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A) Politique étrangère & défense

Alexandre Jebine
1 novembre 2018

La Russie et la crise coréenne

La détérioration inouïe des relations entre les États-Unis et la République populaire démocratique de Corée en 2017 a suscité de grandes inquiétudes à Moscou. On y a vu une « provocation » des Américains, et estimé que la question des missiles nord-coréens servait de prétexte à ces derniers « pour poursuivre la militarisation de la région Asie-Pacifique, afin de contenir la Russie et la Chine » (1). Tout au long de l’année, le Kremlin a tenté de convaincre les deux parties d’entamer des négociations et de ne pas laisser s’envenimer l’affaire jusqu’au conflit armé.

Aussi le « réchauffement olympique » entre les deux Corée, initié par le discours de Nouvel An du leader nord-coréen Kim Jong-un, a-t-il été un véritable soulagement. La Russie a salué les tendances positives du dialogue intercoréen et formulé l’espoir qu’elles « s’incarneraient dans des avancées concrètes vers un relâchement plus grand encore de la tension autour de la péninsule, notamment en favorisant l’instauration d’un dialogue direct Amérique-Corée du Nord » (2).

La réaction de Moscou est déterminée par les intérêts propres de la Russie qui, en Corée, se résument à deux points fondamentaux.

D’une part, la Russie a incontestablement intérêt à liquider un foyer de tension juste à ses frontières extrême-orientales, – et alimenté –, pour beaucoup par aux relations anormales des deux Corée.

D’autre part, l’expérience a montré qu’un degré insuffisant de confiance et de collaboration entre la Corée du Nord et la Corée du Sud constituait un sérieux obstacle à la réalisation d’une série de projets économiques multilatéraux qui intéressent la Russie et les deux États coréens. Il s’agit, avant tout, de la construction d’une ligne de chemin de fer traversant la péninsule pour déboucher sur le Transsibérien, de la pose de pipelines et de lignes électriques depuis la Russie jusqu’à la Corée du Sud, en passant par celle du Nord.

La concrétisation de ces projets a une importance considérable pour la Russie ; en dépendent, dans une large mesure, les projets de développement socioéconomique de son Extrême-Orient et de l’intégration de celui-ci dans l’espace de la région Asie-Pacifique. Il est clair que cela devenait quasi impossible, compte tenu du degré de tension observé, ces dernières années, dans la péninsule.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, le 29 avril, deux jours après le troisième sommet intercoréen, le président Poutine, dans un entretien téléphonique avec le président sud-coréen Moon Jae-in, réaffirme que la Russie était prête à continuer de favoriser une « coopération réelle entre la République de Corée et la République populaire démocratique de Corée, notamment en œuvrant à la réalisation de projets énergétiques et d’infra-structures trilatéraux » (3).

En même temps, dans la mise en œuvre de tous les scénarios possibles de réunification, la priorité pour la Russie est une garantie de paix et de stabilité dans la péninsule. Moscou juge également nécessaire d’avoir une prédictibilité maximale du résultat final d’un tel processus. Le degré élevé d’incertitude sur le type de politique étrangère que mènerait le futur État réunifié, sa participation à des alliances militaires et politiques avec d’autres pays et l’orientation de ces alliances, contraint la Russie, qui néanmoins salue la détente intercoréenne, à considérer avec prudence ces perspectives de réunification.

La Russie ne pourrait guère se réjouir de l’apparition en qualité de voisin d’une Corée unie de 75 millions d’habitants, sous l’influence dominante des États-Unis, avec, de surcroît, des troupes américaines sur son territoire. Aussi est-il important d’avoir une vision, acceptable par tous, de la place de cette Corée réunifiée dans le système régional de sécurité.

De nombreux hommes politiques et experts, à Washington, Tokyo et Séoul, envisagent cette place dans le cadre de l’alliance trilatérale États-Unis – Japon – Corée du Sud, une approche qui ne saurait convenir à Moscou et Pékin, lesquelles y verraient vraisemblablement un mécanisme de discrimination envers la Russie et la Chine. Cela équivaudrait au surgissement aux frontières orientales de la Fédération d’un clone asiate de l’OTAN, doté d’éléments de système antimissile américain mondial.

Les calculs visant à ce que la péninsule coréenne se transforme en place d’armes des puissances maritimes – États-Unis et Japon – contre les puissances continentales – Chine et Russie – peuvent sérieusement compliquer et retarder tant les processus de réunification de la Corée, que la création d’un modèle de paix solide et durable en Asie du Nord-est.

Pour un dialogue sur le problème nucléaire

Dès que le problème a commencé à se poser, Moscou s’est fermement prononcée en faveur d’un maintien du statut non nucléaire de la péninsule et du respect du régime de non-prolifération des armes nucléaires.

Déjà, au sommet du G8 2003, à Évian, le président Poutine s’engageait au nom de la Russie à « coopérer avec tous les pays, selon leur degré d’ouverture et leur capacité à placer leurs programmes sous le contrôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique (IAEA) (4). Ainsi, il y a quinze ans, Moscou envoyait un signal assez clair à Pyongyang, selon lequel, plus que jamais, les relations entre la Fédération de Russie et la Corée du Nord dépendraient du comportement de la seconde sur la question nucléaire.

En même temps, la Russie, à la différence des États-Unis, s’efforce de régler le problème par la voie exclusivement politique et diplomatique, se prononçant pour que soient pris en compte les intérêts légitimes de la sécurité de tous les États de la région.

Au long de l’année 2017, la Russie a invariablement et instamment appelé les États-Unis et la Corée du Nord à montrer un maximum de retenue et à ne rien entreprendre qui puisse aggraver la tension dans la péninsule.

Jusqu’à présent, Pyongyang évite, dans l’ensemble, de commenter la position de la Russie sur la question. Toutefois, la réaction nord-coréenne à une série de déclarations et d’actions des États-Unis et de leurs alliés, auxquelles la Russie s’est associée, semble montrer que les positions de Moscou et de Pyongyang sont loin de toujours concorder. Le soutien de la Russie aux résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU sur les lancements de missiles et les essais nucléaires nord-coréens, son ralliement aux sanctions adoptées contre Pyongyang, ont notamment provoqué une réaction particulièrement négative dans la République populaire.

En même temps, la Russie a conscience du fait que, pour des raisons évidentes, elle a perdu, dans la politique étrangère nord-coréenne, la place qu’y occupait l’Union soviétique. Néanmoins, à l’époque déjà, Pyongyang bâtissait ses relations avec Washington, sans un regard pour Moscou et sans considérer les intérêts de la sécurité russe, comme ce fut le cas au moment – aujourd’hui lointain et presque oublié – de la crise déclenchée, en 1968, par la capture du navire espion américain Pueblo (5).

Le même cas de figure se reproduit de nos jours avec les tentatives de Pyongyang de jouer la carte des missiles en proposant de rencontrer au sommet le président Trump. Avant cette rencontre des deux chefs d’État, Moscou n’en disait pas moins son espoir que celle-ci permettrait « une avancée importante vers la détente dans la péninsule et qu’elle y marquerait le début d’un processus de dénucléarisation » (6).

L’étroite coordination des actions russes avec la Chine est un élément important des efforts accomplis par le Kremlin pour régler le problème nucléaire. Pour une série de raisons objectives, Pékin mise beaucoup plus que Moscou sur la péninsule coréenne – une situation qui, au fond, arrange la Russie. Il est donc acceptable pour elle, voire dans son intérêt, de conformer ses réactions à ce qui se passe là-bas à la démarche chinoise, d’autant qu’à ce stade les intérêts des deux pays en Corée concordent sur le fond : priorité à un règlement pacifique du conflit.

La Russie et la Chine reconnaissent à la Corée du Nord le droit d’œuvrer dans le secteur du nucléaire civil et d’explorer l’espace à des fins pacifiques, mais partent du principe que la mise en œuvre de ces droits ne sera possible qu’après la mise en application pleine et entière de toutes les exigences du Conseil de sécurité de l’ONU (7).

La visite officielle du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, en Corée du Nord, le 31 mai 2018, au cours de laquelle il a rencontré Kim Jong-un et lui a remis un message personnel de Vladimir Poutine l’invitant à se rendre en Russie, est une preuve supplémentaire que Moscou n’a pas l’intention d’assister en simple spectatrice au processus actuellement en cours dans la péninsule de Corée.

1. Nikolaï Patrouchev, « Sklonnost Rossii k agressii – eto opasny mif » [La tendance russe à l’agression – un mythe dangereux], Argoumenty i fakty, n° 52, 27 décembre 2017.

2. Commentaire du Département de l’information et de la presse, ministère des Affaires étrangères de Russie, en liaison avec les derniers contacts intercoréens, n° 422, 7 mars 2018, http://www.mid.ru/ru/foreign_policy/news/-/asset_publisher/cKNonkJE02Bw/content/id/3114411

3. Entretien téléphonique du président Poutine avec le président de la République de Corée Moon Jae-in, à l’initiative du second, 29 avril 2018, http://kremlin.ru/events/president/news/57386

4. Déclaration du président de la Fédération de Russie à la conférence de presse de conclusion du sommet du G8 à Évian, 3 juin 2003, http://www.president.kremlin.ru

5. V. Tkachenko, “Lessons of the Pueblo Crisis”, The Korean Journal of Defense Analysis, Seoul, vol. V, n° 2 (Winter, 1993), pp. 224-225.
6. Conférence de presse commune avec le président français, 24 mai 2018, http://kremlin.ru/events/president/news/57545
7. Déclaration commune de la Fédération de Russie et de la République populaire de Chine, 25 juin 2016, http://kremlin.ru/supplement/5100