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E) Miscellannées franco-russes

Guillaume Housse
1 novembre 2017

Pierre Rode, violoniste du tsar et de l’empereur

Bien peu de gens connaissent aujourd’hui Pierre Rode. Ou, plus exactement, peu le connaissent en dehors des conservatoires. Dans ces maisons, en effet, rares sont les jeunes violonistes qui n’ont pas eu à souffrir de ses études et de ses exercices compliqués. Pierre Rode est passé à la postérité comme professeur et virtuose, un des plus importants que la fin XVIIIe siècle et le début du XIXe aient connu. Il y a aussi un violon Stradivarius qui porte son nom, ainsi qu’une rue charmante dans le centre-ville bordelais. Et c’est à peu près tout. L’homme et le compositeur sont, eux, malheureusement, trop largement oubliés. Les disques sont assez rares, les concerts bien plus encore, et il faut attendre les années 2000 pour que soit gravée la première intégrale de ses treize concerti pour violon sous l’archet de Friedemann Eichhorn. L’écoute de cette musique puissante et expressive rend incompréhensible l’oubli relatif dans lequel a sombré le compositeur. Mais le goût du public tient souvent à peu de choses.

Pierre Rode fut pourtant une figure séduisante. Premier violon de Napoléon, il sut également être premier violon auprès du tsar Alexandre Ier, passant un peu plus de cinq ans en Russie dans les premières années du XIXe siècle. Et si ces quelques lignes sont d’une importance secondaire pour la grande histoire des échanges culturels entre la France et la Russie, elles sont avant tout un prétexte pour découvrir un compositeur plein de charme.

Un jeune prodige


Toutes les biographies s’accordent sur la précocité du talent de Pierre Rode. Né à Bordeaux le 16 février 1774, dans une famille de parfumeur, il montre très vite de grandes dispositions pour la musique. Fauvel, son professeur, convainc ses parents de le présenter au meilleur pédagogue de la capitale, directeur du Théâtre de Monsieur et important compositeur de la fin du XVIIIe, Giovanni Battista Viotti. Pierre Rode est alors âgé de douze ans. Viotti, immédiatement séduit semble-t-il, fait de lui son élève. Dans le Dictionnaire historique des musiciens, publié en 1811, Rode est cité comme l’élève le plus remarquable qu’il ait eu sous son aile.

À dix-huit ans, le violoniste crée ainsi le Concerto en mi mineur de son maître, le 1er avril 1792, et remporte, selon les chroniques révolutionnaires, un véritable triomphe qui lui vaut d’être parfois surnommé le « Corrège du violon ». Cette flatteuse comparaison permet d’imaginer un style tout en suavité sensuelle et en douceur charnelle, qui séduit la capitale.

Mais la guerre de Vendée oblige Rode à s’éloigner pour un temps des succès parisiens. Il entre dans un orchestre militaire, puis part discrètement s’installer à Rouen. Il s’y lie d’amitié avec François-Adrien Boieldieu, l’un des représentants les plus célèbres de l’école de Rouen, connu aujourd’hui pour ses nombreux opéras dont la très loufoque Dame Blanche, créée en 1825.

Quittant rapidement la région, Pierre Rode parcourt l’Europe. Il se rend en Hollande, en Prusse, et donne même des concerts à Londres au risque de passer pour un émigré. Tout laisse à penser qu’il rencontre un certain succès au cours de ses voyages, mais rien qui le retienne loin de la capitale française. Il a, à propos de l’Angleterre, ce commentaire cynique et ambigu dans une lettre à un ami : « Il est vrai que les violons n’y font pas fortune : il faut y être danseur ou châtré pour réussir. »

La fortune de Rode est à Paris, où sa reconnaissance est grande. Il est nommé professeur au nouveau Conservatoire national de musique, créé le 16 thermidor an III (3 août 1795).

C’est cette période de sa vie qui est la mieux connue des biographes, celle où son influence sera certainement la plus forte dans l’histoire de la technique violonistique. C’est également le moment où sa réputation est à son faîte. Le grand Luigi Boccherini écrit certaines de ses orchestrations. Invité à la cour d’Espagne, il va jusqu’à dédier son Sixième Concerto en ré bémol à la reine. Il est jeune, ambitieux, tout lui sourit. Rien ne laisse prévoir qu’il s’apprête à quitter l’Europe du jour au lendemain pour la Russie. Lui-même ne pouvait l’imaginer...

Le rival de Napoléon

Pendant la campagne d’Italie, Napoléon s’était épris, à Milan, de Giusepina Grassini, cantatrice magnifique et, à en croire les témoignages de l’époque, grande amoureuse. Une jeune chanteuse ambitieuse est une conquête facile pour celui que Stendhal qualifie de successeur de César et d’Alexandre. On voit bientôt l’Italienne se produire à Paris, aux théâtres et aux Tuileries, et afficher un train de vie fastueux dont nul n’ignore l’origine. Mais le grand Napoléon est aussi un mari et il craint la jalousie, parfois excessive, de Joséphine. Les visites qu’il parvient à concéder à sa nouvelle maîtresse sont trop rares.

Selon Joseph Fouché, qui raconte l’histoire dans ses Mémoires, ces rendez-vous furtifs ne suffisent pas au tempérament de la Grassini. Par jeu, elle évalue les charmes du jeune violon solo de son Premier consul d’amant. On connaît la description physique de Pierre Rode par le passeport qui lui a été délivré pendant son voyage en Espagne. Il mesure 1,77 m, a les yeux bruns, les cheveux châtain foncé, le visage ovale, le nez aquilin et le menton rond. Les portraits dont nous disposons permettent d’imaginer aisément ce que devaient être la fougue et la détermination animant son visage. Des qualités que la maîtresse de Napoléon a très certainement su apprécier.

Stratégie amoureuse ou passion sincère, le pot aux roses est découvert. Fouché raconte l’épisode avec beaucoup de sel et surprend par l’audace dont il fait preuve dans le discours qu’il tient au Premier consul, en tout cas dans la version qu’il en donne a posteriori : « Un jour que, dans ces entrefaites, Bonaparte me dit qu'il s’étonnait qu’avec mon habileté reconnue, je ne fisse pas mieux la police, et qu’il y avait des choses que j’ignorais : “Oui, répondis-je, il y a des choses que j’ignorais, mais que je sais maintenant ; par exemple : un homme d’une petite taille, couvert d’une redingote grise, sort assez souvent par une porte secrète des Tuileries, à la nuit noire, et accompagné d’un seul domestique, il monte dans une voiture borgne, et va furetant la signora Grassini ; ce petit homme, c’est vous, à qui la bizarre cantatrice fait des infidélités en faveur de Rode, le violon.” »

La Grassini se retrouve gardée par un aide de camp de Bonaparte, un régime de sérail qui ne lui convient pas un seul instant. On la prive de son traitement, on la chasse de Paris, mais elle ne cède pas et les amants restent soudés. Les quelques lignes de portrait que Frédéric Masson, historien napoléonien, dresse de la Grassini de cette période ne sont pourtant pas flatteuses : « Son corps s’est alourdi, la tête puissante, aux traits vigoureux, aux sourcils charbonnés, aux épais cheveux noirs est encore plus commune. C’est une épaisse commère que, malgré ses airs d’amoureuse, on laisserait à ses inventions de plats milanais, n’étaient sa voix, son chant, l’admirable instrument qu’elle possède et dont elle joue. » Après tout, grand mélomane, peut-être Pierre Rode est-il vraiment amoureux d’elle. Il écrit à son ami Baillot, le 25 novembre 1801, alors qu’il doit se séparer d’elle pour quelque temps : « J’ai été tous ces jours-ci trop préoccupé et j’ai encore trop de chagrin pour avoir le courage d’aller demain au Conservatoire ; d’ici là, j’espère calmer un peu ma tête, car si cela doit durer, je te jure que je serais bien malheureux. »

Enfin, dans un geste théâtral, ils décident de plaquer ensemble la France et de s’enfuir en Russie.

Théâtre, en fin de compte, de boulevard dans lequel Rode semble avoir été le dindon de la farce : les chroniques des spectacles parisiens montrent bien que la Grassini continue à se produire dans la capitale après le départ de son amant. Elle a su rentrer dans les bonnes grâces de Bonaparte. Jusque dans l’exil sur l’île d’Elbe, il est évoqué qu’elle vienne se produire auprès de lui dans un petit théâtre de fortune. Souple dans ses amours, elle se produira également à Londres dans les fêtes célébrant la défaite française, et finira par devenir la maîtresse de Wellington.

Pierre Rode, lui, est parti seul à la conquête de l’Empire de Russie.

Le flou de l'épisode russe

Son succès en Russie est immédiat et considérable. Dès le début de son séjour, il écrit à Baillot que le tsar Alexandre le nomme maître de chapelle, avec un magnifique traitement que Lev Raaben estime à cinq mille roubles argent par an (1). Parti de Paris en juillet 1803, il donne ses premiers concerts au public en mars 1804. Lev Raaben parle d’un succès « féerique » : « La haute société de Saint-Pétersbourg rivalise pour avoir Rode dans ses salons ; il joue seul, en quartet, dans des ensembles, est soliste à l’opéra impérial ; ses compositions deviennent familières, sa musique enthousiasme les amateurs. »
Saint-Pétersbourg est également le lieu des retrouvailles avec François-Adrien Boieldieu, son ami de Rouen. D’autres Français les attendent, Monsieur Hus-Desforges, violoncelliste au service du tsar, ou Mademoiselle Paschal, harpiste. On ne sait malheureusement presque rien des relations qu’entretenaient ces expatriés à la cour. On trouve seulement parfois leurs noms accolés à l’affiche d’un concert, et l’on ne peut qu’en déduire leur travail commun, leurs conversations, leur découverte de la Russie et peut-être leur concurrence.

Ces succès pétersbourgeois amènent Rode à Moscou, où lui est fait un accueil tout aussi chaleureux. Les Moskovskie vedomosti [Nouvelles de Moscou] annoncent un grand concert le 10 avril 1804 au théâtre Petrov, où il joue exclusivement des œuvres de son propre répertoire. Plus encore qu’au virtuose de génie, c’est au compositeur que le public moscovite rend hommage. Il est alors présenté comme le premier violon de l’empereur Napoléon, et non par son titre à la cour du tsar. La touche française est encore appréciée.

C’est en Russie que Pierre Rode compose son Neuvième Concerto, dédié « à M. le comte Ilinsky, Conseiller privé, Chambellan et Sénateur de Sa Majesté l’Empereur de toutes les Russies », dont chacune des parties, notamment le finale, est un exemple de l’énergie et de la vivacité étincelante dont il était capable. Or il n’avait pas attendu ce séjour pour s’inspirer de la musique russe et déjà, en 1800-1801, le finale de son Concerto pour violon n° 5 en ré majeur avait pour thème principal un rondo à la russe, dont l’origine lointaine serait la mélodie populaire russe Un petit bouleau s’élevait dans la plaine (2).

On peut considérer que le violoniste français exerce une influence autour de lui et joue un certain rôle dans l’histoire du violon russe, notamment en promouvant l’excellence technique de la méthode française. Soulignons qu’il est l’auteur de l’ouvrage Méthode du Conservatoire de Paris, avec Rodolphe Kreutzer et son ami Pierre Baillot, longtemps une référence en la matière, aujourd’hui encore lu en Russie.

L’année 1806 est rude. Rode apprend la grave maladie puis le décès de sa mère à Paris. C’est également une année de forte mobilisation des élites russes contre les Français, culminant symboliquement avec l’excommunication de Napoléon par l’Église orthodoxe en novembre. Difficile de savoir quel impact tout ceci a sur Rode, lui qui était fièrement présenté comme premier violon de l’Empereur. Quoi qu’il en soit, il ne quitte pas la Russie avant 1808. Et l’on ne saurait voir dans ce départ une fuite face à l’hostilité témoignée aux Français, puisque c’est un compatriote, Charles Philippe Lafont, qui lui succède comme premier violon du tsar de 1808 à 1814.

Au contraire, son concert d’adieu, à Moscou, le 23 février 1808, est un de ses derniers grands succès. Il y joue notamment son Cinquième Concerto pour violon au rondo russe : un ultime hommage.

Un retour sans éclat

Outre le besoin de revoir les siens, la raison principale de ce départ est son état de santé. Son retour à Paris est un échec relatif et, rétrospectivement, marque le début de sa déchéance. Dans La Musique à Liège entre deux révolutions (1789-1830), José Quitin raconte que, lors d’un concert donné le 22 décembre 1808, le public parisien accueille très fraîchement le virtuose revenu de Russie. On juge alors que son Concerto n° 10 en ré mineur a souffert « du froid russe ». Mais l’auteur rend justice au violoniste en rappelant que la rencontre d’Erfurt entre l’Empereur et Alexandre Ier, qui venait de se dérouler du 27 septembre au 14 octobre, abondamment commentée par la presse, avait préparé le public à recevoir avec défiance tout ce qui pouvait être teinté d’exotisme russe.

C’est en tout cas du retour de Moscou que tous les critiques datent la détérioration du jeu de l’interprète. Ici, les explications diffèrent : mauvaise santé, fatigue, vague à l’âme. Une chose est sûre, le séjour russe l’a épuisé. Comment ? Chacun peut laisser libre cours à son imagination. Le climat, bien sûr, mais il ne peut tout expliquer. On connaît le caractère de Rode par sa correspondance et par quelques épisodes de sa vie. Un homme qui vole une maîtresse à Napoléon sous le nez même du terrible Fouché laisse imaginer un certain tempérament. Le ton de ses lettres le confirme. Les travaux fastidieux l’ennuient, il aime la nouveauté, le jeu, la fête. Et puisque les historiens de la musique n’ont jamais daigné chercher les détails de sa vie en Russie, chaque lecteur s’en fera le tableau qu’il souhaite, avec plus ou moins de couleurs selon sa fantaisie !

Épilogue : une fin de vie bourgeoise


Si le succès de Pierre Rode décline à partir de son retour en Europe, sa carrière se poursuit tout de même pendant quelques années. 

Il reprend les voyages en 1811. Il est notamment à Vienne à la fin de 1812, où il créé la Cinquième Sonate pour violon op. 96 de Beethoven avec, au piano, l’archiduc Rudolf, dédicataire de l’œuvre. C’est une sonate particulière dans l’œuvre de Beethoven, car le dernier mouvement, d’ordinaire l’occasion d’une écriture rapide et résonnante, se plie ici au jeu de Rode pour un résultat plus ample et plus suave. Le compositeur explique lui-même ce choix dans une lettre à l’archiduc. Par cette concession dans son style d’écriture, Beethoven affirme la confiance qu’il porte encore au virtuose à cette date, malgré les critiques qui se font déjà entendre sur la qualité de son jeu et que ce soutien oblige à relativiser. Doit-on plutôt retenir le jugement du compositeur contre un public trop frivole au goût changeant ? Toujours est-il que ce concert est un des derniers événements importants de la carrière du violoniste.

Il poursuit, bien sûr, son travail de professeur, mais on ne lui connaît pas d’élèves devenus célèbres. Il est très proche de la famille Mendelssohn et voit grandir le jeune Felix, auquel il trouve beaucoup de talent. Mais il n’a pas été son maître. 

C’est à Berlin qu’il rencontre Caroline Sophie Wilhelmine Verona, jeune veuve de vingt-trois ans qu’il épouse et qui lui donne deux enfants, avant de rentrer, en 1821, vivre à Bordeaux dans un joli château, près de l’endroit qui l’a vu naître. Il raconte lui-même cette nouvelle vie à son ami Baillot, dans une lettre où la fougue de la jeunesse semble bien apaisée : « Je savoure tellement mon nouvel état que, depuis deux ans et quelques mois de mariage, je vis dans la retraite la plus absolue. Tout entier au bonheur de mon intérieur, aux caresses de mes deux petits enfants que j’idolâtre, les frivolités du monde n’ont plus aucun attrait pour moi. Puisse cette existence, monotone pour certaines gens, durer le reste de ma vie, je n’en ambitionne pas d’autre ! » Quant à son goût du voyage, il ne résiste pas plus au jeu des années : « Un Français n’est jamais chez lui en pays étranger et encore moins aujourd’hui qu’autrefois. »

Pierre Rode rend l’âme en 1830, à cinquante-six ans, dans le calme de son château bordelais.

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1. Lev Raaben, Jizn zametchatelnykh skripatcheï i violontchelistov [Vie de violonistes et violoncellistes remarquables], Leningrad, 1969.
2. Selon le musicologue Boris Schwarz, cité par Bruce R. Schueneman dans les commentaires de l’interprétation des concertos 1, 5 et 9 de Pierre Rode par F. Eichhorn et N. Pasquet.