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Note №14, « La Russie, le désarmement et les traités de contrôle des armements »

Nikolaï Sokov
1 octobre 2016
Nikolaï Sokov, directeur de recherche, Centre d’études des questions de non-prolifération, Middlebury Institute of International Studies, Monterey (États-Unis).

Introduction


Le processus de contrôle des armements traverse une crise profonde depuis au moins quinze ans. Au cours de cette période, les avancées ont été minimales : en 2002, la Russie et les États-Unis signaient le traité sur la réduction des potentiels stratégiques offensifs (PSO), qui est sans doute le document le plus faible de la série de traités soviéto- et russo-américains portant sur les questions de désarmement (1). En 2010, le New START succédait au PSO, et semblait en mesure de réinsuffler une dynamique au désarmement, et d’ouvrir la voie à une série de nouveaux accords en matière de contrôle des armements. Il n’en fut rien : le New START reste jusqu’à présent un cas isolé, qui n’a impulsé aucun nouvel élan au désarmement. Un autre traité de grande importance – celui portant sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) – est aujourd’hui menacé. L’agenda multilatéral sur les questions nucléaires a connu par ailleurs un autre « raté » à la fin des années 1990, de même que celui portant sur le contrôle des armes conventionnelles, lorsque la Russie a « gelé » (2), en 2007, sa participation au traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE).

Avant d’examiner la politique de la Russie en matière de désarmement et de contrôle des armements, il convient de définir la notion même de « contrôle des armements », qui prête souvent à confusion. Apparue aux États-Unis dans les années 1960, elle recouvre un ensemble de mesures visant au renforcement de la stabilité militaire (à travers la diminution des motifs d’agression, en premier lieu nucléaire). Le contrôle des armements peut aussi inclure des mesures de limitation, sans que cela soit cependant obligatoire, et il peut en outre contribuer à augmenter la stabilité stratégique en corrigeant la structure et les plans de déploiement d’armes.

1. Le contrôle des armements : un processus au point mort

L’impasse dans laquelle se trouve, aujourd’hui encore, le contrôle des armements s’explique par une série de causes interdépendantes, relevant à la fois de facteurs d’ordre international et de raisons systémiques.

Pour commencer, les approches traditionnelles du contrôle des armements ont, en quelque sorte, fait leur temps. Une guerre à grande échelle, impliquant le recours à des forces tant nucléaires que conventionnelles, n’est plus d’actualité. Le traité FCE illustre cette réalité : aucune des parties ne « choisit » les niveaux d’armements qui y sont établis. De fait, parmi toutes les mesures traditionnelles de contrôle, les plus intéressantes sont celles qui garantissent prévisibilité et transparence. Tel était le principal objectif du traité New START après l’expiration de START-1, signé en 1991, qui a entraîné la disparition des échanges d’information, du système de notifications et des inspections.

L’administration Obama était prête, au demeurant, à élargir le champ d’application traditionnel des textes. En 2010, lors de la signature du New START avec le président de la Fédération de Russie Dmitri Medvedev, le président américain proposait en effet que le traité suivant concerne les têtes nucléaires, y compris celles non déployées (3), tant stratégiques que tactiques (4). Cette proposition est restée sans suite pour les raisons suivantes :

• premièrement, la Russie, pour des raisons qui seront exposées ci-après, ne souhaitait pas un nouveau traité concernant uniquement les armes nucléaires ;

• deuxièmement, cette mesure eût nécessité d’élaborer un traité de type fondamentalement nouveau, tous ceux de la série START visant à réguler et réduire le potentiel de première frappe et non à diminuer les armements nucléaires dans leur ensemble, les têtes nucléaires n’y étant ni comptabilisées ni contrôlées. Le passage à un nouveau format impliquerait l’élaboration de nouveaux principes de comptabilisation et de contrôle, notamment l’ouverture pour inspection des sites les plus sensibles en charge du stockage, de la production et de l’entretien des têtes. Les conditions politiques ne sont pas encore mûres ;

• troisièmement, un passage à de nouveaux principes de réduction des arsenaux nucléaires exige de parvenir à un accord sur le décompte et le contrôle des matières fissiles de qualité militaire. Les pourparlers à ce sujet, qui se déroulent dans le cadre de la Conférence de Genève, sont bloqués depuis la fin des années 1990. On pourrait, en pratique, s’entendre sur des mesures bilatérales à ce sujet, mais l’agenda russo-américain, déjà très compliqué, en serait surchargé.

Le fait que l’administration Obama n’ait pas tenu son propre calendrier a pesé dans l’échec de la transition vers le désarmement. Deux dossiers supplémentaires étaient en effet à l’ordre du jour. D’une part, l’administration considérait avec le plus grand sérieux le retrait d’Europe des armes nucléaires tactiques (bien que rien n’ait été officiellement affirmé). La résolution de cette question devait être bloquée par l’action conjointe d’un groupe de pays membres de l’OTAN (principalement la Pologne et les pays baltes) et de leurs relais d’influence dans l’establishment de Washington. D’autre part, les États-Unis projetaient la ratification du traité d’interdiction des essais nucléaires, ce qui est également resté sans suite (5).

Les divergences fondamentales sur la portée d’éventuelles nouvelles dispositions créent cependant des difficultés d’ordre supérieur, bien plus compliquées à surmonter. Les principes hérités de la « guerre froide » ne prennent pas en compte les nouveaux types d’armes, en premier lieu les armes à longue portée non nucléaires de haute précision. Ce sont elles, au demeurant, qui rendent le traité FCE quelque peu anachronique : signé en 1990, il n’intègre pas les armements les plus efficaces et les plus dangereux.

La position américaine et, plus largement, occidentale met l’accent sur la réduction des armes nucléaires. En Russie, dès le début de la dernière décennie, l’approche « intégrée » est privilégiée. Selon elle, les armes nucléaires ne sont qu’une partie de l’équilibre militaire et ne peuvent être réduites sans tenir compte d’autres éléments. Cette approche est explicitée lors de l’intervention du ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, Sergueï Lavrov, à l’occasion de la ratification du New START. Il est alors expressément affirmé que les progrès à venir dans le désarmement doivent inclure, outre l’arme nucléaire, les armes stratégiques non nucléaires, les armes déployées dans l’espace, la défense antimissile et le déséquilibre sur les forces armées conventionnelles (6). De fait, l’histoire des échecs du contrôle des armements, au cours des quinze dernières années, s’explique par cette divergence fondamentale en matière d’approche de la question du désarmement.

Il convient en outre de rappeler qu’il était techniquement possible, bien que complexe, de parvenir à un accord qui aurait pris en compte, d’une manière ou d’une autre, les préoccupations des deux parties. Les obstacles qui se dressent sur cette voie étaient – et restent encore – essentiellement politiques, et relèvent le plus souvent de la politique intérieure.

L’illustration la plus emblématique en est la question de la défense antimissile. La Russie conserve, grosso modo, une approche similaire à celle qui fondait sa position sur le traité ABM de 1972 (dont les États-Unis sont sortis en 2002) : la stabilité stratégique est garantie par une stricte limitation du potentiel antimissile (7). La position américaine part du principe que la création d’une défense antimissile limitée contre des pays tiers ne sapera pas la stabilité stratégique. D’un point de vue formel, il existe une base d’accord sur le nombre des intercepteurs, les lieux de déploiement et d’autres questions. On peut affirmer que les plans officiellement déclarés par les États-Unis ne risquent pas de saper le potentiel russe de dissuasion (il est même vraisemblable qu’un « écart » des Américains par rapport à ces plans, dans certaines limites, serait éventuellement acceptable pour la Russie). Le problème est de fournir un cadre à ces plans.

Toutefois, pour le processus politique américain, la création du système ABM a tout d’une « vache sacrée », et les tentatives visant à l’encadrer se heurtent à une résistance farouche. Cela vient s’ajouter aux problèmes techniques auxquels se heurte la réalisation de l’ABM – problèmes encore non résolus à ce jour. La position des États-Unis sur la création du système ABM demeure quasi inchangée depuis 1983 et l’« Initiative de défense stratégique » annoncée par le président Reagan. Or, trente ans plus tard, ce système n’existe pas et on ignore quand il deviendra réalité. Ces trente années, cependant, constituent un obstacle pour des avancées dans le contrôle des armements, et l’on ne perçoit pas dans un futur proche une perspective de changement de l’approche américaine.

Au cours des cinq-sept dernières années, l’approche russe s’est à son tour de plus en plus politisée. Ajoutons que si la création d’un système ABM à grande échelle n’est pas à l’ordre du jour, y compris à moyen terme, la Russie considère toutefois les plans américains comme une menace directe. C’est là un instrument utilisé à la fois pour justifier la thèse de la menace américaine en général (instrument essentiellement à usage interne) et pour justifier une série de mesures concrètes, comme le déploiement de missiles tactiques Iskander dans la région de Kaliningrad, ce qui, d’un point de vue militaire, aurait de toute façon un sens, indépendamment de l’état de la défense antimissile.

Il n’en va pas de même des armes à longue portée non nucléaires de haute précision, utilisées pour la première fois pendant la guerre du Golfe en 1991, puis dans une série d’autres conflits. Elles permettent de mener des opérations militaires sans pertes ni dégâts collatéraux considérables, avec un haut degré d’efficacité. Elles n’ont donc pas les conséquences négatives observées au cours de la guerre du Vietnam, puis en Afghanistan. De fait, l’apparition d’armes non nucléaires de haute précision a accru le rôle de la force militaire comme instrument de la politique étrangère. Vingt-cinq ans durant, les États-Unis en ont eu le monopole et l’on comprend bien qu’ils ne soient pas pressés d’en discuter la limitation. Cette position apparaît dans la résolution du Sénat américain sur la ratification du New START (8), de même que dans l’interdiction d’évoquer la défense antimissile lors de toutes les négociations à venir.

La situation change à l’automne 2015, lorsqu’au cours de son opération aérienne en Syrie, la Russie donne la preuve qu’elle dispose d’armes analogues. Les conséquences de ce qui était plutôt de l’ordre d’une démonstration n’ont pas encore été entièrement évaluées en Occident, d’autant que la Russie aura besoin de temps pour développer à grande échelle ces nouvelles capacités. On ne peut toutefois exclure qu’à l’avenir, les États-Unis acceptent de mettre ce type d’armement sur la table des négociations.

Cette décision, au demeurant, ne sera pas aisée à prendre. Dans un contexte de crise des relations entre la Russie et l’Occident, la première réaction serait sans doute, pour l’OTAN, de s’appuyer plus encore sur l’arme nucléaire – question qui peut être soulevée par certains membres de l’Alliance, ceux-là mêmes qui avaient bloqué le retrait d’Europe des armes nucléaires tactiques quelques années plus tôt. Seule une dangereuse aggravation de la confrontation militaire sur le continent pourrait amener les parties en présence à envisager des solutions prenant en compte les armes nucléaires et conventionnelles. Mais il faudrait encore trouver un compris sur l’ABM, ce qui reste une difficulté en soi.

Le plus paradoxal est que les quinze années d’impasse semblent arranger tous les acteurs. Pour conclure des accords, il faut accepter des compromis qui, d’un point de vue politique, peuvent se révéler fort coûteux. La faible probabilité d’une guerre totale permet néanmoins de négliger le contrôle des armes et de mener la politique qui convient à chacun, en faisant porter la responsabilité des conséquences à l’autre partie. Ainsi, les États-Unis ne s’empressent guère de favoriser la renaissance du FCE ou la conclusion d’un nouveau traité équivalent. On se propose de régler ces questions en retravaillant le Document de Vienne, qui prévoit des mesures de transparence ; et, pour autant qu’on puisse en juger, l’approche de la Russie n’est pas si éloignée de celle des Américains. En fin de compte, chacune des parties pourrait faire ce qu’elle juge bon, à condition que les autres en soient informées.

Il convient de préciser que, dans cette optique, la Russie dispose d’une position moins avantageuse, dans la mesure où elle s’oppose à réduire plus les armes nucléaires. Or, ces dernières années, le désarmement nucléaire revient sur le devant de la scène dans la politique des États non nucléaires, qui sont enclins à accorder beaucoup moins d’attention aux éléments conventionnels de l’équilibre militaire qui inquiètent Moscou. Le problème s’est accru pour la Russie lorsque des pays dotés de l’arme nucléaire se sont montrés de plus en plus sensibles à l’argument de l’impact humanitaire de l’utilisation des armes atomiques. Si les « cinq puissances nucléaires » ont d’abord décidé de se tenir à l’écart du débat, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont ensuite résolu d’en être partie prenante lors de la conférence de Vienne de 2015, se solidarisant de fait avec le groupe important des États non nucléaires, et laissant la Russie et d’autres pays dans une situation de vulnérabilité politique. Au demeurant, la direction russe ne semble pas avoir été troublée outre mesure par cette situation.

2. La Russie et le système actuel des traités sur le contrôle des armements

L’ensemble des mesures de contrôle des armements et de désarmement ont été adoptées peu à peu, pas à pas, pendant la « guerre froide ». Les dernières années de cette confrontation et celles qui leur ont succédé ont été les plus productives : une série d’accords de nature diverse ont été conclus (9) et ont abouti à l’émergence d’un système assez harmonieux. Or, aujourd’hui, ce système est à peu près démantelé.

La réduction des arsenaux nucléaires stratégiques semble être la seule exception dans la mesure où le New START est appliqué de façon globalement satisfaisante. La raison d’être de ce nouveau traité, préféré à une prolongation de START-1, tient à l’extraordinaire (et inutile) complexité de ce dernier. Il réglementait en détail les potentiels stratégiques des parties, y compris leur modernisation ; les mesures de contrôle qu’il prévoyait étaient efficaces, mais compliquées et coûteuses. Le New START, lui, règle le principal problème : il conserve le système de mesures, de prévisibilité et de contrôle, mais sous une forme plus souple et moins onéreuse. Il offre en outre aux parties beaucoup plus de liberté pour déterminer la composition des forces stratégiques et leur modernisation.

De ce point de vue, le sort des armes stratégiques est atypique : START-1 ayant vieilli, il a été remplacé et, pour toutes les autres questions liées au régime, ce qui semblait obsolète a purement et simplement été supprimé dans le New START. Le « déclencheur » du New START a été le retrait américain du traité ABM, en 2002. Suite à ce précédent, la Russie posait, dès 2006, la question de l’opportunité de mettre un terme au traité FNI, signé en 1987 pour une durée indéterminée, et qui interdisait aux Américains et aux Russes de disposer de missiles terrestres balistiques et de croisière d’une portée comprise entre cinq cents et cinq mille cinq cents kilomètres (10). Il est à noter que le retrait du traité FNI n’était pas considéré par la Russie comme un moyen d’augmenter son potentiel nucléaire : le ministre de la Défense de l’époque, Sergueï Ivanov, ne déclarait-il pas que ces missiles porteraient des munitions conventionnelles (11)?

Si, en fin de compte, la Russie n’a pas quitté le FNI, c’est sans doute parce qu’y étaient acceptés les missiles de croisière air-sol non nucléaires, capables de remplir les mêmes fonctions, sans qu’il soit nécessaire de se ruiner dans la conception, la production et le déploiement de missiles de moyenne portée (12). Ces événements, au demeurant, ont montré que la Russie n’avait pas besoin du traité FNI et qu’il restait en vigueur uniquement parce qu’il ne gênait en rien ses plans et qu’elle pouvait s’en retirer à tout moment. Cette décision, si elle avait été prise, non seulement n’aurait pas suscité de sérieuses protestations en Russie, mais aurait plutôt bénéficié du soutien de l’opinion.

En 2014, les États-Unis déclarent officiellement que la Russie a violé le traité FNI en testant un missile de croisière terrestre de moyenne portée (13). En coulisse, on ajoute que l’infraction remonte à 2008 et que les tentatives effectuées pendant plusieurs années pour résoudre le problème par des canaux confidentiels n’ont pas abouti. Les détails de « l’infraction » ne sont pas rendus publics et, selon Washington, la Russie sait pertinemment qu’elle a agi en violation du traité : il lui revient donc de remédier à cette situation. Moscou déclare de son côté que, sans indications plus précises, elle n’a rien à ajouter sur le sujet.

Il reste à comprendre à quelle fin la Russie aurait violé un traité dont elle pouvait se retirer n’importe quand. Beaucoup – dont l’auteur de ces lignes – ont émis l’hypothèse d’une erreur technique : un missile tactique Iskander aurait pu aller au-delà de cinq cents kilomètres, ou bien la distance avait été mal appréciée par les moyens d’observation américains ; ou encore, un missile de croisière Kalibr, tiré depuis la mer, aurait pu être testé, sans respecter complètement les conditions du traité (14). Les officiels américains affirmaient cependant en privé que le test avait précisément porté sur un missile terrestre d’une portée bien supérieure à cinq cents kilomètres, et que ce n’était pas la première fois.

Au bout du compte, les incertitudes demeurent autour du traité FNI et, dans un contexte de crise profonde des relations entre la Russie et les États-Unis, il ne faut pas s’attendre à une clarification à brève échéance. Paradoxalement, les accusations américaines rendent la sortie du traité moins vraisemblable pour la Russie : une chose est de se retirer d’un traité qui ne vous arrange plus, une autre est d’en sortir parce que vous êtes accusé de l’avoir violé.

La situation est à peu près la même pour les armes nucléaires tactiques (15), uniquement réglementées par des déclarations unilatérales du président américain George H. Bush et de son homologue soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, faites à l’automne 1991, puis reprises en 1992 par Boris Eltsine au nom de la Russie. La déclaration de Gorbatchev contenait également la proposition d’entamer des pourparlers en vue d’un accord juridiquement contraignant, avec des mécanismes de vérification des armes nucléaires tactiques. Elle fut rejetée par la partie américaine. Il s’agissait de déclarations d’intention juridiquement non contraignantes et, étant unilatérales, elles ne relevaient pas même d’une obligation pour l’autre partie. Il va de soi que l’échange d’informations et les dispositifs de contrôle n’y figuraient pas (16).

Les déclarations unilatérales de 1991 se transformèrent en réductions impressionnantes des armes nucléaires tactiques des deux côtés, mais, en raison du caractère informel des mesures, les chiffres exacts nous sont inconnus, notamment pour la partie russe qui, manifestement, a tout fait pour entretenir le flou, ne publiant quasiment aucune donnée. En 2004, la Russie déclarait qu’elle ne se sentait pas liée par les déclarations des années 1991-1992 (17). Il est à noter que, selon des informations non officielles mais relativement fiables, la Russie a réduit son arsenal nucléaire tactique plus qu’elle ne s’était engagée à le faire en 1991, de sorte que le problème était, en l’occurrence, non pas d’ordre militaire, mais politique (18).

Il y a quelques années, une situation paradoxale s’est fait jour. La Russie avait pendant longtemps donné son accord pour les négociations sur les armes nucléaires tactiques, qu’elle liait au retrait d’Europe de ces mêmes armes américaines. Si le président Obama y avait procédé (et il y a tout lieu de penser qu’il l’envisageait sérieusement), Moscou aurait effectivement dû accepter les négociations. Elle fut « sauvée » par l’opposition d’une série de pays de l’OTAN, principalement ceux qui dénonçaient le plus fortement la menace russe. Ces pays insistaient sur la nécessité de conserver des bombes nucléaires américaines en Europe et, par là même, ils permirent à la Russie d’éviter le piège qu’elle s’était elle-même tendue.

Nous avons évoqué plus haut la question du traité FCE. Pendant une période assez longue, la Russie était prête à rediscuter cet accord, revu conjointement en 1999. Le FCE révisé prévoyait, entre autres, un passage du principe des blocs (OTAN/Pacte de Varsovie) au principe national et à des mesures évitant la concentration de forces armées sur le territoire d’un même pays. Les difficultés de ratification du traité révisé et certains autres problèmes n’ont pas permis son application. Quant au traité de 1990, il ne convenait tout bonnement pas à la Russie.

Enfin, le traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICEN) mérite qu’on s’y arrête. Signé en 1996, il n’est toujours pas appliqué et les perspectives de son entrée en vigueur sont, au minimum, floues. Néanmoins, les cinq puissances nucléaires « officielles » (à savoir celles énumérées dans le traité de non-prolifération) ne se livrent plus à des essais, et il en va de même pour la majorité des États nucléaires « non officiels » (après une campagne d’essais, l’Inde et le Pakistan n’ont pas récidivé). La Corée du Nord est la seule exception. Le régime en vigueur relève de la catégorie « non officielle », à l’instar des déclarations de 1991 sur les armes nucléaires tactiques, mais à la différence de ces dernières, il est parfaitement stable. La Russie, tout comme certaines autres puissances nucléaires, se livre à des tests subcritiques et hydrodynamiques, et se satisfait de toute évidence de cet état des choses.

3. Évaluation des perspectives

Il ressort de ce bref aperçu que la Russie est prête à démonter les accords de contrôle des armements et de désarmement qu’elle juge obsolètes ou incommodes. Le remplacement de START-1 par un New START nettement moins strict, le fait de revenir sur les déclarations de 1991 concernant les armes nucléaires tactiques, le retrait du FCE et, dans une certaine mesure, la situation autour du traité FNI, en sont autant d’exemples. La Russie se retirera-t-elle de ce dernier traité ? On serait bien en peine de le dire actuellement, mais si cela devait se produire, il ne faudrait pas s’en étonner.

Afin d’expliquer cette attitude à l’égard des anciens traités, il convient d’ajouter deux éléments complémentaires : d’une part, sont soumis à révision ou rejet les accords qui limitent les programmes militaires, et ceux qui, d’autre part, ne prennent pas en compte des armes apparues depuis la fin de la « guerre froide » et qui constituent, selon Moscou, un danger pour la Russie.

Le démontage partiel du système de contrôle des armements a été rapide. Après le retrait des États-Unis du traité ABM en 2002, on s’est attaqué aux armes nucléaires tactiques et au traité FCE. La question du retrait du traité FNI a, en outre, été posée. La dégradation des relations avec les États-Unis et l’Occident dans son ensemble, qui remonte aux environs de 2011 (l’opération de l’OTAN en Libye), n’a pas eu, paradoxalement, de conséquences notables sur les accords existants, pour la simple raison qu’il n’y avait presque plus rien à démonter. Elle a, en revanche, définitivement bloqué les discussions sur de nouvelles mesures.

En même temps, on ne saurait dire que la Russie soit un adversaire acharné des accords de contrôle des armements et de désarmement. Trois ensembles de mesures, au minimum, peuvent bénéficier du soutien de Moscou :

• premièrement, celles fondées sur la confiance, qui garantissent la transparence et la prévisibilité de l’équilibre militaire, comme le Document de Vienne et, pour partie, le New START. Le soutien apporté à ces mesures a été démontré à l’automne 2015, lorsque la Russie s’est entendue avec les États-Unis sur la prévention des incidents dans le ciel syrien. L’intérêt de Moscou pour des mesures susceptibles de garantir la prévisibilité des programmes et des activités militaires est un facteur positif. C’est là un axe susceptible d’être développé, y compris (et surtout) dans le contexte de la crise actuelle ;

• deuxièmement, il s’agit des traités juridiquement contraignants et soumis à contrôle. Cet axe ressort assez nettement et il contredit, de facto, la préférence des États-Unis et de leurs alliés pour des mesures politiquement contraignantes et dotées de faibles moyens de contrôle. Le Code de conduite international de La Haye contre la prolifération des missiles balistiques, daté de 2002, en est une illustration : bien que la Russie s’y soit ralliée, elle « considère le Code de La Haye comme un premier pas vers un accord juridiquement contraignant de régime global de non-prolifération nucléaire » (19). Le Régime de contrôle de la technologie des missiles, groupe que la Russie a rejoint tout en le jugeant imparfait et incomplet, de même que l’initiative américaine de « Sécurité en matière de prolifération » (20), en sont d’autres exemples. La liste de ces exemples est longue et dépasse largement le cadre de la stricte problématique du désarmement : on trouvera des motifs analogues dans la position russe sur le développement des garanties de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), appelée à veiller au caractère pacifique des programmes nucléaires des pays participants. Si, au cours de la dernière décennie, la Russie adhérait – certes de mauvaise grâce – à des mesures de ce type, depuis quelques années son attitude s’est visiblement durcie ;

• troisièmement, il s’agit des solutions « paquets », qui garantissent un glissement des préoccupations vers une approche « intégrée ». Ce genre de traités – surtout lorsqu’ils sont juridiquement contraignants et soumis à contrôle – sont très difficiles à obtenir ; il est même compliqué de simplement s’entendre sur un début de négociations.

Ainsi, la crise profonde qui affecte aujourd’hui les relations entre la Russie et l’Occident rend encore plus problématiques la mise en place de nouveaux accords et la préservation des anciens. Par ailleurs, un accroissement du degré de confrontation risque d’augmenter le besoin de ce type de mesures et, en un sens, de ranimer le dialogue. Comme il a été dit plus haut, le fait que la Russie ait démontré qu’elle disposait d’armes à longue portée non nucléaires de haute précision peut aider à sortir d’une des impasses traditionnelles.

L’avenir du contrôle des armements ne paraît donc pas aussi sombre, mais le sursaut nécessaire demandera du temps. Les parties en présence doivent, au minimum, être conscientes qu’il est impossible de remporter une « victoire », qu’il faut consentir des efforts et accepter des compromis pour réduire la menace de confrontation. Malheureusement, la trompeuse impression de relative sécurité, née de la fin de la « guerre froide », a abaissé le niveau de priorité des mesures de contrôle des armements. On ne peut que déplorer qu’il ait fallu une grave crise prolongée et, de facto, une course aux armements pour créer les conditions d’efforts plus sérieux dans ce domaine.

Notes :

1. Le traité PSO se résumait de fait à l’obligation pour les signataires de ne pas dépasser deux mille deux cents têtes nucléaires. La méthodologie du décompte de ces unités restait toutefois floue et ne prenait pas en compte la structure et la composition des forces stratégiques. Les moyens de contrôle étaient tout aussi approximatifs, dans la mesure où, comme c’était le cas pour le traité START-1, certains éléments pourtant importants ne faisaient pas l’objet de vérification dans le cadre du document. De fait, le PSO était une déclaration commune (à l’initiative des Américains), présentée sous forme de traité (sur l’insistance de la Russie). Les insuffisances du traité PSO ont rendu nécessaire la conclusion d’un nouvel accord, après l’expiration de START-1.

2. Le traité FCE ne prévoit pas une situation telle que le « gel » de la participation : les signataires n’ont de choix que de l’appliquer pleinement ou de s’en retirer. La Russie s’est risquée à cette démarche inhabituelle pour éviter une crise à grande échelle, et l’OTAN a décidé de l’accepter de facto, pour les mêmes raisons.

3. On entend par « déployées » les têtes nucléaires placées sur lanceurs et pouvant être utilisées à n’importe quel moment, et par « non déployées », celles qui se trouvent dans les stocks et dont l’utilisation nécessite un certain laps de temps.

4. Remarks by President Obama and President Medvedev of Russia at New START Treaty Signing Ceremony and Press Conference, Prague, April 8, 2010 (https://www.whitehouse.gov/the-press-office/remarks-president-obama-and-president-medvedev-russia-new-start-treaty-signing-cere).

5. Les États-Unis ont signé le traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICEN) en 1996, mais ne l’ont jamais ratifié. Une première tentative de ratification a échoué en 1999, suite au blocage du Sénat américain. Si l’administration Bush n’a pas rouvert le dossier, l’administration Obama s’est quant à elle limitée à une action de sensibilisation, craignant de soumettre le texte au vote en raison de l’opposition – toujours vive – du Sénat. L’opposition américaine au TICEN est plutôt de nature idéologique, dans la mesure où ce traité répond aux intérêts américains.

6. Sténogramme de l’intervention du ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, Sergueï Lavrov, à la séance plénière de la douma d’État de l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie sur le nouveau traité START, 14 janvier 2011.

7. La position russe concernant l’influence du système ABM sur la stabilité stratégique a été présentée lors d’une conférence organisée par le ministère de la Défense en 2012 : Rapports de la direction du ministère de la Défense de Russie à la Conférence internationale « Le facteur de la défense antimissile dans la formation d’un nouvel espace de sécurité », 5 mai 2012 (http://mil.ru/conference_of_pro/news/more.htm?id=11108033@egNews).

8. New START Treaty: Resolution on Advice and Consent to Ratification. Bureau of Arms Control, Verification, and Compliance, December 22, 2010 (http://www.state.gov/t/avc/rls/153910.htm).

9. Les accords internationaux peuvent avoir différents statuts juridiques : accords juridiquement contraignants, accords intergouvernementaux, déclarations politiquement contraignantes, etc. L’ensemble des mesures de contrôle des armements et de désarmement englobe pratiquement toutes les formes juridiques existantes.

10. Cette interdiction s’étend aux autres anciennes républiques d’URSS ayant adhéré au traité en 1991 – Biélorussie, Kazakhstan et Ukraine.

11. Cf. Alexeï Demianov, « Probny kamen » [La pierre de touche], Lenta.ru, 29 août 2006.

12. Pour plus de détails sur le déroulement des événements, voir Nikolai Sokov, « Russian military debates withdrawal from the INF treaty », WMD Insights, October 2006 (http://cns.miis.edu/wmd_insights/WMDIn- sights_2006_10.pdf).

13. « Adherence to and Compliance with Arms Control, Nonproliferation and Disarmament Agreements and Commitments », US Department of State, July 2014. L’accusation fut reprise sous une forme plus précise en 2015 : « 2015 Report on Adherence to and Compliance with Arms Control, Nonproliferation and Disarmament Agreements and Commitments », US Department of State, June 5, 2015.

14. Le traité FNI autorise les tests de missiles de croisière basés en mer à partir de lanceurs au sol, sous certaines conditions. Ces conditions pouvaient toutefois avoir été involontairement enfreintes, une infraction technique qui n’aurait pas signifié une violation du traité lui-même.

15. Il n’existe pas de définition stricte des armes nucléaires tactiques. On intègre généralement dans cette catégorie ce qui n’est pas inclus dans les traités FNI et START : missiles terrestres d’une portée inférieure à cinq cents kilomètres, avions, en dehors des bombardiers stratégiques (moins de huit mille kilomètres), tous les moyens basés en mer, excepté les missiles balistiques lancés depuis des sous-marins…

16. Le format des déclarations de 1991 sur les armes nucléaires tactiques devait servir de modèle pour la position des États-Unis dans le traité de réduction des arsenaux nucléaires stratégiques (SORT) : le président américain de l’époque, George Bush, devait déclarer qu’il aurait voulu ramener le niveau des armes stratégiques à celui que son père avait utilisé pour les armes nucléaires tactiques. Sur l’insistance de la partie russe, l’accord fut rédigé sous la forme d’un traité juridiquement contraignant.

17. Réponse du représentant officiel du ministère des Affaires étrangères de Russie, V. Iakovenko, à une question des médias russes, lors d’une conférence à RIA Novosti sur les initiatives de la Russie dans la réduction des armes nucléaires tactiques, 10 juillet 2004 (http://www.mid.ru/ns-dvbr.nsf/50ce23af9ceacf46432569ea00361254/432569d800226387c3256f26003780c5?OpenDocument).

18. On trouvera une analyse des informations dont nous disposons sur le nombre et le type des armes nucléaires tactiques russes dans un chapitre écrit par l’auteur de ces lignes : Nikolai Sokov, « Russia », in Tactical Nuclear Weapons and Euro-Atlantic Security, ed. by Paolo Foradori, Routledge, 2013.

19. « Code de conduite international de La Haye contre la prolifération des missiles balistiques » (Note), 3 octobre 2015. http://archive.mid.ru//bdomp/ns-dvbr.nsf/c6bc9d5640647382432569ea003613d9/39ab563438eef9b1c32576f8002b1332!OpenDocument


20. L’Initiative de sécurité en matière de prolifération (2003) permet l’arraisonnement des navires transportant des cargaisons qui tombent sous le régime de non-prolifération des armes nucléaires, d’autres armes de destruction massive ou des moyens de s’en doter.
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