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A) Politique étrangère & défense

Anatoli Torkounov
11 novembre 2017

La politique russe dans la péninsule Coréenne

Beaucoup considèrent le « tournant vers l’est » amorcé par la Russie ces dernières années comme une conséquence du refroidissement de ses relations avec les pays occidentaux en raison du conflit en Ukraine. Ce n’est pourtant pas, on s’en doute, l’unique facteur des nouvelles priorités de politique étrangère du Kremlin. Ce changement d’approche dissimule, en premier lieu, des processus objectifs : renforcement d’une multipolarité asymétrique réelle et transformation de l’Asie de l’Est en l’une des régions clefs du monde par son potentiel économique et politique. En outre, le « tournant » a vocation à créer des conditions internationales permettant d’accomplir plus aisément l’une des tâches majeures de la politique intérieure : le développement de l’Extrême-Orient russe.

Au milieu du XXe siècle, le « front » de la « guerre froide » partage la péninsule de Corée, et l’opposition bipolaire détermine pour une grande part le destin des deux États qui s’y forment : la République populaire démocratique de Corée (Corée du Nord) et la République de Corée (Corée du Sud). Au XXIe siècle, par sa situation et son histoire, la péninsule de Corée garde un statut central dans la politique et la sécurité régionales. La réalité, cependant, est plus complexe actuellement qu’au temps de la « guerre froide » : la situation de l’Asie du Nord-Est est déterminée non par deux superpuissances, mais par un grand nombre d’acteurs aux potentiels et intérêts divers.

L’analyse de la politique russe dans la péninsule ne peut se limiter à un tour d’horizon des relations de Moscou avec Séoul et Pyongyang. Nombre de questions connexes, délicates, requièrent l’attention des diplomates et des experts. Quelle tournure prendra le dossier nucléaire ? Quelle forme, la coopération et la confrontation dans la région, et comment cela se reflétera-t-il sur la vie des deux Corée ? Quelles perspectives d’une réunification du pays ? La construction d’une structure solide de sécurité régionale est-elle envisageable ? La plupart de ces interrogations sont interdépendantes, ce qui complique encore la réponse.

L’importance croissante de l’axe coréen dans la diplomatie russe reflète, entre autres, une plus grande attention portée à cette région dans la nouvelle rédaction du Concept de politique étrangère adopté fin 2016. Ce document met en évidence les priorités suivantes : maintien et développement des relations avec les deux États coréens ; diminution des tensions et stimulation du dialogue intercoréen ; aide à la dénucléarisation par des négociations à six ; mise en place d’un mécanisme de paix et de sécurité dans la région ; élargissement de la coopération économique (1).

Coopération entre Moscou et Pyongyang

Nous l’avons dit, l’un des intérêts majeurs de la Russie en Asie du Nord-Est consiste à créer les conditions d’un développement stable des régions extrême-orientales de la Fédération. Moscou part de la nécessité d’éviter tous les conflits possibles à proximité immédiate de ses frontières. Alors que les relations ne sont pas des meilleures entre le Nord et le Sud de la péninsule et que le problème nucléaire prend régulièrement de l’acuité, une approche équilibrée des problèmes coréens est particulièrement importante.

C’est pourquoi la Russie s’insurge contre l’isolement dans lequel est tenue la Corée du Nord et son exclusion de la vie internationale de la région, qui ne peuvent qu’aggraver son sentiment d’être menacée, la conforter dans la justesse et la légitimité de ses dangereux essais de missiles nucléaires des dernières années. Inclure, au lieu d’exclure, la Corée du Nord présente, en outre, une série d’avantages. Premièrement, cela dévalue les recherches nord-coréennes sur les missiles nucléaires : si les relations s’arrangent avec les voisins, la Corée du Nord n’aura tout bonnement pas besoin de développer, et encore moins d’utiliser, ses armes. Deuxièmement, le dialogue avec ce pays est l’unique moyen d’obtenir des leviers d’influence sur ses actions. La Corée du Nord n’est réceptive ni aux sanctions ni aux pressions, qui risquent de produire l’effet inverse. Aussi la Russie prise-t-elle ses relations traditionnellement amicales avec elle. Outre leur valeur intrinsèque, elles représentent un atout important pour le Kremlin en Asie. Troisièmement, ces dernières années, le nouveau dirigeant de la Corée du Nord effectue une série de transformations dans le sens d’une libéralisation prudente, qui ont fortement influencé le profil de la société et revivifié l’économie (2). Autant d’avancées qui préparent le pays à accepter les propositions de coopération internationale et offrent à ses partenaires potentiels la possibilité de soutenir ces changements positifs.

Pour la Russie, au demeurant, la ligne d’une coopération active avec la Corée du Nord n’est pas fondamentalement nouvelle. On recherche constamment des opportunités en ce sens, même dans un contexte de sanctions à l’encontre de Pyongyang. Il convient de mentionner ici, à titre d’exemple, les projets russo-nord-coréens dans le domaine des transports, dans le cadre desquels la ligne de chemin de fer Khassan-Rajin et le terminal du port de Rajin ont été modernisés. La finalité était de créer un nouveau circuit d’exportation du charbon russe vers la Corée du Sud et une accroche pour la rénovation du réseau de transport du Nord. L’idée a reçu un accueil enthousiaste à Séoul : elle correspondait aux représentations de l’ancienne présidente Park Geun-hye concernant l’intégration eurasiatique. Considérant l’importance potentielle de cette amorce pour la sécurité et la paix dans la péninsule coréenne, la Russie s’est employée à sortir la République populaire des restrictions imposées par la résolution n° 2270 du Conseil de sécurité de l’Organisation des nations unies, qui instaurait de nouvelles sanctions à la suite de l’essai nucléaire nord-coréen de janvier 2016. Précisons toutefois que, sur le terrain, la participation de la Corée du Sud au projet a été minime, puis tout bonnement impossible en raison de mesures unilatérales prises par elle au printemps 2016. Pourtant, l’espoir de renouveler une coopération dans ce sens demeure, à condition que la conjoncture politique vienne à changer.

Il faut avouer que les résolutions n° 2270 et n° 2310, adoptées en 2016 par le Conseil de sécurité de l’ONU sur la question nucléaire, ont considérablement durci le régime de sanctions envers la Corée du Nord. Les États-Unis et la Chine ont tenu le rôle principal dans l’élaboration de ces documents. D’un côté, il est clair que les sanctions restent le meilleur moyen de signaler à la direction de Pyongyang que ses entreprises aventureuses sont condamnées par la communauté internationale ; de l’autre, la limite au-delà laquelle les sanctions deviennent contre-productives est depuis longtemps atteinte, des mesures restrictives supplémentaires ne peuvent qu’irriter les Nord-Coréens et empêcher toute politique d’engagement. Les nouvelles résolutions ont notamment compliqué ou rendu impossible la réalisation, outre la ligne Khassan-Rajin, d’une série de projets économiques bilatéraux avec le Nord, avantageux pour la Russie (3). Cependant, une fois ses concurrents écartés, Pékin ne semble pas s’être hâtée de limiter sa coopération de fait avec Pyongyang, dans l’intention manifeste de mettre à profit le potentiel économique et politique que peut offrir la préservation de ce canal.

La sécurité nucléaire dans la péninsule de Corée

En mars-avril 2017, la situation autour de la Corée du Nord s’est considérablement tendue. Ce genre de crise éclate assez souvent au printemps. D’une part, c’est le moment où les Américains organisent avec les Sud-Coréens des manœuvres d’envergure qui ont l’art d’exaspérer Pyongyang. D’autre part, la Corée du Nord elle-même augmente le rythme de ses lancements de missiles aux abords de la Fête du Soleil, autrement dit du 15 avril, anniversaire de la naissance de Kim Il-Sung.

Cette année, toutefois, les incertitudes étaient plus grandes, en raison de nouveaux facteurs. En février, Pyongyang annonçait les essais réussis d’un missile balistique sol-sol à propulsion par propergol solide. Malgré des limites technologiques et, notamment, l’impossibilité de produire ce modèle en série après les premiers essais, cela représentait une sérieuse percée pour les Nord-Coréens. Les lanceurs à propergol solide peuvent être mis en œuvre plus rapidement que ceux à propergol liquide. On s’attendait aussi à ce qu’à la veille de la fête nationale d’avril, Pyongyang fasse un nouvel essai nucléaire.

Il est apparu qu’il n’était guère plus simple de prévoir le cours des pensées et des actions de la Corée du Nord que de deviner la stratégie de la nouvelle administration américaine sur la question coréenne. Donald Trump avait pourtant, durant sa campagne électorale, laissé entendre qu’il inclinait à un dialogue direct avec le Nord. Mais on trouvait, au printemps, sur son microblog, des propos des plus belliqueux sur le problème coréen, et le Secrétaire d’État Rex Tillerson déclarait publiquement que le recours à la force pour le résoudre n’était pas exclu. Sur le fond de ces observations, les soudaines frappes américaines contre la Syrie semblaient particulièrement inquiétantes. Donald Trump en informait Xi Jinping – ce qui est très symbolique – lors d’un dîner donné au cours de la visite du président chinois aux États-Unis. Simultanément, parvenaient des informations contradictoires sur le déploiement d’un porte-avions américain vers la Corée du Nord – que certains interprétaient comme le signe d’une possible opération militaire. La quasi-imprédictibilité des actions de Washington venait du style politique particulier de Donald Trump, mais aussi du fait que le nouveau président n’avait pas encore réussi, à ce moment-là, à former complètement son équipe de politique étrangère et, plus encore, à s’entourer de conseillers sur l’Asie de l’Est.

Parallèlement, dans la presse occidentale et la communauté des experts, on discutait avec animation de la capacité de la Corée du Nord à se doter d’un missile balistique intercontinental et à frapper le continent américain.

Du point de vue de la technique militaire, les réalisations de Pyongyang ne résistent pas à la critique. La Corée du Nord a des vecteurs susceptibles de mettre une charge en orbite. Il n’en demeure pas moins qu’elles sont conçues à l’aide de technologies obsolètes, datant des années 1960-1970. Sur ce plan, Pyongyang est encore loin du compte (on ne sait d’ailleurs pas exactement, à l’heure actuelle, si la Corée du Nord est parvenue à militariser une charge nucléaire, quelle qu’elle soit). Ajoutons que les missiles balistiques intercontinentaux doivent non seulement parcourir une grande distance, mais aussi atteindre à peu près exactement leur cible et, dans l’idéal, éviter une interception. Il est impossible d’obtenir ces résultats sans des dizaines d’essais que la Corée du Nord n’est pas en mesure d’effectuer, faute d’un polygone adapté – le pays n’est pas assez vaste –, pour ne rien dire des difficultés technologiques d’une telle entreprise. En outre, si les Nord-Coréens veulent représenter une menace pour les États-Unis, il leur faudra non pas une ou deux fusées, mais, au minimum, un arsenal de plusieurs dizaines d’unités.

Quoi qu’il en soit, on est parvenu, au printemps 2017, à éviter le pire. Apparemment, la Chine a fait pression sur Pyongyang, conformément aux souhaits des Américains (en réduisant, peut-être, sa coopération réelle, ce que semble indiquer, notamment, l’augmentation des prix du carburant en Corée à la fin du printemps). Par ailleurs, Pékin a visiblement réussi à persuader Washington que la situation était sous contrôle, côté chinois. Il est loisible de s’interroger sur le temps que durera ce contrôle : malgré la dépendance économique, les relations politiques entre la Corée du Nord et la Chine sont, actuellement, extrêmement complexes. Le peu de fiabilité des accords « en coulisse » montrent, une fois de plus, que les questions de sécurité dans la région doivent être traitées sur une base solide, institutionnalisée et multilatérale, prenant en compte les intérêts de toutes les parties en présence.

Globalement, la Russie tient le problème nucléaire de la péninsule pour un phénomène complexe, aux profondes racines historiques. Afin d’en prendre la mesure et d’élaborer un plan politique, il convient de ne pas considérer les seuls actes de Pyongyang. Ils sont, certes, fréquemment provocateurs et déstabilisateurs, mais il importe de s’intéresser aussi aux causes de ce comportement, de même qu’aux réactions des adversaires. Historiquement, le choix du nucléaire a, entre autres, pour origine un sentiment de menace nord-coréen face à l’alliance entre les Américains et les Sud-Coréens – sentiment accentué, avec l’effondrement du système bipolaire, par la perte des garanties de sécurité qu’offraient l’URSS et la normalisation des relations dans le triangle « Moscou-Pékin-Séoul ». Il va de soi que les manœuvres impressionnantes effectuées aujourd’hui par les États-Unis et la Corée du Sud – elles comprennent parfois des simulations d’invasion du Nord – ne peuvent qu’inquiéter Pyongyang, très en retard du point de vue militaire, et la pousser à chercher des moyens « alternatifs » de renforcer sa sécurité.

Du point de vue russe, le grand sujet d’inquiétude n’est pas que les Nord-Coréens puissent, dans un proche avenir, se doter d’un arsenal nucléaire et s’en servir forcément. Ils ont beau faire preuve d’une étonnante obstination et inventivité, se rapprocher du but qu’ils se sont fixés, il est un problème plus immédiat : sous couvert de se protéger des missiles nucléaires coréens, on risque, dans la région, de se lancer dans une course aux armements. La « menace nord-coréenne » est depuis longtemps utilisée par les Américains comme un prétexte pour consolider leurs alliances militaires et politiques dans l’Asie du Nord-Est, et, par le Japon, comme une raison de consolider ses forces d’autodéfense. Il va de soi que cette construction militaire ne vise pas à se protéger du potentiel embryonnaire de la Corée du Nord, mais à contenir la Chine et la Russie. Faut-il rappeler, en outre, quels risques peut engendrer la militarisation d’une région aussi explosive ?

À cet égard, le récent accord donné par Séoul, à la suite du quatrième essai nucléaire nord-coréen début 2016, au déploiement sur son territoire des éléments du système américain Terminal High Altitude Area Defense (THAAD), conçu pour détruire les missiles hors atmosphère, en dit long. Moscou et Pékin ont condamné cette décision qui, indépendamment de son impact négatif sur la sécurité de la région, restreint considérablement la liberté de mouvement de la Corée du Sud en la liant aux intérêts américains, au détriment des siens propres.

Si le but déclaré est de se défendre contre la menace nord-coréenne, on se demande comment le système THAAD pourrait y parvenir. Ainsi la défense antimissile ne peut-elle servir de bouclier contre des pilonnages d’artillerie dirigés par Pyongyang contre Séoul. Or, c’est le scénario le plus vraisemblable en cas de conflit intercoréen majeur (4). Sans compter que le déploiement de ce système fait du pays la cible des forces stratégiques chinoises.

La réaction de la Chine a été extrêmement dure. Pékin a imposé des sanctions très sensibles à Séoul, réduisant ses propres importations de produits culturels sud-coréens, restreignant le business sud-coréen chez elle et le flot de ses touristes en Corée du Sud. Visiblement, l’establishment de Séoul n’était pas préparé à des actions aussi résolues.

On avait cru, d’abord, que le changement de direction à Washington et à Séoul entraînerait une révision de la décision sur la défense antimissile. Durant sa campagne électorale, le futur président de la Corée du Sud, Moon Jae-in, s’était prononcé contre le déploiement du système américain. Par ailleurs, après l’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux États-Unis, la nouvelle administration était prête, afin de réduire le coût de la défense, à retirer le système THAAD de la péninsule de Corée. Il semble, toutefois, que rien de tel ne se produise dans un avenir proche. Le Parlement sud-coréen fait énergiquement obstacle aux initiatives du nouveau président. À l’instar de Donald Trump, l’actuel dirigeant sud-coréen a toutes les peines du monde à promouvoir ses projets politiques et il est dans l’obligation d’accepter des compromis. Moon Jae-in ne parle plus, pour les déploiements futurs, de la nécessité de respecter toutes les exigences, notamment écologiques ; et il n’est plus question de retirer ce qui est déjà en place depuis le printemps de l’année en cours.

Russie – Corée du Sud : de la normalisation au rapprochement

L’expérience de la Russie montre combien un rapprochement avec les adversaires d’hier, représentants de « l’autre camp » pendant la « guerre froide », peut être fécond. Les relations soviéto-sud-coréennes se sont normalisées en 1990. Aujourd’hui, elles se sont développées d’une façon impressionnante, si l’on songe qu’elles existent depuis moins de trente ans. Il nous paraît important de souligner le degré de compréhension mutuelle sur le terrain politique. En dépit des pressions et de l’insistance américaines, Séoul ne s’est pas associée aux sanctions adoptées contre la Russie en lien avec les événements d’Ukraine. Dans les faits, néanmoins, la coopération a quelque peu diminué, sans que l’on puisse l’expliquer entièrement par la crise économique mondiale. Quoi qu’il en soit, la non-adhésion de Séoul aux sanctions a confirmé que le rejet de l’isolement pouvait être mutuellement bénéfique. Ainsi, grâce à la conjoncture, une série de compagnies sud-coréennes (telles que Hyundai Motors) ont réussi à renforcer considérablement leurs positions sur le marché russe.

La Russie a également soutenu l’essentiel des initiatives de la présidente Park Geun-hye pour l’intégration eurasienne et l’architecture de la paix et de la sécurité en Asie du Sud-Est. Ces projets contenaient un certain nombre d’idées potentiellement intéressantes, même si Séoul n’était pas toujours très conséquente dans leur concrétisation et s’il était difficile de faire le lien entre ses actions (en particulier ses démarches en faveur d’un tournant des relations intercoréennes) et ces constructions intégrationnistes. Néanmoins, dans l’esprit, celles-ci reflétaient pleinement, sur le long terme, les intérêts de l’ensemble de la région. Bien qu’avec le changement de direction à Séoul, l’héritage de l’ancienne présidente sombre rapidement dans l’oubli, les milieux d’affaires et les cercles du pouvoir sud-coréens témoignent d’un intérêt pour des projets d’intégration similaires, tels que l’initiative chinoise « Une ceinture, une route », que soutient également la Russie.

Et pourtant, une intégration pleine et entière ne sera pas possible, dans la région, sans harmonisation et amélioration des relations intercoréennes. La victoire à l’élection présidentielle de Moon Jae-in, leader des centristes de gauche, traditionnellement favorables au dialogue avec Pyongyang, laisse espérer un mieux. Le nouveau président n’a toutefois pas réussi, jusqu’à présent, à consolider les élites politiques et à s’assurer un soutien inconditionnel sur cette question si complexe pour la Corée du Sud. Il est certain que la poursuite, par le Nord comme par le Sud, d’actions suscitant chez le voisin des craintes pour sa sécurité ne favorise pas un rapprochement.

Force est, aujourd’hui, d’évoquer les perspectives d’une réunification de la Corée avec la plus grande prudence. En dépit des déclarations politiques et des thèses figurant dans les documents officiels, il semble que ce rapprochement soit considéré par les élites politiques de Pyongyang et de Séoul avant tout du point de vue des pertes, et non des profits. La plupart des voisins de la Corée en ont la même perception. Les États-Unis et la Chine craignent que leur influence sur une Corée réunifiée soit moindre que celle qu’ils exercent respectivement sur le Nord et le Sud. Pour le Japon, la réunification signifie, sur le long terme, l’apparition d’un concurrent puissant, doté d’un potentiel économique conséquent. La seule exception est la Russie, plutôt intéressée par la réunion des deux Corée, à certaines conditions (notamment la neutralité et la dénucléarisation de la nouvelle Corée) (5). Cependant, même si Moscou est prête à favoriser la réconciliation et le dialogue intercoréens, la position russe est que les choses doivent d’abord mûrir chez les élites coréennes, en toute indépendance : trop de pression en ce sens pourrait être pris, au Sud et au Nord, comme relevant de l’hostilité.

Conclusion : les difficultés du dialogue ne justifient pas l’inaction

L’opinion se répand dans la communauté des experts russes, ces derniers temps, que l’intrication des problèmes coréens implique la recherche d’une solution complexe. D’un côté, les négociations à six, qui ont eu lieu dans les années 2003-2008, et réunissaient les deux Corée, la Russie, les États-Unis, la Chine et le Japon pour régler la question nucléaire, pourraient proposer une plateforme opportune. Leur compétence pourrait être élargie, il existe pour cela une amorce institutionnelle : dans la structure des pourparlers fonctionne un groupe de travail sur la paix et la sécurité en Asie du Sud-Est, que supervise précisément la Russie. Que celle-ci incline à la recherche d’une solution à six s’explique aisément : les six sont un mécanisme éprouvé et efficace, fort bien organisé du point de vue structurel. D’un autre côté, les six sont assez vivement critiqués : ils ne se sont pas réunis pendant près de dix ans et la plupart de leurs décisions ont perdu leur sens en raison des actions accomplies depuis par les parties en présence. Il existe diverses alternatives : par exemple, la tenue d’une conférence sur la sécurité dans la péninsule coréenne sous l’égide de l’ONU (6), la création d’un système d’accords transfrontaliers et de garanties entre les puissances régionales, ou encore l’élaboration multilatérale d’un accord de paix qui mettrait fin à la guerre de Corée des années 1950-1953. Quant à la Russie, il importe qu’elle ne soit pas évincée de la construction d’une nouvelle architecture régionale.

Quoi qu’il en soit, il reste à espérer qu’un assainissement de la situation dans la péninsule se fasse jour, sous une forme ou sous une autre, dans un proche avenir. Dans le contexte actuel, continuer à ne rien faire serait risquer d’aggraver les choses et de déclencher une escalade incontrôlable. Il est clair que le problème coréen dans son ensemble est des plus difficiles à résoudre. Mais cela ne doit pas être un prétexte à l’inaction : le dialogue, en l’occurrence, ne sera pas moins précieux que ses résultats.

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1. Kontseptsia vnechneï politiki Rossiïskoï Federatsii [Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie], entériné par le président de la Fédération de Russie V.V. Poutine, le 30 novembre 2016, URL: http://www.mid.ru/foreign_policy/news/-/asset_publisher/cKNonkJE02Bw/content/id/2542248 (dernière consultation le 21 janvier 2017).

2. I. Diatchikov, « Peremeny v KNDR : nezametnaïa revolioutsia » [Les changements dans la République populaire démocratique de Corée : une révolution invisible], Vestnik Tambovskogo Ouniversiteta, Seria Goumanitarnyïe naouki, n° 11, 2016, p. 158.

3. G. Toloraïa, A. Torkounov, « Raketno-iadernaïa ougroza na koreïskom polouostrove : pritchiny i mery reaguirovania » [La menace des missiles nucléaires dans la péninsule de Corée : causes et réponses], Polititcheskie issledovania, n° 4, 2016, p. 141.

4. G. Ivachentsov, « Ougrozy R. Tillersona i koreïski tsougtsvang » [Les menaces de R. Tillerson et le Zugzwang coréen], URL: http://russiancouncil.ru/analytics-and-comments/analytics/ugrozy-r-tillersona-i-koreyskiy-tsugtsvang/ (dernière consultation : 31 mai 2017).

5. Nespokoïnoïe sossedstvo. Problemy koreïskogo polouostrova i vyzovy dlia Rossii [Un turbulent voisinage. Problèmes de la péninsule de Corée et enjeux pour la Russie], G. Toloraïa (dir.), MGUIMO-Ouniversitet, Moskva, 2015, p. 153.

6. G. Ivachentsov, Iadernaïa problema koreïskogo polouostrova i bezopasnost v Severo-Vostotchnoï Azii [Le problème nucléaire de la péninsule de Corée et la sécurité en Asie du Sud-Est], Rossiïsko-koreïski foroum 2016, Koreïski fond, Séoul, 2016, p. 53.