Ru Ru

Note №8, « La politique de la Fédération de Russie en Asie centrale. Contexte stratégique »

Ivan Safranchuk Ivan Safranchuk
1 novembre 2014
Ivan Safrantchouk a reçu un doctorat de la part de l’Académie des sciences militaires et dirige actuellement la société de conseil LaTUK, spécialisée dans les problématiques énergétiques, politiques et sécuritaires de l’Asie centrale et des pays voisins (fonction occupée par l'auteur au moment de la rédaction).

Introduction


La Russie a toujours affirmé que les pays de la CEI étaient une priorité de sa politique étrangère, et ses programmes de politique extérieure comportent des dispositions en ce sens. Pourtant, ces proclamations sont peu prises au sérieux. Tout d’abord, les dirigeants russes eux-mêmes ont plus d’une fois admis que la création de la CEI était une « forme civilisée de divorce », qui ne pouvait clairement pas être comprise comme un projet orienté vers l’avenir. Cette façon de voir s’est automatiquement déplacée aussi sur les autres projets d’intégration initiés par la Russie. Ensuite, au cours des années 1990 et d’une grande partie de la décennie 2000, la Russie a largement accordé la priorité à ses relations avec les pays occidentaux. Ceux-ci ont dans un premier temps fourni aide et conseils politiques. Certes, ces conseils ont plus tard été réévalués et le rapport à l’Occident s’est détérioré. Pour autant, les pays occidentaux sont restés la principale source d’investissements, de technologies et de valeurs communes. Cependant, à partir du milieu des années 1990, le goût de l’Occident est passé très rapidement aux élites russes, et le ton de la politique étrangère du pays a ensuite été donné par ce que l’on peut appeler la « doctrine Primakov », soit une approche plus réaliste et pragmatique.

La « doctrine Primakov » partait du fait que l’URSS avait participé activement à la formation du droit international et en était bénéficiaire à un degré significatif, et que la Russie, héritière juridique de l’Union soviétique, avait dans l’ensemble avantage à l’application de ce droit international, surtout dans les conditions de faiblesse du pays et de son impréparation aux « démantèlements supra-légaux ». La Russie ne sentait pas en elle les forces intérieures suffisantes pour défendre ses intérêts nationaux et n’était peut-être même pas en état de les formuler précisément. C’est la raison pour laquelle Moscou a dû attendre des jours meilleurs sous « couverture » du droit international. Cette approche n’a jamais été formulée par écrit et, de fait, jamais clairement énoncée non plus, mais elle était à l’œuvre dans la politique étrangère russe de la deuxième moitié des années 1990, au moment où Evgueni Primakov occupait le fauteuil de ministre des Affaires étrangères, puis de Premier ministre. Des efforts diplomatiques significatifs ont alors été déployés pour maintenir les États-Unis et l’OTAN dans les cadres du droit international.

Une telle approche supposait de consacrer des efforts limités aux relations avec les pays de l’espace post-soviétique, malgré toutes les déclarations d’intention sur le fait qu’ils étaient une priorité pour la Fédération. La majorité du temps et des forces allait aux relations avec les États-Unis, l’OTAN, le G8 et les autres « grandes questions ».

Au début des années 2000, la Russie nouvelle a atteint la maturité nécessaire pour formuler le concept d’« empire libéral ». Ce dernier a été énoncé la première fois en 2003 par Anatoli Tchoubaïs. Il s’agit du constat selon lequel la Russie n’a pas d’autre choix que d’élargir son influence économique et politique dans l’espace post-soviétique. Cependant, dans cette conception, la Russie doit être non un tyran et une puissance hégémonique, mais, à l’inverse, une source de progrès et un garant du respect des droits de l’homme. En cela consiste sa mission nationale et à la défense de ses intérêts propres.

Et effectivement, au cours de la première moitié des années 2000, la Russie a commencé de conduire dans l’espace post-soviétique une politique de plus en plus ciblée, avec la création de l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective) et de l’EurAsEC (Communauté économique eurasiatique).

La « doctrine Primakov » et le concept de l’« empire libéral » ont coexisté. La première, en politique déclarative et pour la résolution des questions relevant de la « grande politique », et le deuxième – en pratique.

Cependant, il serait erroné d’inscrire la politique actuelle de la Russie en Asie centrale, et généralement dans l’espace post-soviétique, dans le cadre du concept d’« empire libéral ». Quand le début de la formation de l’Union douanière (UD) a été annoncé en 2009, c’est devenu une des questions les plus débattues au sein de l’élite politique et business russe. A. Tchoubaïs et d’autres personnalités du camp réformateur se sont initialement prononcées contre l’UD, craignant que sa formation ne complexifie et ne reporte l’entrée de la Russie dans l’OMC. Entre la participation au processus de mondialisation et l’intégration régionale, ils ont fait un choix univoque au bénéfice de la première. En outre, le concept d’« empire libéral » comportait des valeurs et une certaine activité « missionnaire », tandis que la ligne actuelle de la Russie vis-à-vis de l’UD et de l’Escape économique eurasiatique (EEE) est exclusivement pragmatique et économique.

Dilemme stratégique

Le « dilemme stratégique » de la Russie consiste en une forte disparité entre trois facteurs : les dimensions du territoire, l’importance de la population et la taille de l’économie.

En termes de superficie, la Russie occupe la 1ème place mondiale, avec plus de 17 millions de km2, dont 90 % de terres émergées. Certes, il n’est pas possible de mettre la totalité de ce vaste territoire en valeur, mais il exige malgré tout d’être défendu. La Russie a des frontières avec dix-huit États, doit trois font partie de l’Organisation de coopération de Shanghai, ou OCS (le Kazakhstan et la Chine en tant que membres à part entière, la Mongolie en qualité d’observateur), quatre de la CEI (Kazakhstan, Biélorussie, Azerbaïdjan, Ukraine), et deux de l’OTSC (Kazakhstan et Biélorussie). Deux autres sont des amis inconditionnels de la Russie : l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Toutefois, à moins d’une improbable reconnaissance mondiale de leur statut indépendant, ces deux pays ne sont pas un facteur de stabilité aux frontières russes. Ils pourraient à l’inverse devenir un facteur d’instabilité. Six pays frontaliers de la Russie sont membres de l’OTAN (États-Unis, Pologne, Lettonie, Lituanie, Estonie, Norvège). Un autre encore, le Japon, est un proche allié des États-Unis hors-OTAN. Trois pays n’entrent, à l’heure actuelle, dans aucun bloc prorusse ou antirusse : la Finlande, la Géorgie et la Corée du Nord. Pour autant, cette dernière constitue en soi un facteur d’instabilité à la frontière de la Russie, et la Géorgie, qui dérive vers l’OTAN (bien que ce mouvement se soit ralenti) est unie aux États-Unis par des liens militaires, technologies et politiques qui font qu’elle peut être considérée comme un allié américain hors-OTAN.

Certes, la Russie a quelques alliés ne partageant pas de frontière directe avec elle : ses alliés dans l’OTSC, soit le Kirghizistan et le Tadjikistan en Asie centrale, et l’Arménie dans le Caucase. L’OCS unit quant à elle plus de la moitié de la population de la planète, représente une part significative du PIB mondial et inclut des pays qui, de la même façon que la Russie, s’efforcent de faire changer les « règles du jeu » dans le monde contemporain au bénéfice des économies en développement. Mais même en prenant en compte tous ces « plus » (y compris potentiels) et en excluant le défi que représente la Chine pour la Russie (ainsi que les épouvantails de la « menace chinoise »), le paysage ne semble de toute façon pas vraiment favorable à la Russie.

Ainsi, la Russie a à ses frontières huit Etats liés aux États-Unis par un système de traités militaires et politiques. Dans les pires scénarios, il s’agit d’une puissante force militaire, située principalement en Europe et prête à des opérations armées de diverses échelles aux frontières de la Russie. Le nombre d’alliés de la Russie n’est clairement pas aussi imposant, d’autant que la plupart d’entre eux occuperaient, dans les pires scénarios, une position neutre plutôt que celle d’alliés à part entière.

Cette situation, de même que la dynamique actuelle, ne peut qu’inquiéter les stratèges militaires russes. À des rythmes divers, les États-Unis ont constitué un réseau d’alliés aux frontières russes, alors que la Russie a, de son côté, connu un succès limité dans la construction de l’OTSC. En outre, plusieurs pays ont claqué la porte de l’OTSC et de CEI, sortie qui s’est accompagnée d’un élargissement de leur collaboration, notamment militaire, avec les États-Unis.

La population de la Russie est d’environ 143,5 millions d’habitants. Selon les standards de l’ONU, le pays traverse depuis longtemps déjà une crise démographique.

L’économie de la Russie, en chiffres absolus, représente aujourd’hui environ 2000 milliards de dollars. Au milieu des années 90, le PIB de la Russie représentait 300 à 400 milliards de dollars et, en 1999, il avait même chuté sous la barre des 200 milliards. À l’époque, la Russie était la 22ème économie mondiale, et la 11ème en termes de PIB en parité de pouvoir d’achat. Les progrès accomplis au cours des quinze dernières années sont donc indéniables. La Russie est actuellement la 8ème économie de la planète, et la 6ème mondiale en parité de pouvoir d’achat. Malgré tout, la puissance de l’économie russe reste insuffisante par rapport aux dimensions de son territoire.

Cette disparité entre l’étendue de son territoire, l’importance de sa population et la taille de son économie constitue précisément le « dilemme stratégique » de la Russie.

Protéger un territoire aussi vaste requiert une armée soit nombreuse et peu coûteuse, soit moins nombreuse mais beaucoup plus chère. La Russie ne peut pas, pour des raisons démographiques, se permettre d’entretenir une armée massive (au niveau d’1,5 million de soldats et plus). L’option d’une armée technologiquement plus avancé se heurte quant à elle aux limites de l’économie et du budget russes.

Pour que son économie croisse, la Russie a besoin d’une population plus importante. Les économistes estiment en effet que seuls les ensembles économiques de plus de 200 millions d’habitants sont viables dans le monde contemporain, bien que ce facteur ne suffise évidemment pas à garantir la croissance économique. La population des États-Unis dépasse les 320 millions de personnes, celle de l’UE les 500 millions, le Brésil compte près de 200 millions d’habitants, la Chine 1,37 milliard et l’Inde 1,28 milliard. La Russie a de façon évidente refusé de se dissoudre dans le processus de mondialisation, et elle prétend au contraire devenir un acteur économique indépendant. Elle ne pourra y parvenir sans augmenter la taille de sa population active.

L’économie russe a gagné a certes gagné en importance grâce aux succès précédemment évoqués, mais son développement à court terme et moyen terme pose question, de même que celui de sa population. Si les mesures gouvernementales de stimulation de la natalité ont réussi à mettre fin à la baisse démographique, la dynamique positive actuelle reste trop faible. Ainsi, pour parler en langue des affaires, la Russie devra s’appuyer non sur une « croissance naturelle » mais sur un accroissement par « fusions et acquisitions ».

La Russie trace les frontières d’un espace économique

Dans le contexte stratégique que nous avons décrit, la Russie doit absolument former un espace économique aux dimensions démographiques et économiques suffisantes pour devenir un important acteur économique et politique au niveau mondial.

La Russie s’est efforcée, tout au long des dix dernières années, de former un « espace basé sur l’économie de marché et l’harmonisation des normes juridiques, doté d’une infrastructure intégrée et d’une politique fiscale, financière, monétaire et douanière coordonnée, garantissant la libre circulation des marchandises, des services, du capital et des hommes ».

Dans le meilleur des cas, cet espace économique commun regrouperait la Russie, le Biélorussie, le Kazakhstan, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan, l’Arménie, la Moldavie et l’Ukraine. Ensemble, ces pays pesaient en 2012 500 milliards de dollars, soit plus du quart du PIB russe, et même davantage en termes de parité de pouvoir d’achat : presque un tiers du PIB russe. Russie comprise, un tel espace rassemblerait 265 millions de personnes.

L’apport principal proviendrait de l’Ukraine, avec ses 45,6 millions d’habitants et son PIB de 176,3 milliards de dollars. Les pays de l’Asie centrale seraient également significatifs : le Kazakhstan (203,5 milliards de dollars de PIB et 16,8 millions d’habitants), le Kirghizstan (6,4 milliards de dollars de PIB et 5,5 millions d’habitants), le Tadjikistan (6,9 milliards de PIB et 8 millions d’habitants) et l’Ouzbékistan (51,1 milliards de dollars de PIB et 29,8 millions d’habitants). Leur apport commun atteindrait les 267,9 milliards de PIB et 60,1 millions d’habitants, soit 13 % du PIB de la Russie (et environ 20 % en parité de pouvoir d’achat) et 40 % de sa population. Cependant, l’Ouzbékistan n’a clairement pas l’intention à court terme de prendre part aux projets d’EEE et d’UD. Sans lui, les chiffres sont plus modestes mais restent significatifs : les pays d’Asie centrale représentent 15 % du PIB de la Russie en parité de pouvoir d’achat et plus de 20 % de sa population.

D’autres facteurs augmentent l’importance des pays d’Asie centrale pour la formation de l’EEE. En effet, le développement de l’économie ne peut se passer d’une réindustrialisation. C’est indispensable aussi pour disposer de sources de croissance économique hors-matières premières et pour garantir la quantité d’emplois nécessaires dans le cas d’un pari sur l’augmentation de la population.

Pour réindustrialiser, il faudra également réduire la concurrence de l’industrie chinoise.

L’un des éléments-clés de la future croissance économique est donc le renforcement de la frontière économique avec la Chine. L’expérience de l’UD a montré que cela signifie, en pratique, une augmentation des taxes douanières pour les produits chinois. Pour l’heure, cette augmentation est annihilée par l’existence sur la frontière douanière sino-kazakhe de « trous » significatifs. En effet, les statistiques respectives de la Chine et du Kazakhstan sur la circulation des marchandises diffèrent de façon importante (et cela ne s’explique pas seulement par les différences de méthodes de calcul et les autres raisons techniques du type « re-catégorisation des marchandises »). Il existe également des « trous » sur la frontière entre le Kazakhstan et le Kirghizstan.

Après la création de l’UD en 2011, on pouvait observer d’immenses files de fourgons de marchandises s’entassant aux postes de douane situés à la frontière kazakhstano-kirghize. Pour soulager la population affairée au petit commerce, le commerce frontalier avait en effet été autorisé à faire passer par la frontière jusqu’à 50 kg de chargement en franchise de droits, destinés « à des besoins individuels ». Résultat, les fourgons de marchandises arrivaient depuis la Chine au Kirghizstan avec des marchandises préalablement empaquetées en sacs de 50 kg et s’arrêtaient à la frontière, puis les sacs étaient transportés d’un côté à l’autre de la frontière par des groupes organisés d’habitants locaux. Du côté kazakhe de la frontière, les marchandises étaient immédiatement rechargées dans d’autres fourgons. Ainsi, la marchandise chinoise pénétrait sur le territoire de l’UD non seulement en évitant les taxes plus élevées, mais sans même en payer du tout. Durant l’été 2011-2012, la frontière kazakhstano-kirghize a été littéralement surchargée par ces opérations. Par la suite, la situation s’est normalisée. A l’heure actuelle, on n’observe déjà plus ce transbordement sauvage et libre de taxes de marchandises à la frontière kazakhstano-kirghize. Il faut dire que les exportations chinoises vers le Kirghizstan n’ont fait qu’augmenter au cours de ces années, et que ce mouvement n’a pas été accompagné d’une augmentation correspondante des taxes douanières aux frontières de l’UD. La question demeure : où sont donc passées ces marchandises importées au Kirghizstan ? Ce n’est un secret pour personne : le Kirghizstan est devenu un hub de transport des marchandises chinoises vers le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. Toutefois, une partie significative du flux de marchandises chinoises continue, comme par le passé, d’aller au Kazakhstan, c’est-à-dire de passer les frontières de l’UD. Les « trous » dans la frontière de l’UD qui permettent le passage des marchandises chinoises sans enregistrement restent une réalité.

Il est évident que la frontière de l’UD avec la Chine va peu à peu se renforcer, et le volume de contrebande qui la traverse se réduire. C’est une simple question de temps. Mais il est également évident que les efforts dans cette direction incluront aussi un élargissement des frontières de l’UD avec la Chine, par le biais de l’entrée dans l’Union du Kirghizstan et du Tadjikistan.

Les négociations sur l’entrée du Kirghizstan dans l’UD ont duré tout au long de l’année 2013 et se trouvent à un stade avancé. Pourtant, le président kirghize Almazbek Atambaïev a fait à l’automne 2013 une série de déclarations sévères à l’adresse de l’UD et exprimé son désaccord ouvert concernant les conditions mises en place pour l’entrée de son pays dans l’Union. L’entrée du Tadjikistan dans l’UD s’inscrira dans un temps plus long. Mais sur le fond, le problème est le même pour les deux pays.

Le modèle de survie et de développement économiques auquel sont spontanément passés le Kirghizstan et le Tadjikistan au cours des années d’indépendance exige d’être très sérieusement revu pour qu’ils puissent rejoindre l’UD.

Les principaux secteurs de l’économie officielle du Kirghizstan sont l’industrie minière et l’énergie hydroélectrique, qui assurent au budget ses principaux revenus. Toutefois, ces branches ne créent pas suffisamment d’emplois. 47 à 48 % de la population sont occupés dans le secteur agraire. Le commerce, notamment intermédiaire, représente quant à lui le plus gros secteur informel de l’économie. Le Kirghizstan a rapidement trouvé sa niche dans le commerce régional. La législation libérale, la faible application du droit et le niveau élevé de corruption ont contribué au développement du commerce de marchandises en provenance de Chine et en direction du Kazakhstan, de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan. Le volume des échanges des deux plus gros marchés du pays – celui de Dordoï à Bichkek et celui de Kara-Suu à Och –, par lesquels passe la plupart des marchandises chinoises, dépasse le PIB national officiel, selon les estimations des experts. Ainsi, la réexportation des marchandises chinoises représente pour le pays une sorte de deuxième PIB, un PIB « de l’ombre ». Les revenus générés par cette activité sont équivalents à l’ensemble de l’économie légale (le PIB du Kirghizstan est de 6,4 milliards de dollars) ainsi qu’au volume global des transferts d’argent provenant des émigrés (4 milliards de dollars environ). La réexportation des marchandises chinoises est devenue un facteur systémique de l’économie kirghize. Par conséquent, le concept de « futur transitoire » est assez répandu au Kirghizstan. Selon cette théorie, le Kirghizstan, situé au carrefour d’importantes routes commerciales, doit renforcer sa position de hub régional de transport et de commerce. Sachant qu’en pratique, ce hub est orienté vers les marchandises de production chinoise, cette conception s’accorde mal avec les idées de l’UD. Par conséquent, lors des négociations sur l’entrée du Kirghizstan dans l’UD, une feuille de route a été élaborée, avec une longue liste de 40 groupes de marchandises (regroupant un millier de produits) pour lesquels des préférences seront accordées afin de compenser, pour l’économie kirghize, la réduction de la réexportation des marchandises chinoises. Mais même avec ces préférences, l’entrée du Kirghizstan dans l’UD n’est pas une décision facile pour l’élite locale, formée d’une multitude de clans. Elle exige un changement en profondeur du mode de fonctionnement et de pensée local. Il n’est pas si simple d’admettre que l’avenir du pays n’est pas dans la revente des marchandises chinoises mais dans la réindustrialisation.

L’entrée du Tadjikistan dans l’UD ne se fera pas à court terme, mais il lui sera aussi difficile de prendre une décision lorsque le moment sera venu. Cela signifiera un durcissement du régime douanier à sa frontière non seulement chinoise, mais aussi afghane. Au cours des dix dernières années, des efforts immenses ont été consacrés au développement du commerce vers le Sud. Cinq ponts ont été construits sur la rivière Piandj en Afghanistan, des points de passage des hommes et des marchandises ont été ouverts et des zones économiques spéciales créées dans ces régions. Le commerce s’effectue non seulement avec l’Afghanistan même, mais aussi avec le Pakistan via l’Afghanistan. A l’heure actuelle, plus de la moitié du ciment vendu sur le marché tadjik provient du Pakistan. Ce dernier est en outre un gros fournisseur de produits agricoles (pommes de terre, par exemple). Au Tadjikistan, les idées du « tournant vers le Sud » et de l’intégration dans l’espace économique sud commencent à gagner en popularité. Certes, l’instabilité en Afghanistan laisse planer des incertitudes, mais dans l’ensemble, le point de vue dominant dans l’élite tadjike est que ce pays présente beaucoup d’opportunités, malgré les risques.

Le Kazakhstan a eu plus de facilité à faire un choix en faveur de l’UD. Dès la deuxième moitié des années 2000, N. Nazarbaïev a donné la priorité à la réindustrialisation. Malgré toutes ses ressources naturelles, les 16,8 millions d’habitants du pays ne peuvent vivre seulement sur cette rente. Le Kazakhstan possède une importante industrie métallurgique et minière. Son président voit l’avenir de son pays dans l’industrie. 16 millions de Kazakhstanais, c’est trop pour que tous puissent vivre sur la rente des matières premières, mais trop peu pour se reposer sur le marché intérieur. Il lui faut donc un accès aux marchés russe et biélorusse.

Ainsi, l’UD est l’alliance de ceux qui se sont orientés vers la réindustrialisation et qui ont besoin d’un marché qui atteigne une taille critique pour satisfaire leurs besoins en développement économique. Pour ceux qui, en revanche, se sont habitués au cours des 25 dernières années à vivre grâce au commerce intermédiaire, l’entrée dans l’UD représente une décision très difficile à prendre.

En ce sens, l’Ouzbékistan a intérêt à adhérer à l’UD. Il s’agit de l’un des rares pays de l’espace post-soviétique qui a mis en place des programmes ambitieux de réindustrialisation, qui plus est couronnés de succès, et rendus possibles grâce à un marché intérieur de 30 millions d’habitants. Cependant, les possibilités du marché intérieur s’épuiseront tôt ou tard, et l’importance d’exporter sa production industrielle s’accroît d’année en année. Le moment où l’accès à des marchés extérieurs proches et assez vastes deviendra pour l’Ouzbékistan une priorité absolue approche.

Le développement de l’intégration régionale correspondant à une tendance mondiale : la régionalisation remplace la globalisation.

Au cours des 20 dernières années, les idées de mondialisation ont été extrêmement populaires au sein des élites d’Asie centrale. L’illusion que les pays d’Asie centrale pourraient répéter la voie des « tigres asiatiques » était répandue, et ces pays étaient dans les années 1990 des exemples à suivre. Toutefois, les pays centrasiatiques sont enclavés. Si certaines marchandises telles que le pétrole, le gaz ou l’or entrent sur le marché mondial même depuis les tréfonds du continent eurasiatique, le marché est limité pour les autres secteurs économiques. Il s’agit précisément d’un marché régional – ni global (accès trop coûteux et concurrentiel), ni local (trop petit, en termes de dimensions, pour chacun des pays).

On assiste, depuis 2008, à une tendance au reflux de la mondialisation. De plus en plus de mesures protectionnistes et de limitations à la circulation des hommes, des marchandises et des capitaux sont mises en places. L’OMC est en crise. Parallèlement, le processus de régionalisation s’accélère, et l’on assiste à la formation de super-régions à la vie économique active et au commerce inter-régional intensif, avec leurs règles régionales qui, sur place, prennent plus d’importance que les règles globales. Et ces régions commencent à se faire concurrencer mutuellement.

La formation de l’UD et de l’EEE s’inscrit dans cette tendance. Mais il s’avère difficile, pour ceux qui plaçaient leurs principaux espoirs dans la mondialisation et les partenariats avec des acteurs extrarégionaux, de changer leur approche. Il est loin d’être évident, après tant d’années d’espoirs placés en la mondialisation, de passer au renforcement des frontières économiques et à une intégration régionale.

Pour cette raison, même les représentants du Kazakhstan – un pays ayant pourtant extrêmement intérêt à l’UD et à l’EEE – soulignent constamment que l’intégration ne doit pas être « fermée », avec l’établissement de frontières imperméables, mais « ouverte ».

Les Américains aussi font le pari d’un « modèle ouvert » d’intégration en Asie centrale. Aux États-Unis domine le point de vue selon lequel le principal problème de l’Asie centrale est son manque de « connectivité » (connectivity). En d’autres mots, les pays centrasiatiques commercent et collaborent trop peu entre eux et il faudrait, par conséquent, réduire les barrières au commerce et à la circulation des individus, voire, dans l’idéal, abolir totalement les frontières intérieures dans la région, tout en maintenant pleines et entières les souverainetés nationales. Toujours selon cette conception, la région devrait également posséder des frontières économiques transparentes du côté de la Chine, de l’Afghanistan et de l’Iran. En somme, ce devrait être une région ouverte, au commerce intra-régional actif, et également impliquée dans un commerce dynamique avec l’Asie du Sud, la Chine et le Proche-Orient. Cette vision de l’avenir de l’Asie centrale en tant que zone de transport de transit suppose néanmoins qu’elle exporte principalement des ressources naturelles et importe des marchandises industrielles – ce qui laisse ouverte la question de la création d’emplois en quantité suffisante pour garantir un niveau d’activité acceptable pour une population croissante.

Aujourd’hui, le problème de l’emploi se résout pour une grande part par l’émigration massive en Russie, où le nombre total de travailleurs immigrés atteint 4 à 5 millions de personnes selon des estimations officieuses, soit près de 10 % de toute la population des pays d’Asie centrale. Pour le Kirghizstan et le Tadjikistan, ce facteur est particulièrement significatif. Toutefois, la Russie va évidemment durcir l’accès à son marché du travail pour les migrants.

Ainsi, la Russie s’efforce de former un nouveau projet d’intégration régional à travers l’UD et l’EEE, ce qui implique un important renforcement des frontières économiques extérieures, de manière à stimuler la réindustrialisation. Cette approche contraste radicalement avec les plans américains pour l’Asie centrale, qui supposent que la région doit être totalement ouverte économiquement. Les Etats centrasiatiques ont, pour leur part, intérêt à l’UD et l’EEE mais ne veulent pas, pour autant, renforcer leurs frontières économiques extérieures.

L’Union économique eurasiatique (EEC), qui sera opérationnelle à compter de 2015, a toutes les raisons de devenir une puissante union économique. Elle concentrera 20,7% des réserves gazières mondiales, 14,6% des réserves pétrolières, 9% des capacités de production d’électricité et 9% des réserves de charbon. Il s’agira en outre du projet d’intégration le plus large en termes de superficie territoriale, bien que son PIB et sa population demeureront bien en-deçà des autres grandes unions économiques.

La Russie a-t-elle une stratégie pour l’Asie centrale ?

Pendant longtemps, les milieux politiques et les spécialistes de l’Asie centrale ont pensé que la Russie n’avait pas de stratégie pour la région. Après l’adoption en 2007 d’une stratégie pour l’Asie centrale par l’Union européenne, cette thèse s’est renforcée : « même l’UE a une stratégie pour l’Asie centrale ! Tandis que la Russie… ». Exprimée de différentes manières, son sens ne variait pas : selon eux, la Russie n’avait pas de plan politique et économique à long terme pour la région.

Il faut reconnaître que dans les faits, le caractère prioritaire de l’espace post-soviétique dans la politique étrangère de la Russie relevait essentiellement de la déclaration d’intention. A la lumière du projet d’Espace économique eurasiatique (EEC) sous la forme de l’Union douanière et de la Communauté économique eurasiatique (CEEA), et des efforts déployés pour attirer de nouveaux membres, on peut clairement dire que l’UD et la CEEA constituent en eux-mêmes la stratégie russe pour l’espace post-soviétique, y compris l’Asie centrale. Par conséquents, les relations entre la Russie et les Etats centrasiatiques sont en grande partie fondées sur l’existence ou non de perspectives pour leur participation à ces projets d’intégration.

Le partenaire le plus proche de la Russie en Asie centrale est, sans équivoque, le Kazakhstan. La frontière commune est étendue et les liens socio-économiques multiples, ce qui rend la relation bilatérale très dense. Par ailleurs, le président Noursoultan Nazarbaïev est l’auteur principal de l’idée même d’intégration eurasiatique, dont la mise en pratique a abouti en 2009 avec la création de l’Union douanière. Dans le même temps, le Kazakhstan a pris part à ce projet en tant que partenaire totalement indépendant et souverain. Cependant, nombreux sont ceux qui, au Kazakhstan, estiment que Nazarbaïev est excessif dans sa volonté de rapprochement avec la Russie, et de plus en plus de critiques se sont fait entendre au fil du temps contre la participation kazakhe à l’UD. Malgré tout, la relation bilatérale reste stable. En parallèle, le Kazakhstan est engagé dans une politique multi-vectorielle et maintient un équilibre savant dans ses relations avec la Russie, les États-Unis, la Chine et l’UE.

Pour sa part, le Kirghizistan a au cours des dix dernières années effectué plusieurs voltefaces en termes de politique intérieure et de géopolitique. L’ex-président Bakiev avait tenté de jouer sur la concurrence entre Russie et États-Unis, ce qui avait débouché sur un total fiasco politique. L’actuel président Atambaïev conserve des éléments d’une politique étrangère multi-vectorielle, mais dans les faits il s’attache surtout à renforcer sa coopération avec la Russie. Sa présidence a été marquée par la décision d’adhérer à l’Union douanière, qui aura des conséquences économiques à long terme pour le Kirghizistan.

Le Tadjikistan a de nombreux liens politiques et militaires avec la Russie, et ceux-ci se sont renforcés de manière significative au cours des dernières années. Dans le domaine économique, la Russie est l’un des principaux investisseurs dans le pays. Il convient également de garder à l’esprit que près de la moitié de la population active de sexe masculin travaille en Russie et transfère des fonds à leurs familles sur place, ce qui constitue une ressource financière pour le Tadjikistan et contribue à maintenir la paix sociale. En raison de ses relations difficiles avec l’Ouzbékistan voisin, le Tadjikistan a de facto été soumis à un blocus des transports, ce qui l’a conduit à renforcer ses liens économiques avec la Chine, l’Afghanistan et le Pakistan. Cependant, l’adhésion du Kirghizistan à l’UD constitue un précédent pour l’adhésion future du Tadjikistan. Les relations russo-tadjikes seront au cours des années à venir basées sur cette perspective et les conditions de la participation du Tadjikistan au projet eurasiatique.

L’Ouzbékistan est le pays le plus peuplé d’Asie centrale et renferme un énorme potentiel économique. Son industrie est en plein développement, ce qui devrait à l’avenir le pousser à rechercher de nouveaux débouchés pour ses exportations. Cependant, la position géographique du pays complique son accès aux marchés mondiaux, une contrainte qui aura de plus en plus d’influence sur la politique étrangère ouzbèke dans les années à venir. L’Ouzbékistan tente de tirer le meilleur parti des mécanismes commerciaux prévus dans le cadre de la CEI, tout en gardant ses distances avec l’Union douanière. La question de l’avenir de ce grand écart reste ouverte. La crise politique qui a éclaté dans le pays en 2014 va vraisemblablement avoir de plus en plus d’influence sur sa politique étrangère, et notamment ses relations avec la Russie.

Le Turkménistan est un spécimen unique dans l’espace post-soviétique de régime dictatorial basé sur l’exploitation des ressources naturelles, bien que la combinaison entre un régime politique autoritaire et d’importantes réserves en hydrocarbures soit relativement répandue dans le monde. Ses tentatives de développer son industrie ne sont guère couronnées de succès. A la chute de l’Union soviétique, le Turkménistan disposait du réseau de gazoducs le plus important après la Russie. La diversification des pays d’exportation a donc constitué une priorité pour le pays après son indépendance. Malgré cela, un seul nouveau gazoduc a été inauguré en 1997 vers l’Iran, d’une capacité modeste et non exploitée pleinement, de surcroît. Au milieu des années 2000, une lutte intense mais de courte durée s’est déroulée pour le contrôle du gaz turkmène. Gazprom a tenté de maintenir sinon un monopole, du moins la première place parmi les clients du gaz turkmène, en augmentant constamment son prix d’achat. Cependant, la crise de 2008-2009 a abouti à la perte par Gazprom de sa position privilégiée et les grands projets visant à moderniser les infrastructures d’exportation du gaz turkmène vers la Russie n’ont pas été mis en œuvre. Dans le même temps, la Chine et l’Iran ont depuis 2010 construit de nouveaux gazoducs et augmenté leurs achats de gaz au Turkménistan. Le thème du gaz reste au centre de la relation bilatérale russo-turkmène, même si cette diversification des exportations a diminué son importance. Cette question pourrait ressurgir de nouveau dans un proche avenir, lorsque viendra le moment de développer de nouveaux gazoducs vers l’Europe. Les perspectives d’une intégration du Turkménistan au sein de l’Union douanière sont faibles, et le manque d’intérêt des autorités turkmènes est partagé côté russe.

Conclusion : la Russie va beaucoup se renforcer ou beaucoup s’affaiblir

Le projet russe d’intégration économique régionale n’est pas voué à un succès certain. Pour réussir, la Russie devra fournir des efforts soutenus. Deux grands défis se posent à elle pour le mettre en œuvre.

Premièrement, les politiques étrangères des pays d’Asie centrale pourraient fortement fluctuer en fonction de la situation politique intérieure et internationale. Les futures échéances électorales pourraient aboutir à des luttes intenses, notamment au Kazakhstan et en Ouzbékistan, lorsque viendra le temps de changer de président. Sous quelle forme ce processus se produira-t-il ? Quelle influence les acteurs extérieurs auront-ils ? Ces questions restent ouvertes. Quoi qu’il en soit, l’avènement d’une nouvelle génération politique et l’accession de nouvelles personnalités à la tête de ces Etats aura des conséquences profondes sur leurs politiques étrangères et leurs relations avec la Russie.

Deuxièmement, les pays d’Asie centrale entretiennent des relations bilatérales très difficiles l’un avec l’autre. Dans ces conditions, la mise en œuvre d’un projet d’intégration régionale est pour le moins complexe. Le projet de modernisation du système de gazoducs « Asie centrale – Centre » annoncé en 2007 est révélateur : le Turkménistan, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan n’ont pas réussi à surmonter leurs différends pour le mettre en place. La situation est paradoxale, dans la mesure où les questions relatives à l’approvisionnement en eau et au système énergétique ne peuvent être réglées qu’à un niveau régional.

Cependant, quelles que soient les difficultés, il est peu probable que la Russie fasse marche arrière dans son projet d’union économique régionale. Elle a définitivement renoncé aux tentatives de s’intégrer dans le monde occidental, au relatif « milliard doré », et ce avant tout parce qu’elle n’est pas parvenue à le faire dans des délais raisonnables et sur la base d’un partenariat égalitaire. À la place, la Russie a fait le pari de devenir un acteur économique et politique indépendant. Il est clair que, dans le monde contemporain, l’indépendance totale est impossible. Il existe cependant de grands pays – États-Unis, Chine – ainsi que des unions régionales – UE, APEC, NAFTA – qui sont autosuffisants, non de manière absolue, mais suffisamment pour conduire une politique indépendante et soutenir la concurrence mondiale.

Dans ses frontières économiques actuelles, il est peu probable que la Russie soit capable de résoudre le « dilemme stratégique » que nous avons décrit : la disparité entre les dimensions de son territoire, celles de sa population et la taille de son économie. Même malgré tous ses succès manifestes, la « croissance naturelle » s’avère trop lente. Pour s’assurer un développement dynamique dans le futur, la Russie ne peut se passer d’un accroissement de la taille de son économie et de sa population par le biais d’un processus d’intégration régionale, et les pays d’Asie centrale peuvent y constituer un apport significatif.

Si ce processus est mené à bien, il en résultera un renforcement significatif de la Russie, et c’est une perspective suscite pour l’heure des réactions mitigées en Occident. La génération actuelle des responsables politiques occidentaux voudrait que tout reste comme aujourd’hui. Ils souhaitent une Russie suffisamment forte pour maintenir l’ordre intérieur et des conditions alléchantes pour les investissements étrangers, mais pas assez forte pour devenir un acteur important au niveau mondial. Il faudra pourtant prendre peu à peu conscience que le dilemme stratégique décrit plus haut ne permet tout simplement pas à la Russie de se maintenir sur le long terme. La Russie deviendra soit beaucoup plus forte, soit beaucoup plus faible. Et beaucoup ne voient pas dans cette dichotomie d’option acceptable pour eux. Certains, animés par de vieilles phobies, feront par réflexe le choix d’une Russie faible, ce que nous observons déjà sur fond de crise en Ukraine.
Dernières notes d'analyse