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Note №13, « Japon-Russie : un rapprochement contrarié »

Valérie Niquet Valérie Niquet
17 avril 2016
Introduction

Plus que jamais, la relation entre le Japon et la Russie est marquée par la complexité. La politique russe de Tokyo est en effet confrontée à des choix difficiles et oscille entre méfiance persistante et volonté de construire avec Moscou un véritable partenariat de sécurité, découplé de la question territoriale et de la signature d’un traité de paix (1). Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov s’est ainsi rendu à Tokyo le 15 avril 2016, où il a rencontré son homologue japonais Fumio Kishida. Des deux côtés, la visite, dont l’objectif était de préparer la future rencontre entre Vladimir Poutine et Shinzo Abe en Russie, a été présentée dans des termes positifs (2). Après plusieurs mois de blocages qui ont suivi la crise ukrainienne, des avancées significatives semblent donc possibles. Les négociations en vue d’une normalisation des relations avaient repris à l’automne 2015 et Masahiko Komura, vice-président du PLD (Parti libéral démocrate) au pouvoir à Tokyo, s’est rendu à Moscou au mois de janvier 2016, porteur d’une lettre du Premier ministre Abe au président Poutine (3).

Au mois de novembre dernier, Shinzo Abe s’était lui-même entretenu avec Vladimir Poutine en marge du sommet du G20 en Turquie, dans une atmosphère décrite à Tokyo comme « amicale ». Les analystes japonais soulignent par ailleurs que si la visite du président Poutine au Japon, initialement prévue en 2015, a été repoussée, les contacts entre le Premier ministre japonais et le président russe se sont poursuivis en dépit des tensions suscitées par la crise ukrainienne (4). Les relations entre Vladimir Poutine et Shinzo Abe sont en effet particulièrement intenses. Ils se sont rencontrés douze fois entre 2012 et 2015, dont deux fois entre le mois de septembre et le mois de novembre 2015 à l’occasion de l’Assemblée générale de l’ONU à New York et du sommet du G20 en Turquie. Ils se sont à nouveau longuement entretenus par téléphone après l’essai nucléaire nord-coréen (5). Au début du mois de janvier 2016, Shinzo Abe déclarait qu’une rencontre au sommet s’imposait pour aboutir à la résolution des tensions entre la Russie et le Japon, 70 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le Premier ministre japonais devrait donc se rendre en Russie au printemps 2016, avant que Vladimir Poutine ne visite à son tour l’archipel après la réunion du G7 qui se tient au Japon (6). Pour Tokyo, ces échanges sont positifs, même en l’absence d’avancées immédiates sur la question territoriale. Sergueï Lavrov a pour sa part déclaré lors de sa visite à Tokyo que Moscou était prêt à poursuivre le dialogue « en toutes circonstances » (7).

1. Des facteurs favorables au rapprochement 

Pour plusieurs raisons, Tokyo semble considérer en effet qu’une normalisation des relations avec la Russie est aujourd’hui possible et dans l’intérêt du Japon en Asie. Certains observateurs russes de leur côté soulignent l’intérêt d’un partenariat stratégique renforcé avec la puissance japonaise, permettant d’équilibrer la relation avec la Chine (8). Les analystes japonais mettent quant à eux en avant l’isolement diplomatique de la Russie après la crise ukrainienne et les difficultés économiques auxquelles le pays est confronté en raison de la conjugaison des sanctions avec la baisse des prix du pétrole, le ralentissement de la croissance chinoise et la dévaluation du rouble.

Dans le même temps, Tokyo note que les besoins économiques de la Russie sont importants, notamment pour développer l’Extrême-Orient russe, comme le président Poutine l’a souligné lors du forum de Vladivostok au mois de septembre 2015 (9). Dans ce contexte, alors que l’économie chinoise ralentit fortement, le Japon peut apparaître à la fois comme un recours mais aussi comme le moyen d’ouvrir le jeu en évitant que la Russie ne s’enferme dans une relation trop exclusive avec Pékin.

Dans un registre plus positif, les analystes japonais notent également que Shinzo Abe, comme Vladimir Poutine, jouissent de la légitimité autorisant une possible avancée sur la voie de la normalisation des relations bilatérales russo-japonaises. Au mois de janvier 2016, en dépit de l’opposition manifestée à l’occasion du vote des lois de défense, le taux d’approbation du Cabinet du Premier ministre japonais était remonté à 53,8 % d’opinions favorables (10). Le PLD (Parti libéral démocrate) est majoritaire aux deux chambres et, dans l’opinion publique, la question des Kouriles occupe une place bien moins importante aujourd’hui que les tensions avec la Chine autour de l’archipel des Senkaku.

Le Premier ministre japonais a également démontré qu’il était capable d’un très grand pragmatisme en accélérant la solution de la question des femmes de réconfort, source de tensions persistantes entre le Japon et la Corée du Sud (11). Par ailleurs, la résolution du conflit territorial avec Moscou aboutissant à un traité de paix pourrait s’inscrire dans une série d’initiatives destinées à accompagner le retour du Japon sur la scène internationale en tant que « puissance normale », 70 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Au niveau des relations bilatérales, Shinzo Abe et Vladimir Poutine demeurent favorables à la poursuite d’un dialogue au plus haut niveau et la création d’un secrétariat pour la sécurité nationale au sein du cabinet du Premier ministre à Tokyo a pu faciliter les liens directs avec le Kremlin (12). Malgré les tensions, Shotaro Yachi, qui se trouve à la tête du Secrétariat, s’est rendu à Moscou où il a rencontré le président Poutine en 2014 puis encore en 2015, nonobstant la politique de sanctions mise en œuvre à Tokyo. Signe de la volonté japonaise d’aboutir à un rapprochement,

Shinzo Abe a nommé Chikahito Harada ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire en charge des relations entre le Japon et la Russie et des rencontres de travail au niveau des ministères des Affaires étrangères ont lieu régulièrement pour préparer les visites croisées (13).

En dépit des difficultés rencontrées et d’un optimisme très mesuré, Tokyo considère également que Vladimir Poutine reste intéressé par un rapprochement avec le Japon (14). A un niveau plus global, la conjoncture apparaît également comme plus favorable en raison de l’évolution des positions occidentales et du rôle joué par la Russie en Syrie, même si l’Union européenne d’une manière générale, et des Etats comme la Pologne ou les pays baltes en particulier, continuent d’adopter des postures très fermes face à toute évolution possible de la stratégie japonaise en direction de la Russie. Dans ce contexte, Tokyo déplore une vision trop européo-centrée qui, en exigeant du Japon une attitude plus ferme à l’égard de la Russie, ne prend pas en compte la réalité des enjeux stratégiques auxquels l’archipel fait face en Asie (15).

2. Des intérêts stratégiques convergents
 

Au-delà de la conjoncture, Tokyo met en effet en avant la convergence des intérêts stratégiques entre la Russie et le Japon (16). Contrairement à Pékin, qui privilégie les relations asymétriques, Tokyo semble moins hostile au retour d’une Russie-puissance pouvant jouer un rôle d’équilibre en Asie face à la puissance chinoise. 

Pour Tokyo, la montée des tensions avec la République populaire de Chine, dont la stratégie extérieure inquiète, a considérablement renforcé l’importance stratégique d’une Russie également intéressée par la possibilité de se soustraire à une relation trop exclusive avec Pékin.

En termes de perception des menaces, le Livre blanc de la défense 2015 place la Russie loin derrière la Corée du Nord et la Chine. La montée en puissance des exercices militaires dans l’Extrême–Orient russe est relevée, avec notamment l’exercice Vostok 2014 qui avait réuni pour la première fois 155 000 hommes, 4 000 véhicules, 80 bâtiments et 630 avions en Extrême-Orient. Toutefois, à Tokyo, cet exercice a été interprété comme une démonstration de force face aux ambitions de la puissance chinoise. De même, dans les nouvelles directives du programme de défense nationale pour 2013, la Russie n’est mentionnée que brièvement, contrairement à la Chine et à la Corée du Nord (17).

Moscou et Tokyo ont développé un dialogue stratégique qui, au-delà de la relation bilatérale et des tensions potentielles, porte sur un ensemble de thématiques d’intérêt commun, de la Corée du Nord à l’Afghanistan en passant par le contre-terrorisme. Les enjeux de « stabilité stratégique » font également partie des sujets abordés, et concernent à la fois les préoccupations de la Russie face au développement des capacités de défense antimissiles sous l’impulsion des Etats-Unis en Asie, mais aussi la montée en puissance de la Chine et ses conséquences pour la stabilité stratégique au niveau régional. Lors de la visite du ministre Lavrov à Tokyo au mois d’avril 2016, des sujets globaux d’intérêt commun – dont la situation en Corée du Nord – ont été abordés, en dépit de positions divergentes entre Tokyo et de Moscou sur l’efficacité des sanctions (18).

La mise en place d’un dialogue 2 + 2 avec la Russie en 2013, à l’occasion de la visite du Premier ministre Abe à Moscou, avait signalé un approfondissement du partenariat stratégique entre le Kremlin et Tokyo. A cette date, le Japon n’avait en effet institué ce type de dialogue qu’avec les Etats-Unis et l’Australie, ses deux principaux partenaires de sécurité en Asie (19).

Le premier exercice, au mois de novembre 2013, a été présenté par l’ensemble des analystes japonais comme un signal fort témoignant d’une volonté de rapprochement, y compris sur les questions de sécurité, à Tokyo comme à Moscou. Le Japon se félicitait également du soutien apporté par la Russie à la nouvelle politique de sécurité progressivement mise en place par Shinzo Abe (20).

Au cours de ce premier exercice, différents points ont été abordés, dont le renforcement de la coopération en matière de cyber-sécurité et de sécurité maritime, qui intéresse Tokyo au premier chef. Si la stratégie navale de la Chine n’a pas été mentionnée, l’objectif demeure de coopérer plus étroitement avec Moscou sur les questions de sécurité dans la zone Asie-Pacifique (21). En dépit des tensions qui ont suivi la crise ukrainienne, des exercices navals communs de surveillance et de search and rescue ont eu lieu en 2014 et en 2015 (22).

Le Diplomatic Bluebook 2015 portant sur l’année 2014 qui a vu le renforcement des sanctions japonaises contre la Russie, notait pourtant à nouveau que, « en raison de l’évolution rapide de la situation stratégique dans la région Asie-Pacifique, les relations avec la Russie servent l’intérêt national du Japon » (23).

3. Une position commune sur la Corée du Nord

L’essai nucléaire nord-coréen du 6 janvier 2016 a initialement contribué à consolider la volonté de coopération entre Moscou et Tokyo sur les questions de sécurité, même si Tokyo a ensuite déploré la timidité des engagements russes pour l’adoption de nouvelles sanctions au Conseil de sécurité. Vladimir Voronkov, le représentant permanent de la Russie auprès des organisations internationales à Vienne a en effet déclaré en janvier que l’essai nucléaire nord-coréen représentait pour la Russie « une menace de sécurité nationale », fermeté qui rejoignait le positionnement de Tokyo sur la question (24).

Après le quatrième essai nucléaire nord-coréen, les échanges entre les autorités russes et japonaises se sont donc multipliés pour mettre en place une action coordonnée au Conseil de sécurité (25). Le Premier ministre Abe et le président Poutine ont eu un entretien prolongé sur la question et le vice-président du PLD, Masahiko Komura, s’est rendu à Moscou où il a appelé au renforcement de la coopération avec la Russie sur la sécurité en Asie du Nord-Est (26). De son côté, Sergueï Lavrov a rappelé que « le Japon et la Russie veulent tous les deux la stabilité dans la péninsule coréenne ». Aux yeux de Tokyo, le positionnement plus ferme de la Russie a favorablement contrasté avec l’attitude plus ambiguë de la Chine, qui demeure aujourd’hui le principal soutien et le premier partenaire commercial de Pyongyang (27).

4. Le poids du « facteur Chine »

Le facteur chinois joue un rôle majeur dans la volonté de Tokyo d’accélérer le rapprochement avec la Russie, dans un jeu revendiqué d’équilibre des forces. Par ailleurs, les analystes japonais considèrent que le Kremlin partage cette même préoccupation en dépit du rapprochement entre Pékin et Moscou à la suite de la crise ukrainienne. Selon ces analystes, le partenariat stratégique russo-chinois est un partenariat de nécessité qui résulte de la stratégie d’isolement mise en place par l’Occident contre la Russie. Son existence même démontre le caractère contreproductif de cette stratégie d’isolement, qui nuit aux intérêts fondamentaux de l’archipel (28).

Plusieurs analyses publiées au Japon font notamment référence à l’article de Vassili Kachine, The Sum Total of All Fears : the Chinese Threat Factor in Russian Policy, publié en 2013 (29). Le Japon surveille également les avancées chinoises vers l’Arctique et dans la mer d’Okhotsk, ainsi que les projets d’investissements en Asie centrale, qui peuvent constituer pour la Russie un sujet de préoccupation, comme le sont pour le Japon les ambitions de la RPC en mer de Chine (30). Tokyo note à ce propos que la Russie n’a jamais accepté de mettre en place une stratégie commune avec la RPC sur les questions territoriales.

5. La question ukrainienne : un sujet d’embarras

Dans ces conditions, la position du Japon sur la question ukrainienne et les sanctions est unanimement qualifiée de difficile. Aujourd’hui encore, Tokyo déplore le fait d’avoir été poussé à adopter une attitude plus ferme par un allié américain qui ne semble pas percevoir l’importance des enjeux stratégiques auxquels le Japon est confronté en Asie du Nord-Est (31). Plus globalement, le Japon considère que, tant à Washington qu’en Europe, la perception des enjeux liés à la Russie demeure trop exclusivement déterminée par le contexte européen et transatlantique (32).

Le Japon a initialement adopté une position modérée et, en 2014, alors que les tensions en Ukraine étaient au plus haut, le Livre blanc sur la défense faisait preuve d’une grande prudence en déclarant que « la Russie affirme sa position en réponse à une situation de plus en plus tendue en Ukraine » (33). Toutefois, alors que le Japon préside cette année le G7, et que le prochain sommet se tient dans l’archipel au mois de mai 2016, Tokyo n’a pu se désolidariser de ses partenaires et s’est trouvé dans la position, selon les analystes japonais, « d’effectuer un choix difficile » (34). Dans le même temps, les observateurs nippons considèrent que la question de la Crimée s’inscrit dans un cadre plus large, alors même que Tokyo prône le respect du droit et des normes internationales en mer de Chine méridionale face aux avancées chinoises (35).

Dans un contexte stratégique tendu en Asie, Tokyo est pris dans une contradiction difficile à résoudre entre la volonté de consolider un partenariat stratégique avec Moscou considéré comme un acteur potentiellement important dans les équilibres stratégiques régionaux, et la nécessité d’éviter tout ce qui pourrait entraîner une distanciation avec Washington. Le Diplomatic Bluebook 2015 note que « la situation en Ukraine a imposé des manœuvres délicates », alors que le Japon souhaite préserver le dialogue politique avec la Russie, en maintenant les contacts au plus haut niveau (36).

Toutefois, en dépit de ces facteurs positifs qui jouent en faveur d’un rapprochement stratégique et d’un progrès dans la normalisation des relations entre Moscou et Tokyo, de nombreux obstacles demeurent. Et si le Japon a exprimé ses réticences – et constamment minimisé leurs portées –, les sanctions ont été mises en place et renforcées en 2014, avec notamment la suspension des négociations sur l’octroi simplifié de visas, le gel d’avoirs russes et le refus de visas pour certaines personnalités (37).

6. Un partenariat économique qui demeure limité

Pour faire évoluer la situation, Tokyo et Moscou soulignent l’importance du développement des échanges commerciaux et de la coopération économique. L’idée de renforcer la coopération économique comme socle d’une normalisation des relations a été exprimée à plusieurs reprises, lors de la rencontre entre le Premier ministre Abe et le président Poutine à Antalya au mois de novembre 2015 puis à nouveau lors de la visite de Masahiko Komura à Moscou au mois de janvier (38). Toutefois, en ce domaine aussi, les résultats demeurent limités en dépit de réelles complémentarités.

Du côté japonais, on souligne l’importance de la Russie comme fournisseur d’énergie alternatif à la suite de l’accident de Fukushima qui a entraîné la fermeture de la totalité du parc de centrales nucléaires japonaises. 8% du gaz utilisé aujourd’hui au Japon provient ainsi de Russie (39).

Du côté russe, on s’intéresse au rôle que pourrait jouer le Japon dans le développement de l’Extrême-Orient, défini par Vladimir Poutine comme une priorité lors du Forum économique organisé à Vladivostok au mois de septembre 2015 (40). Moscou s’inquiète particulièrement de la diminution de la population, qui est passée de 8 millions d’habitants en 1991 à 6,2 millions en 2015. Cet effondrement démographique et économique – qui contraste avec la situation qui prévaut dans les provinces frontalières de la République populaire de Chine – comporte également une dimension stratégique, et l’intérêt pour les investissements japonais résulte aussi de la volonté d’équilibrer la pression démographique et économique de la Chine dans la région.

Voulant démontrer l’intérêt de la Russie pour un renforcement de la coopération avec le Japon, la presse nippone a souligné que lors du forum économique de Vladivostok au mois de septembre 2015, Vladimir Poutine a salué Masami Iijima, Directeur de Mitsui, avant le vice-Premier ministre chinois Wang Yang, également présent (41).

En 2014, les investissements japonais en Russie s’élevaient à 12 milliards de dollars, et 91 % de ces investissements étaient concentrés dans la partie extrême-orientale, où plus de 140 entreprises japonaises sont présentes (42). Lors du forum économique russo-japonais organisé au mois de mai 2015, Sasaki Norio, alors vice-président de l’association patronale Keidanren, a également confirmé l’intérêt des entreprises japonaises pour l’Extrême-Orient russe et les perspectives ouvertes par la création de zones économiques spéciales de développement (Priority development Territories, PDT) destinées à encourager les investissements étrangers.

En matière énergétique, de nouveaux projets se mettent en place pour la construction de deux usines de liquéfaction à Sakhaline et à Vladivostok, qui s’inscrivent dans un grand projet de « pont énergétique » entre Sakhaline, Khabarovsk et Hokkaïdo. D’autres projets existent dans l’agroalimentaire avec la construction d’un complexe de cultures sous serre, dans le domaine médical, la gestion de l’environnement urbain ou l’efficacité énergétique (43).

Toutefois, en dépit de ces développements et de la conviction, côté japonais, que les échanges économiques peuvent constituer des vecteurs positifs de résolution des tensions, les perspectives demeurent limitées (44). Pour les entreprises japonaises, les obstacles, notamment en termes de système juridique et d’environnement des affaires, demeurent importants sur le marché russe malgré la mise en place du comité intergouvernemental sur les liens économiques et le commerce, dont la première réunion s’est tenue au mois de septembre 2015 (45).

Les échanges commerciaux demeurent faibles et ils ont été affectés par les sanctions adoptées par le Japon en 2014 et 2015, ainsi que par la baisse du prix du pétrole. En 2013, avant la mise en œuvre des sanctions, les échanges s’élevaient à 33,2 milliards de dollars mais la Russie n’était que le quatorzième partenaire commercial du Japon, avec 2,2 % du commerce extérieur de l’archipel. Le Japon, lui, se situait au huitième rang des partenaires commerciaux de la Fédération de Russie, représentant 3,7 % du total de ses échanges extérieurs. En 2015, les échanges commerciaux russo-japonais ont diminué de plus de 33 % par rapport à 2013 pour atteindre 22 milliards de dollars, réduisant un peu plus le poids relatif de la Russie dans l’économie japonaise et accentuant ainsi une situation qualifiée d’anormale par Tokyo.

7. Une méfiance persistante face à l’intensification des activités militaires russes en Extrême-Orient

La Russie en tant que menace est très loin d’occuper la place de la Corée du Nord et de la Chine, si bien que le Japon maintient un niveau d’échanges militaires significatif avec Moscou. Toutefois, Tokyo note avec préoccupation l’accroissement de l’activité des forces armées russes au niveau global et en Extrême-Orient (46). Si les effectifs des forces aériennes dont la Russie dispose en Extrême-Orient ont été réduits, Tokyo relève que l’aviation japonaise a fait décoller ses chasseurs à 470 reprises en 2014 pour intercepter des appareils russes (47). Au niveau stratégique, les analystes japonais rappellent l’importance de la mer d’Okhotsk et de l’archipel des Kouriles pour la flotte de SNLE de la Russie (48).

Tokyo considère par ailleurs que les milieux militaires en Russie, dont la grille d’interprétation demeure la rivalité avec Washington, sont sans doute moins favorables à la normalisation des relations avec le Japon, essentiellement perçu comme un pion de la puissance américaine en Asie. Tokyo s’inquiète également du renforcement du partenariat stratégique entre Moscou et Pékin, en dépit de ses limites, et de la montée en puissance qualitative des transferts d’armements russes à la Chine avec les accords pour la fourniture de systèmes antiaériens S-400 et d’avions Su-35 (49). Enfin, si le Premier ministre Abe et son entourage sont favorables à une accélération du processus de normalisation des relations avec la Russie, le poids de l’alliance avec les Etats-Unis – qui demeurent très hostiles à un rapprochement entre Moscou et Tokyo et exercent de fortes pressions sur leur allié japonais – reste prééminent (50).



Conclusion : la question des Kouriles, entre petits pas et durcissement des positions

Dans ce contexte, la résolution de la question des Kouriles semble difficile à court terme.

La personnalité de Shinzo Abe – qui a démontré sa capacité à imposer des décisions impopulaires au sein de la population, de l’administration, ou de son propre parti –, constitue un élément positif qui pourrait faciliter une évolution significative. Il en va de même, comme nous l’avons vu, de la personnalité forte de Vladimir Poutine, qui, après la Crimée, serait moins tenu de donner des gages aux éléments les plus nationalistes de l’opinion publique russe.

Toutefois, en dépit de ces éléments favorables, les obstacles demeurent nombreux sur la voie de la signature d’un traité de paix, et restent focalisés sur la question des Kouriles, alors que les avancées et les reculs se succèdent depuis plus de 60 ans.

En 1956, trois ans après la mort de Staline, une déclaration conjointe avait mis fin à l’état de guerre – sans signature d’un traité de paix – et permis le rétablissement des relations diplomatiques. L’article 9 de la déclaration mentionnait le retour au Japon, après la signature d’un traité de paix, des deux îles de Habomai et Chikotan, les plus proches de l’archipel (51). Aujourd’hui, Tokyo continue officiellement de revendiquer sa souveraineté sur l’ensemble des quatre îles du Sud des Kouriles, en s’appuyant sur les traités signés par les Russes et les Japonais au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Toutefois, la déclaration de 1956 pourrait constituer une base de discussion pour un éventuel compromis aboutissant à la solution pérenne de la question des Kouriles et à la signature d’un traité de paix (52). C’est ce qu’a semblé rappeler Shinzo Abe lors de sa rencontre avec le président russe en Turquie au mois de novembre 2015 (53).

Pour Masahiro Akiyama, président de la Tokyo Foundation, si l’occupation des « territoires du Nord » par la Russie est illégale, un compromis est toutefois nécessaire, ce qui constituerait une forme pragmatique de reconnaissance de facto du contrôle effectif de la Russie sur ces îles et des priorités stratégiques auxquelles le Japon est confronté (54). Dans ce contexte, et en dépit des sanctions imposées à la suite de la crise ukrainienne, les négociations au niveau des vice-ministres des Affaires étrangères ont repris en 2015 sans toutefois réussir à combler le fossé entre les deux parties (55). Selon Tokyo, en effet, les « provocations », nuisent à l’évolution favorable des négociations et les analystes japonais notent un durcissement des positions russes sur les questions territoriales. Les visites de personnalités russes dans les « territoires du Nord » – la dernière en date étant celle du Premier ministre Medvedev au mois d’août 2015 –, les offres de développement en commun des zones de pêche autour des îles contestées, assorties de la menace de se tourner vers d’autres partenaires en cas de refus du Japon, constituent autant de facteurs qui compliquent les négociations. Ce durcissement renforce par ailleurs la position des éléments les plus hostiles à un compromis qui, à Tokyo, dénoncent « l’irrationalité » de la Russie (56). Plus globalement, alors que le Japon est également confronté à des tensions territoriales avec la Chine – et la Corée du Sud –, la crainte existe de donner des arguments à Pékin ou à Séoul en acceptant des concessions sur la question des Kouriles. Dans ces conditions, le dialogue reste difficile tout en étant affecté par la situation globale, et procède par des à-coups peu favorables à une solution rapide. Pour aboutir à un compromis, qui pourrait notamment jouer sur l’ambiguïté entre transfert d’usage et transfert de souveraineté, une volonté politique forte devra se manifester à Tokyo comme à Moscou chez ceux qui considèrent que la normalisation des relations nippo-russes constitue un intérêt majeur pour les deux parties (57). Cette perspective n’est pas impossible, mais elle est loin d’être certaine.

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1. Entretiens réalisés par l’auteur à Tokyo, février 2016.

2. Ayako Mie, « Kishida-Lavrov Lay Groundwork for Abe’s Russia Visit », Japan Times, 15-04-2016 ; « Lavrov in the land of the Rising Sun : Prospects for Russo-Japan Relations », Sputnik News, 16-04-2016.

3. Yuri Momai, « Putin’s Draw Not So Even », Nikkei Asia Review, 15-01-2016.

4. Akiyama Masahiro, « Japan Russia Strategic Dialogue », The Tokyo Foundation, 11-06-2015.

5. « Japan-Russia Telephone Talks », site du ministère japonais des Affaires étrangères, 22-01-2016, http://www.mofa.go.jp

6. Samuel Ramani, « Pyongyang Nuclear Test Leads Moscow to Pivot East », Japan Times; Elaine Kurtenbach, « Abe Says Summit with Putin Needed to Resolve Territorial Row », AP, 03-01-2016.

7. Ayako Mie, « Kishida-Lavrov Lay Groundwork for Abe’s Russia Visit », art. cit.

8. « Lavrov in the land of the Rising Sun: Prospects for Russo-Japan Relations », art. cit.

9. « Development of Far East Vital for Russia », Yomiuri Shimbun, 04-01-2016.

10. « Abe Supports Rates Rises despite Amari Scandal », Japan Times, 31-01-2016.

11. Sous la pression de Shinzo Abe, un accord a pu être signé le 28 décembre 2015 avec la Corée du Sud.

12. J. Berkshire Miller, « How Will Japan’s New NSC Work », The Diplomat, 20-01-2014.

13. Site du ministère japonais des Affaires étrangères, 22-01-2016, http://www.mofa.go.jp.

14. Yoko Hirose, « Japan-Russia Relations toward a Peace Treaty and Beyond », Japan’s Global Diplomacy View From the Next generation, Stimson Center, March 2015; Yuri Momai, art. cit.

15. Entretiens réalisés par l’auteur à Tokyo, février 2016.

16. Idem.

17. Site du ministère japonais de la Défense, http://www.mod.go.jp/j/approach/agenda/guideline/2014/pdf/20131217_e2.pdf.

18. Ayako Mie, « Kishida-Lavrov Lay Groundwork for Abe’s Russia Visit », art. cit.

19. « Russia: Japan and Russia Holds First Ever Two plus Two Meeting of Foreign and Defense Minister », in East Asian Strategic Review 2014, http://www.nids.go.jp/english/publication/east-asian/pdf/2014/east-asian_e2014_06.pdf.

20. Abiru Taisuke, « The China Factor in Japan-Russia Relations », The Tokyo Foundation, http://www.tokyofoundation.org/en/articles/2013/china-factor-in-japan-russia-relations, 16-07-2013.

21. Mizuho Aoki, « Security Ties Forged with Russia », Japan Times, 02-11-2013; Yoko Hirose, art. cit.

22. Shinji Hyodo, Hidenobu Kanda, « Global Efforts on Issue Concerning the Arctic: Implications Regarding Security », NIDS Journal of Defense and Security, n°16, décembre 2015. http://www.nids.go.jp/english/publication/kiyo/pdf/2015/bulletine20154.pdf

23. Diplomatic Bluebook 2015, site du ministère japonais des Affaires étrangères, http://www.mofa.go.jp

24. Samuel Ramani, « Russia, Japan and North Korea’s Nuclear Test », The Diplomat, 25-01-2016

25. « Japan-Russia Telephone Talks », site du ministère japonais des Affaires étrangères, 22-01-2016, http://www.mofa.go.jp 

26. Samuel Ramani, « Pyongyang Nuclear test Leads Moscow to Pivot East », art. cit.

27. Au cours du premier trimestre 2016, en dépit des sanctions, les échanges commerciaux entre la Chine et la Corée du Nord ont augmenté de plus de 12%. « China’s Trade with North Korea Rises 12 % in First Quarter », Kyodo News, 13 avril 2016. http://english.kyodonews.jp/news/2016/04/406424.html

28. Entretiens réalisés par l’auteur à Tokyo, février 2016.

29. Abiru Taisuke, art. cit; « Russia: Japan and Russia Holds First Ever Two plus Two Meeting of Foreign and Defense Minister », op. cit.

30. Mizuho Aoki, art. cit; Shinji Hyodo, Hidenobu Kanda, art. cit.

31. Entretiens réalisés par l’auteur à Tokyo, février 2016.

32. Entretiens réalisés par l’auteur à Tokyo, 2016.

33. Defense of Japan 2015, site du ministère japonais de la Défense, http://www.mod.go.jp/e/publ/w_paper/2015.html.

34. Akiyama Masahiro, Japan Russia Strategic Dialogue, art. cit.

35. Entretiens réalisés par l’auteur à Tokyo, avril 2016.

36. Diplomatic Bluebook 2015, site du ministère japonais des Affaires étrangères, http://www.mofa.go.jp

37. Site du ministère japonais des Affaires étrangères, http://www.mofa.go.jp/press/release/press4e_000281.html

38. Samuel Ramani, « Development of Far East Vital for Russia », art. cit.

39. En 2016, seuls 2 des 54 réacteurs nucléaires avaient été remis en fonction.

40. Samuel Ramani, « Development of Far East Vital for Russia », art. cit.

41. Ibid.

42. Anna Kuchma, « Russian Japanese Forum Offers New Ideas for Investments », Russia beyond the Headlines, 28-05-2015, http://rbth.com/business/2015/05/28/russian-japanese_forum_offers_new_ideas_for_investment_46427.html. 

43. Ibid.

44. Diplomatic Bluebook 2015, site du ministère japonais des Affaires étrangères, http://www.mofa.go.jp

45. Ibid.

46. Defense of Japan 2015, site du ministère japonais de la Défense, http://www.mod.go.jp/e/publ/w_paper/2015.html

47. Entretiens réalisés par l’auteur à Tokyo, février 2016.

48. Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins.

49. Entretiens réalisés par l’auteur à Tokyo, février 2016.

50. « Japan’s Diplomacy in 2016 », Discours du ministre des Affaires étrangères, site du ministère japonais des Affaires étrangères, http://www/mofa.go.jp.

51. Site du ministère japonais des Affaires étrangères http://www.mofa.go.jp/region/europe/russia/territory/edition92/preface.html

52. En 1993, la Déclaration de Tokyo entre Boris Eltsine et Morihiro Hosokawa, reconnaissait la déclaration de 1956, et en 2001, la déclaration de Irkoutsk entre Vladimir Poutine et Yoshiro Mori appelait à poursuivre les négociations en prenant pour base la déclaration de Tokyo. In Yoko Hirose, art.cit.

53. « Abe Seeks Draw with Putin over Northern Territories », art.cit.

54. « Japan Russia Strategic Dialogue », The Tokyo Foundation, 07-10-2015.

55. Diplomatic Bluebook 2015, site du ministère japonais des Affaires étrangères, http://www.mofa.go.jp

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