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A) Politique étrangère & défense

Anne de Tinguy
1 novembre 2018

La Russie et le Conseil de l’Europe : un bilan contrasté, un enjeu pour l’Europe

L’histoire récente des relations de la Russie avec le Conseil de l’Europe, institution de défense des droits de l’homme et de promotion de la démocratie et de l’État de droit, est le miroir de celles, tumultueuses, qu’elle entretient avec l’Occident et de la complexité du post-soviétisme. Dans cette enceinte, Mikhaïl Gorbatchev prononce, en 1989, son célèbre discours sur « la maison commune européenne » : l’intérêt que le Kremlin attache, dès lors, à cette institution, qui est avec l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), la seule grande organisation pan-européenne dont la Russie soit membre, est confirmé après 1991. En janvier 1992, le parlement russe obtient le statut d’invité spécial auprès de l’Assemblée parlementaire du Conseil (APCE) et, au mois de mai suivant, Moscou dépose une demande d’adhésion, acceptée par l’APCE en janvier 1996, en dépit de la guerre en Tchétchénie. Une fois membre, la Russie s’implique. Elle fait partie des « grands contributeurs » au budget, un statut qui lui permet d’avoir un quota renforcé de fonctionnaires. En 1998, elle ratifie la Convention européenne des droits de l’homme, donnant ainsi à ses citoyens la possibilité de faire appel directement à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), organe unique de justice internationale. Comme les autres États membres, elle est représentée depuis cette date à la CEDH par un juge (qui siège à titre individuel) et par des agents du greffe (en 2018, 53 des 668 sont russes (1). À l’APCE, elle dispose, comme les autres grands États (en termes de population), de dix-huit sièges. Elle est par ailleurs très présente au sein du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux.

Au début des années 1990, la Russie voit son admission comme une reconnaissance de son identité européenne et de son objectif affiché d’intégration à l’Europe ; elle la considère aussi explicitement comme un moyen de favoriser sa consolidation démocratique (2). À l’époque et par la suite, elle tient aussi cette enceinte multilatérale pour un vecteur d’influence, un relais lui permettant de promouvoir ses intérêts et de peser sur les politiques européennes. Membre, elle espère influer sur les « critères d’appréciation de ses partenaires à son égard », les convaincre de « sa spécificité », orienter les débats vers des sujets moins sensibles (éducation, santé, culture, etc.). Elle utilise, en outre, cette enceinte pour réagir aux critiques dont elle est l’objet, notamment en dénonçant les politiques occidentales qualifiées de « deux poids deux mesures » : lorsque la brutalité de la politique du Kremlin en Tchétchénie est condamnée, les diplomates russes répondent en mettant en cause les « discriminations » auxquelles, affirment-ils, les minorités russes en Estonie et en Lettonie sont confrontées (3).

Cette adhésion contribue à un certain ancrage de la Russie à l’Europe. Moscou s’implique, on l’a dit, dans l’activité des différents organes du Conseil, elle ratifie plusieurs conventions, en particulier la Convention européenne des droits de l’homme, et en accepte l’application, y compris lorsqu’elle est condamnée. Pour se mettre en conformité avec les engagements pris, elle modifie sa législation « sur certains points de la procédure civile et pénale, ainsi que sur l’administration pénitentiaire » (4). Si elle n’abolit pas juridiquement la peine de mort (elle est le seul État du Conseil à ne pas l’avoir fait), elle respecte depuis quelque deux décennies un moratoire sur les exécutions. Par ailleurs, si l’on en juge par les requêtes adressées à la CEDH, l’institution de Strasbourg a une image positive dans la population russe. Les citoyens russes ont rapidement fait usage du nouveau droit qui leur était donné, déposant chaque année auprès de la Cour plusieurs milliers de plaintes (10 583 en 2005, 8 042 en 2017) : année après année, la Russie est dans le peloton de tête des États à l’origine de plaintes. Ce phénomène atteste une diffusion progressive des normes européennes au sein de la population.

Orages et accalmies

Les résultats ne sont cependant pas à la hauteur des attentes (5). Les rapports régulièrement présentés par la Commission dite de suivi de l’APCE sur « le respect des obligations et engagements de la Fédération de Russie » soulignent tous un non-respect de certains des engagements pris lors de l’adhésion et un exercice du pouvoir jugé moins démocratique qu’en 1996 (6). Entre la Russie et ses partenaires occidentaux, les divergences sont nombreuses et profondes : les critiques dont elle est l’objet et le fait qu’elle soit de très loin en tête des États mis en cause pour violation de la Convention européenne des droits de l’homme en témoignent. 293 des 305 arrêts la concernant prononcés en 2017 (2 127 au total depuis 1998) concluent à au moins une violation de la Convention. En 2016, 26,8 % du total des arrêts constatant au moins une violation la mettent en cause, 32,3 % en 2017. L’institution de Strasbourg n’a pas été, autant que l’espérait la Russie, un vecteur d’influence. Elle ne lui a pas permis de modifier comme elle l’aurait voulu les attitudes à son égard. Et les efforts qu’elle a déployés pour tenter de « “rééquilibrer” et de “dépolitiser” cette organisation », qui serait devenue, estime-t-on à Moscou, « un canal de pression politique utilisé par “quelques pays” pour “faire la leçon aux autres” », n’ont pas donné les résultats escomptés (7).

Depuis l’annexion de la Crimée et l’intervention russe dans le Donbass, le dialogue a largement cédé la place à la confrontation. Le 10 avril 2014, condamnant « une grave violation du droit international », l’APCE suspend le droit de vote de la délégation russe et celui d’appartenir à ses organes dirigeants – une décision qu’elle confirme le 28 janvier 2015. La Russie réagit à cette procédure, à laquelle l’APCE avait déjà eu recours d’avril 2000 à janvier 2001, à la suite du déclenchement de la deuxième guerre en Tchétchénie. Elle décide, le 18 avril 2014, de ne plus participer aux travaux de l’APCE, suspend, le 12 février 2015, toutes ses relations officielles avec cette assemblée, puis, en juin 2017, sa contribution au budget du Conseil (33 millions d’euros sur un total de 450 millions) « jusqu’au rétablissement total des droits de la délégation russe » (8). Entre-temps, alors que le respect des arrêts de la CEDH constitue une obligation juridique pour les pays membres, la Douma a voté, le 1er décembre 2015, une loi statuant que l’autorité de la Cour constitutionnelle russe prévalait sur celle de la CEDH. Les tensions, on le voit, sont très fortes. Côté européen, les débats entre les partisans d’une expulsion de la Russie et ceux soulignant qu’une telle décision reviendrait à priver les citoyens russes d’un mécanisme de protection internationale qui a fait ses preuves et à diviser à nouveau l’espace européen, sont relancés. Côté russe, la rhétorique à l’égard des Européens est très critique. Moscou dénonce une campagne « antirusse » et évoque l’hypothèse de son retrait (9). La réalité est plus nuancée : à l’exception de l’APCE, la Russie continue à participer aux travaux de tous les organes du Conseil (Comité des ministres, CEDH, Congrès des pouvoirs locaux et régionaux…). Et elle n’est pas sans atout : la suspension de sa contribution financière place l’organisation dans une situation inconfortable.

1.  Les chiffres cités dans cet article sont tous issus du site internet du Conseil de l’Europe, notamment des rapports annuels de la CEDH et de la Fiche pays – Russie.

2.  Voir, par exemple, le discours du ministre des Affaires étrangères, Andreï Kozyrev, au Conseil de l’Europe le 7 mai 1992, Diplomatitcheski vestnik, 15-31 mai 1992, pp.19-22.

3.  Jean Pierre Massias, « La Russie et le Conseil de l’Europe : dix ans pour rien ? », IFRI, Russie.Nei.Visions n° 15, janv. 2007, pp. 13-16 ; Delphine Placidi La diplomatie russe au Conseil de l’Europe : l’émergence d’une diplomatie multiple, Mémoire de DEA, IEP de Paris, 2002, p. 61 et pp. 43-44.

4. Kirill Koroteev, « La Russie et la Convention européenne des Droits de l’homme. Bilan jurisprudentiel et institutionnel », Droits fondamentaux, n° 5, janv.-déc. 2005, pp. 23-25 ; Vladimir Tchernega, “Russia and the Council of Europe : is there an alternative to cooperation ?”, International Affairs (Moscou), vol. 61, n° 4, 2015, pp. 84-99 ; Lindsay Parrott, “Tools of persuasion”, Post-Soviet Affairs, vol. 31 n° 2, 2015, pp. 136-175.

5.  Sur les déceptions européennes, cf. Katlijn Malfiet, Stephan Parmentier (dir.), Russia and the Council of Europe: ten years after, London, Palgrave Macmillan, 2010.

6. Rapports de la Commission de suivi de l’APCE des 22 juin 2005, 4 sept. 2012 et 11 oct. 2016.

7.  J.P. Massias, op.cit., p.14.

8.  Communiqué du ministère russe des Affaires étrangères, 30 juin 2017.

9. Izvestia, 23 mai 2017.