurs, ce qui le conduit à cultiver ses contacts avec l’Iran et l’Arabie saoudite. Il s’agit aussi d’une région dont Moscou estime la position des États riverains sur le conflit ukrainien. Saoudiens et Émiriens ont tenu à conserver une équidistance entre Moscou, Kiev, Bruxelles et Washington. Cette distanciation à l’égard du conflit les a exposés aux remontrances américaines sans qu’ils ne changent pour autant leur posture sur le fond. Riyad a même pu jouer les intermédiaires l’an dernier afin de faciliter des échanges de prisonniers. Il se pourrait bien que le président russe ait visité un des deux futurs pays susceptibles d’accueillir un jour des pourparlers russo-ukrainiens pour une cessation des hostilités. La « mouvance Z » a à ce propos donné des signes d’inquiétude sur les réseaux sociaux à l’annonce impromptue de la visite du chef du Kremlin dans le Golfe. Certains de ses parangons redoutaient en effet qu’un « accord soit signé dans leur dos » (dogovorniak).

À l’échelle globale, la Russie a tendance à percevoir les puissances régionales du Golfe comme des partenaires en vue de la création d’un ordre mondial multipolaire désoccidentalisé. Cette vision s’est un peu plus structurée cette année avec la demande d’adhésion de l’Iran, de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis aux BRICS. Si l’adhésion de l’Iran devrait accentuer la coloration anti-occidentale des BRICS+, celle des deux pétromonarchies devrait bénéficier à la Banque des BRICS, et donc, pourquoi pas, faciliter l’éclosion de projets d’infrastructures en Eurasie.
Derniers blogs