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C) Économie

Marc-Antoine Eyl-Mazzega
1 novembre 2018

L’Ukraine à nouveau au centre de l’équation gazière européenne

À l’invitation du vice-président de la Commission européenne Maroš Šefčovič, les dirigeants de Naftogaz et de Gazprom, ainsi que les ministres russe de l’Énergie et ukrainien des Affaires étrangères, se sont réunis le 17 juillet 2018 à Berlin pour entamer un processus de négociation sur l’avenir du transit de gaz russe par l’Ukraine. Cette dernière a assuré en 2017 le transport de 45 % du gaz russe exporté vers les marchés européens, soit environ 93 milliards de mètres cubes (Gm3). Le contrat actuel de transport arrive à échéance le 31 décembre 2019. Avec les projets de contournement de l’Ukraine développés par Gazprom, Nord Stream 2 (55 Gm3/an) par la mer Baltique et TurkStream par la Mer Noire au sud (31 Gm3), l’avenir de l’Ukraine comme État de transit est en jeu. C’est aussi en partie l’avenir de l’industrie gazière européenne et russe qui se joue d’ici-là.

L’Ukraine n’entend pas être marginalisée. L’Union européenne (UE) s’est engagée à ce qu’elle demeure un pays de transit significatif après 2020. L’Allemagne s’est finalement rangée à l’idée qu’il fallait maintenir un corridor ukrainien de transit du gaz russe. La Russie, qui affirmait initialement vouloir se passer complètement de l’Ukraine, reconnaît désormais que des volumes pourront continuer d’y être transportés. La Pologne, certains autres États européens et les États-Unis dénoncent le projet Nord Stream 2 et entendent maintenir le statu quo gazier en Ukraine. À la suite d’un vote du Congrès d’août 2017 (Countering American Adversaries Through Sanctions Act), les États-Unis menacent de mettre en œuvre des sanctions visant à bloquer le projet.

Depuis 2009, il n’y a plus eu de crise gazière russo-ukrainienne et aucune interruption du transit de gaz, même si les tensions ont parfois ressurgi sur les variations de pression à l’entrée du système ukrainien ou sur les niveaux de gaz en stocks. De manière exemplaire, Naftogaz a assuré le transit par l’Ukraine dans un contexte de guerre entre les deux pays et Gazprom n’aurait pu réaliser ses records de vente de gaz à l’UE sans le corridor ukrainien, dont l’utilisation s’est renforcée. La Commission européenne, avec l'appui des États membres, s’est engagée à soutenir le maintien de l’Ukraine comme État de transit, mais n’a pas su, à ce stade, mettre en œuvre une stratégie effective contre le projet Nord Stream 2 qu’elle dénonce. La société suisse Nord Stream 2, dont Gazprom est le seul actionnaire, poursuit très activement les préparatifs pour la construction et vise une mise en service fin 2019.

À partir de mars 2014, l’Ukraine a entamé une révolution gazière à plusieurs niveaux : elle n’importe plus de gaz russe depuis 2016 ; la consommation du pays a sensiblement baissé en raison de la crise économique, de la perte de territoires, mais aussi de mesures d’économie et de substitution au gaz d’autres sources d’énergie, notamment dans le secteur résidentiel. Le marché a été partiellement libéralisé, si bien que Naftogaz et d’autres acteurs achètent leur gaz à rebours, principalement via la Slovaquie, et que des sociétés européennes le vendent directement aux clients industriels ukrainiens. L’activisme de la nouvelle équipe dirigeante de Naftogaz et le soutien apporté par la DG Énergie et les sociétés de transmission et régulateurs polonais, hongrois et slovaques ont permis de mettre en place des accords d’interconnexion pour inverser en partie les flux gaziers aux frontières. La dépendance envers les importations a sensiblement baissé et, malgré l’effondrement de la hryvnia, Naftogaz est parvenue, ces dernières années, à réaliser des opérations de stockage, pendant l’été et l’automne, pour assurer un transit et des approvisionnements fiables en hiver. Dans le cadre du plan de soutien du FMI, les prix établis au-dessous des niveaux de marchés ont été sensiblement augmentés en Ukraine, notamment pour la population et les réseaux de chaleur, améliorant les revenus et supprimant une grande partie des nombreuses opportunités de corruption qui émanaient de la différence entre les prix payés par le secteur régulé et les consommateurs industriels payant le prix fort. Face à la précarité énergétique de bon nombre d’Ukrainiens, l’État a mis en place des systèmes de transferts sociaux.

De manière décisive, la société Naftogaz est en voie de restructuration et d’européanisation. Elle est loin de dominer les importations de gaz, et les fonctions de transmission sont en train d’être séparées. La transparence et la gestion de l’entreprise étatique ont été bouleversées et renforcées, de telle sorte que la société dégage désormais des bénéfices importants de ses activités de production et de transmission, et a reversé 3.9 milliards de dollars au budget de l’État en 2017. Des personnalités indépendantes, notamment européennes, ont été nommées à son conseil de surveillance. En outre, l’Ukraine est sur le point d’inviter des sociétés européennes spécialisées à gérer la nouvelle entité de transmission de gaz qui sera prochainement instaurée, afin d’en renforcer la transparence et l’efficacité, et de donner des gages de confiance à la fois aux Russes et aux Européens.

Le marché gazier est en pleine transformation, avec l’adoption de la législation européenne, l’Ukraine ayant rejoint le traité de la Communauté de l’Énergie en 2010 et mis en œuvre le processus de réforme, toutefois loin d’être abouti (séparation et gestion des oblgaz, obligation de service public, clarté et efficacité des règles, rôle du régulateur notamment). Enfin, l’Ukraine est non seulement parvenue à stabiliser sa production, malgré la perte des actifs en Crimée et dans l’off-shore, mais aussi à lentement l’accroître. En principe, l’Ukraine pourrait même devenir exportatrice de gaz si davantage d’efforts étaient consentis dans ce domaine.

Entre procédure et négociation

La partie qui se joue actuellement entre la Russie, l’Ukraine, l’UE et les États-Unis a dernièrement été envenimée par la réaction de Gazprom aux sentences du Tribunal d’arbitrage de la Chambre de commerce de Stockholm (ci-après, le Tribunal). Saisi initialement par Gazprom, le Tribunal impose à la compagnie russe, après des années de procédure, de payer environ 2.6 milliards de dollars à Naftogaz au titre d’un prix du gaz trop élevé et de volumes en transit insuffisants par rapport au niveau établi dans le contrat de 2009. Gazprom rejette cette sentence et entame des procédures en appel, tandis que Naftogaz en lance de son côté, visant à saisir des actifs de Gazprom. La reprise des achats directs de gaz entre Naftogaz et Gazprom sous la forme de prépaiement, ordonnée par le Tribunal, n’a pu avoir lieu à la suite d’un contentieux. La société ukrainienne a aussi entamé une nouvelle procédure d’arbitrage pour obtenir une révision à la hausse du tarif de transport (cf. ci-dessous).

Le contexte politique complique encore cette équation : en Ukraine, des élections législatives et présidentielle sont prévues en 2019, tandis que la Commission européenne sera remplacée après les élections européennes en mai de la même année.

Les principaux enjeux de la négociation qui s’est ouverte portent notamment sur :

– les volumes en transit : l’Ukraine voudrait maintenir des volumes les plus élevés possibles, alors que Gazprom souhaite les réduire autant que possible, tout en faisant face à des incertitudes sur la mise en service opérationnelle des conduites Nord Stream 2 et Turkish Stream, sur les volumes d’exportation à court, moyen et long termes, et les besoins, tels que fournir l’Italie, du moins pendant encore un certain temps, ou répondre aux variations saisonnières de la demande de gaz européenne ; Gazprom cherchera à obtenir une flexibilité mensuelle et journalière importante ; l’Allemagne a récemment entamé des médiations pour tenter de fixer les discussions sur un volume résiduel de 30 Gm3/an, qui ne convient pas à l’Ukraine ;

– la période contractuelle : l’Ukraine la voudrait la plus longue possible, pour avoir une prévisibilité sur les revenus et pouvoir planifier, financer et effectuer les opérations de modernisation et de reconfiguration de son système de transmission de gaz ;

– le tarif de transport : l’Ukraine a adopté un système de réservation de capacité entry-exit, afin de se conformer aux pratiques européennes et de mettre fin au système de tarif négocié. Pour l’instant, le système tarifaire vise à maximiser les revenus ukrainiens si les volumes réservés sont faibles, et à proposer un prix réduit si les volumes sont élevés. L’Ukraine a récemment indiqué être disposée à revoir cette position maximaliste en vue d’offrir un système tarifaire compétitif face aux voies alternatives russes. Elle peut chercher à commercialiser de manière intéressante ses importantes capacités de stockage ;

– les garanties qui pourront être apportées pour que les engagements pris, tant contractuels que sur le transit, soient respectés, car l’Ukraine n’a plus confiance dans les engagements contractuels ou politiques russes, et la Russie ne croit pas à la fiabilité de l’Ukraine pour le transit de son gaz.

L’équation est complexe mais les enjeux sont stratégiques : une nouvelle crise gazière survenant en plein hiver, en janvier 2020, est possible et risquerait de diminuer sensiblement le rôle du gaz naturel dans la transition énergétique bas carbone de l’UE, qui devrait s’accélérer ces prochaines années en raison du double constat d’une urgence climatique grandissante et des faibles avancées réalisées. L’enjeu est à présent d’éviter que la partie ukrainienne ait tout à perdre, et de convaincre la partie russe qu’il est dans son intérêt de long terme, et dans celui de l’industrie gazière en général, de chercher un compromis stable et durable, évitant de nouvelles tensions gazières. Elles feraient gagner beaucoup d’argent à de nombreux acteurs à court terme (tout en créant des difficultés localement qui seraient renforcées si l’hiver était froid), mais en feraient, à coup sûr, perdre bien plus à long terme. À cet égard, les négociations non seulement donneront la mesure des tensions entre l’Ukraine et la Russie, la Russie et l’UE, mais elles peuvent aussi permettre, en cas de succès, d’ouvrir une nouvelle page des relations énergétiques entre la Russie et l’UE dont le gaz, faut-il le rappeler, nourrit encore une interdépendance très forte entre les parties.