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A) Politique étrangère & défense

Michaël Levystone
1 novembre 2018

Russie – Ouzbékistan : un partenariat renouvelé

Depuis son élection à la présidence de la République le 4 décembre 2016, Chavkat Mirzioïev renouvelle en profondeur la politique russe de l’Ouzbékistan, marquant ainsi une rupture avec son prédécesseur, Islam Karimov, dont l’attitude envers Moscou oscillait entre des phases de russo-scepticisme appuyé et des tentatives de rapprochement conjoncturel.

Un redémarrage tous azimuts de la relation bilatérale russo-ouzbékistanaise

L’Ouzbékistan profite de l’embargo imposé le 6 août 2014 par Vladimir Poutine à l’Union européenne et aux États-Unis dans le secteur agricole pour s’affirmer comme un fournisseur alternatif de la Russie, augmentant sensiblement ses exportations vers ce marché entre 2016 et 2017. La création à Moscou et à Saint-Pétersbourg de six maisons de commerce spécialisées en 2016 et l’établissement, fin 2017, d’un Corridor vert pour alléger les procédures douanières sont de nature à amplifier la livraison des denrées agricoles ouzbékistanaises en Russie. En octobre dernier, le ministre du Commerce extérieur Elior Ganiev affichait l’ambition d’atteindre à terme le milliard de dollars d’exportations agricoles vers la Russie (1).

En matière d’énergie, la première visite officielle du président Mirzioïev à Moscou, les 4 et 5 avril 2017, permet d’y voir plus clair dans les secteurs gazier – Ouzbekneftegaz s’engageant alors à livrer annuellement 4 milliards de mètres-cubes d’or bleu à Gazprom à partir de 2018 (2) – et pétrolier – avec la signature d’un mémorandum pour l’expor-tation de 500 000 tonnes d’or noir russe vers l’Ouzbékistan (3). Par ailleurs, le 29 décembre 2017, à Tachkent, le directeur général de l’Agence fédérale russe de l’énergie atomique (Rosatom), Alexeï Likhatchev, signe avec le vice-Premier ministre ouzbékistanais Nodir Otajonov un accord inter-gouvernemental de partenariat nucléaire civil portant sur la construction en Ouzbékistan de deux réacteurs VVER-1200, d’une capacité cumulée de 2,5 GW et pour un coût avoisinant les 13 milliards de dollars (4). Ce chantier démarrera en 2019 dans la ville de Navoï, pour une mise en service fixée avant 2028, selon l’annonce l’agence de presse russe Interfax.

Le partenariat russo-ouzbékistanais se renouvelle également dans le domaine militaire. Ainsi, le 29 novembre 2016, à Moscou, le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, et son homologue ouzbékistanais, Kaboul Berdiev, signent deux textes majeurs. Le premier consiste en un accord de coopération militaire et technique, prévoyant la vente par Moscou d’équipements à des prix avantageux (en l’espèce, ceux du marché russe) à l’Ouzbékistan, alors même que ce dernier ne fait plus partie de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) depuis 2012. Le second, un plan de coopération bilatérale pour 2017, sous-tend la tenue de trente-six événements (soit deux fois plus qu’en 2016), avec pour point d’orgue les exercices militaires conjoints qui se déroulent du 3 au 7 octobre sur le terrain d’essai de Forich (province de Djizak). En parallèle, M. Berdiev annonce un programme de modernisation et de rééquipement de l’armée ouzbékistanaise à partir de matériels russes jusqu’en 2020. La première acquisition de l’Ouzbékistan porte sur douze hélicoptères d’attaque Mi-35. Rosoboronexport, l’Agence russe spécialisée dans l’exportation des armements est censée les livrer dans le courant de l’année 2018 (5). Tachkent manifeste, entre-temps, un intérêt pour les avions de combat Sukhoï Su-30.

Des intérêts sécuritaires communs

La convergence à l’œuvre fait sens au regard de la menace terroriste qui concerne à la fois la Russie et l’Ouzbékistan. La fermeture des bases américaine de Manas (au Kirghizstan en 2014) et allemande de Termez (en Ouzbékistan en 2015) impose de facto la Russie comme la dernière grande puissance étrangère à bénéficier d’une présence militaire en Asie centrale (base aérienne de Kant au Kirghizstan et 201e Division d’infanterie motorisée de Douchanbé au Tadjikistan). Les opérations que mène Moscou depuis la fin de l’année 2015 en Syrie témoignent de sa volonté de sécuriser les marges méridionales de l’espace postsoviétique. De son côté, l’Ouzbékistan, qui doit déjà gérer une frontière terrestre avec le turbulent voisin afghan, est dans le viseur de l’État islamique. L’organisation terroriste compterait mille cinq cents de ses ressortissants dans ses rangs, parmi lesquels les combattants du Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO) qui l’avaient ralliée à la mi-2015. Six mois auparavant, le chef de Daech, Abou Bakr

al-Baghdadi, avait proclamé un califat sur le « Grand Khorasan », région qui, dans l’Antiquité, regroupait les territoires actuels du Pakistan, de l’Afghanistan, de l’Iran et de l’Asie centrale. La débâcle de l’État islamique en Syrie a stratégiquement reconfiguré la composante centrasiatique de sa « province » déclarée, où Daech, fort de sa science de l’infiltration en zones désertiques, comptait s’implanter au Turkménistan, s’étendre à la vallée de Fergana via les provinces ouzbékistanaises de Kachka-Daria et de Sourkhan-Daria (Sud-est du pays), pour déstabiliser le Kirghizstan et le Tadjikistan (6). Ces éléments ont pu objectivement plaider en faveur d’une présence militaire russe en Ouzbékistan, à laquelle Chavkat Mirzioïev avait opposé le dogme du « refus de l’implantation de bases militaires étrangères » sur le territoire national, dans un discours prononcé devant les deux chambres du parlement, réunies le 8 septembre 2016. Mais la volonté commune de Moscou et de Tachkent d’entamer un nouveau cycle dans leurs relations pourrait concourir à faire bouger cette ligne.

1. https://www.pnp.ru/economics/uzbekistan-uvelichit-postavki-plodoovoshhnoy-produkcii-v-rossiyu.html

2. Ce contrat de cinq ans et d’une valeur de 2,5 milliards de dollars fait de Tachkent le nouveau fournisseur gazier préférentiel de Moscou en Asie centrale. Jusqu’en 2016, ce rôle était dévolu à Achkhabad, mais le conflit entre Gazprom et Turkmengaz autour du prix de vente a érodé le monopole russe sur le gaz turkménistanais, au profit de la Chine. Voir M. Levystone, « Russie-Turkménistan : la neutralité jusqu’à quand ? », Regards de l’Observatoire franco-russe 2017, éditions L’Inventaire, Paris, 2017, p. 92.

3. C’est le kazakhstanais KazTransOil qui assure, depuis novembre 2017, les opérations d’acheminement (à travers l’oléoduc Omsk – Pavlodar – Chymkent) et de chargement (depuis l’estacade de Chaguyr) des wagons-citernes à destination de l’Ouzbékistan.

4. R. Makhmoudov, « Reformy i ikh vlianie na vnechniouïou politikou Ouzbekistana» [Les réformes et leur impact sur la politique étrangère de l’Ouzbékistan], revue Bolchaïa igra: politika, biznes, bezopasnost v Tsentralnoï Azii, n° 05-06 (56-57)/2017, mars-avril 2017, p. 15.
5. https://ria.ru/defense_safety/20171130/1509939691.html
6. D. Gaüzere & R. Cagnat, « Nouvelle donne en Asie centrale : l’État islamique face à l’Amou-Daria ». https://www.diploweb.com/Nouvelle-donne-en-Asie-centrale-l-Etat-islamique-face-a-l-Amou-Daria.html