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A) Politique étrangère & défense

Gwendal Piégeais
1 novembre 2019

Les brigades russes en Macédoine pendant la Grande Guerre (1916-1918)

Au cours de l’été 1916, le port grec de Salonique, tenu par les armées de l’Entente depuis octobre 1915, voit débarquer une force de vingt-quatre mille soldats russes qui défilent fièrement sur les quais. Ces hommes sont envoyés servir dans l’armée française du front d’Orient par Petrograd, en échange d’une augmentation de l’aide matérielle de l’Entente à l’Empire de Russie. Un autre groupe de vingt mille hommes est également envoyé se battre en France (1). Ce théâtre périphérique, où les troupes françaises et britanniques sont venues secourir l’armée serbe, est d’importance mineure pour la Russie en guerre, mais avoir pied à quelques centaines de kilomètres de Constantinople, tant convoitée, est loin d’être négligeable pour Petrograd. De plus, Français et Russes estiment que la présence des troupes du tsar revigorera le moral serbe et abattra celui des Bulgares.

1916-1917 : l’épreuve du feu en Macédoine

Malgré la taille congrue des deux brigades russes, pesant peu parmi les trois cent mille soldats alliés déjà présents, leur commandement est confié à d’éminents généraux, révélant l’importance diplomatique de ces troupes : le général Dieterichs, ancien pilier de l’état-major du front du Sud-Ouest, commande la 2e brigade ; la 4e a à sa tête le général Leontiev, ancien attaché militaire à Sofia et Constantinople. Les brigades sont aussitôt envoyées vers le front pour appuyer les Serbes qui combattent non loin du lac de Prespa. Le général Sarrail, commandant en chef de l’Armée d’Orient, n’a pas les moyens de lancer une grande offensive contre les vingt divisions bulgares qui lui font face, mais il compte clouer sur place les forces ennemies et reprendre pied sur un territoire que l’allié serbe entend bien reconquérir.

Les Russes opèrent dans le secteur de Florina, ville tenue par les Bulgares où ils appuient les troupes françaises et serbes. Ils participent à l’offensive dès le 12 septembre 1916 : les combats sont rudes et les troupes découvrent les difficultés des opérations en montagne. La 2e brigade s’illustre face à un ennemi connaissant bien le terrain et en très bonne position défensive : Florina tombe entre ses mains le 17. Les troupes alliées talonnent l’adversaire mais, à la date du 24 septembre, rien que pour les Russes, on dénombre déjà dix officiers ainsi que cinq cent soixante-seize hommes hors de combat.

La poursuite des Bulgares entraîne à nouveau de lourdes pertes sur ces pistes montagneuses où l’artillerie ne parvient pas à suivre et à couvrir les hommes, ce dont se plaint régulièrement Dieterichs à ses homologues français. Relevés le 9 octobre, les Russes sont envoyés plus à l’ouest de la ligne de front, aux abords du lac de Prespa où ils passent de nouveau à l’attaque. Mais l’échec est complet face à des positions bulgares très solidement tenues. À ce stade, les Russes ont déjà perdu mille quatre cent vingt-quatre hommes (tués et blessés). Les combats laissent deviner la sous-estimation générale des forces bulgares par les armées de l’Entente : aucune exploitation de ces quelques succès ne semble possible face aux défenses ennemies bien organisées (2).

Les troupes russes participent ensuite à la bataille de Monastir (3), du 17 au 18 décembre. Après de rudes combats dans des vallées où les pluies torrentielles ont fait monter les eaux jusqu’à la ceinture des soldats, la ville est prise. Cette victoire ne manque pas d’être célébrée dans la presse française. L’occasion est trop belle : l’édition du 24 décembre du journal Le Miroir présente les troupes russes défilant dans Monastir, et soulignent la fraternité et la bravoure des troupes russes, françaises et serbes. Mais la guerre en Macédoine n’en reste pas moins éprouvante, sur un théâtre où les zones lacustres exposent les soldats à la malaria et où les permissions sont rares. Malgré tout, les Russes tiennent bon et sont mis à disposition du groupement franco-serbe de la Ire Armée et de la IIIe Armée serbes. Durant le mois de janvier 1917, les brigades prennent surtout part à une série de coups de main et d’attaques de nuit contre différentes sections de fortifications bulgares.

À la sortie de l’hiver, le commandement planifie une offensive générale afin de retenir en face de l’Armée d’Orient le maximum de forces ennemies au profit du front européen. L’attaque, qui devait commencer au début d’avril, est reportée en raison d’importantes chutes de neige qui rendent l’artillerie inutilisable et n’est donc véritablement lancée que le 8 mai. Mais les troupes serbes et russes de la 4e brigade se heurtent à des défenses bulgares inébranlables. Au même moment, la 2e brigade prend part à une offensive franco-italienne dans la boucle de la Cerna, en vain également. En position depuis des mois, les Bulgares ont creusé des abris dans la roche et ont été renforcés par l’artillerie allemande. L’offensive générale, définitivement essoufflée, prend fin le 23 mai. Le général Dieterichs fait alors part à Sarrail de l’extrême fatigue qu’il constate dans la troupe et demande du repos pour ses hommes qui ont passé six mois au front. On accède à sa demande et les brigades sont en partie relevées le 24 mai.

Surveillance territoriale et maintien de l’ordre en Grèce

Hormis la fatigue et une certaine lassitude morale, les brigades russes en Macédoine ne semblent pas en proie aux perturbations que connaît l’armée impériale pendant l’année 1917, et qui agitent les deux brigades homologues en France. La guerre se poursuit et les soldats sont au front quand la nouvelle de l’abdication du tsar leur parvient, ne provoquant que peu de remous : en mai, ils prêtent serment au nouveau régime.

On en vient à confier aux brigades la surveillance du littoral dans la région de Chalcidique, car on soupçonne les habitants de ravitailler des sous-marins ennemis et de prêter assistance à des partisans opposés à l’Entente. La portion du littoral confiée aux Russes est celle du mont Athos, à l’extrémité de la péninsule de l’Aktè. S’y trouvent vingt monastères orthodoxes qui, depuis le Xe siècle, forment une communauté théocratique organisée en république. Mais pour les Russes, l’Athos est bien plus qu’un ensemble monacal, c’est le réceptacle des vestiges du passé chrétien et byzantin (fresques, icônes, manuscrits...).

Rapidement, les troupes russes et françaises saisissent des caches d’armes en perquisitionnant des monastères. Déjà, à Petrograd, on souhaiterait que cette opération se pérennise. L’occupation du mont par les brigades permettrait aux moines russes de reprendre dans le gouvernement du mont l’ascendant perdu en 1914 au profit des moines grecs. En effet, à l’aube de la guerre, le mont Athos avait été en proie à une querelle théologique dans laquelle les moines russes avaient joué un rôle très actif en promouvant une doctrine déclarée hérétique à plusieurs reprises en 1912 et 1913. Les moines russes avaient donc été exclus de la vie ecclésiale et privés de communion (4). Petrograd voit ainsi d’un très bon œil la présence des soldats des brigades et a bon espoir qu’à terme, le mont reste dans le giron russe.

En parallèle, les brigades se trouvent mêlées, plus ou moins malgré elles, aux tensions politiques et diplomatiques entre l’Entente et le souverain grec. La Grèce est politiquement divisée entre un groupe pro-Entente, sous l’égide d’Eleutherios Venizelos, et un groupe pro-allemand au sein de la famille royale. La France reconnaît le gouvernement de défense nationale de Venizelos, basé à Salonique, et pousse le roi à abdiquer. Mais l’Entente doit maintenir des forces d’occupation à Athènes, en attendant que Venizelos revienne de Salonique pour prendre formellement le pouvoir. Parmi ces troupes, on trouve des soldats des brigades russes et, lorsque les diplomates russes apprennent la part prise par leurs troupes à cette occupation, ils réagissent très vivement : le Gouvernement provisoire demande, via son ministre à Athènes, le prince Demidov, leur retrait immédiat (5). Malgré l’abdication de Nicolas II, la diplomatie russe reste très hostile à l’idée que les brigades participent à la subversion du régime monarchique en Grèce.

Sur place, dans ce climat de guerre civile, les soldats des brigades n’hésitent pas à commettre des violences ou des larcins. Les officiers ne parviennent pas à maintenir l’ordre et laissent souvent les troupes livrées à elles-mêmes. Malgré la pression diplomatique, le général Regnault, à la tête des forces d’occupation, refuse catégoriquement le retrait des Russes, manquant d’hommes pour maintenir l’ordre. Les événements lui donnent raison, car une manifestation hostile à l’Entente survient et ses forces doivent la contenir.

Une fois le calme revenu, la troupe doit être renvoyée au front mais se montre très peu enthousiaste ; plusieurs incidents se produisent, nécessitant l’intervention d’officiers français, l’autorité de leurs homologues russes se délitant de plus en plus : les soldats s’agitent, contestent, rechignent à regagner la ligne de front. Les deux brigades sont donc surveillées de près.

Mutinerie et démantèlement des brigades russes en Macédoine

Au cours de l’été 1917, on regroupe la 2e et la 4e brigades et leur complément d’artillerie en une seule division, la 2e Division spéciale d’infanterie russe. On a ainsi moins recours aux interprètes, ce qui rend l’ensemble plus autonome. Cette réforme montre que les commandements français et russe jugent ces troupes encore viables et misent sur le renforcement de nouveaux éléments venus de Russie : mille cinq cents volontaires s’ajoutent à la division dès septembre 1917. Par ailleurs, Dieterichs prend des mesures pour calmer le mécontentement : au début du mois d’août, une délégation de soldats et d’officiers quitte la Macédoine pour Petrograd et il autorise la création d’un soviet. Mais à peine nommé à la tête de la division, Dieterichs est rappelé en Russie, tout comme le général Leontiev. Avant son départ il rend compte de l’état des brigades, qu’il trouve bien tenues, mais souligne la nécessité d’améliorer les conditions des soldats blessés ou malades. La malaria décime en effet les rangs russes, bien plus que la balle ou le feu : en 1917, un quart seulement des évacués des brigades est constitué de blessés (6).

Désormais concentrés dans le secteur du lac de Prespa et d’Ohrid, les Russes appuient les troupes françaises durant la prise de Pogradec, du 7 au 12 septembre 1917, et participent à de violents combats au nord d’Ohrid. Mais en dehors de ces coups de force, la vie sur la ligne de front est peu mouvementée, voire morne. De septembre à octobre, les rapports à l’état-major enchaînent les « rien à signaler » ou « faible fusillade habituelle ». Toutefois, dès la fin du mois, les actes d’insubordination se font de plus en plus réguliers : refus de quitter les cantonnements et d’obéir aux ordres, menaces à l’encontre des soldats qui obtempèrent, etc. La troupe reste maîtrisée, mais les vrais remous ne sont pas causés par les brigades ; ils viennent des lignes ennemies. En effet, les Bulgares entreprennent de semer la confusion dans les tranchées en incitant les Russes à fraterniser. Ils vont jusqu’à imprimer et diffuser des tracts par voie aérienne, puis s’approchent des lignes et invitent les soldats à rejoindre leurs frères slaves. La situation inquiète de plus en plus le commandement français, même si ces approches sont pour le moment repoussées par les tirs des brigades. Les officiers russes eux-mêmes n’ont plus le cœur à l’ouvrage, ils rechignent à maintenir l’ordre, et nombre d’entre eux se font porter pâle ou sont évacués en état d’ivresse.

Dès le 30 novembre, tout s’accélère : des soldats envisagent de déserter, des hommes manquent à l’appel. Le 14 décembre, Sarrail juge nécessaire une relève partielle. Soudain, le 17, les Bulgares télégraphient en clair que le retour des brigades est demandé par le nouveau pouvoir russe et qu’un armistice sera bientôt signé avec les Empires centraux. Ils tentent alors d’approcher une nouvelle fois les lignes russes. L’artillerie française doit intervenir pour empêcher cette prise de contact plus dangereuse que jamais (7).

Sarrail n’a pas le temps de traiter ce problème puisque le gouvernement français, mécontent de sa gestion du front d’Orient, le fait remplacer par le général Guillaumat. Le 31 décembre, le Conseil des commissaires du peuple fait parvenir au général Artamonov, agent militaire russe à Salonique, un télégramme ordonnant le retrait des troupes russes, demande transmise au commandement français qui refuse. Le général Taranovski, désormais à la tête de la division russe, peine de plus en plus à maintenir l’ordre, face à ses soldats qui souhaitent rentrer au pays : pour eux, originaires en majorité des zones rurales de l’empire, la paix est l’autre nom du partage de la terre, offert en récompense de tant de sacrifices consentis pendant les années de guerre. Ils ont alors recours à l’intimidation afin de perturber la ligne de front, empêchant les artilleurs d’opérer, et font feu en direction des officiers français. Le 2 janvier 1918, l’ordre de relève est finalement donné par Guillaumat qui, atterré de la situation laissée par Sarrail, entend bien siffler la fin de la récréation et retire du front, manu militari, la division russe (8).

Trois possibilités s’offrent alors aux soldats russes : continuer le combat en rejoignant une Légion russe en cours de constitution en France – 784 font ce choix ; accepter de travailler à l’arrière du front contre rémunération – 2 196 soldats optent pour cette solution et deviennent des travailleurs de l’Armée d’Orient, principalement affectés à des tâches de terrassement et d’entretien des routes. Les volontaires compétents peuvent également servir dans les hôpitaux en tant qu’infirmiers. Les travailleurs jugés suspects sont mis à l’écart, dans des exploitations forestières, placés sous la garde vigilante d’un bataillon malgache. Enfin, les soldats rétifs à la discipline sont envoyés aux travaux forcés en Afrique du Nord. Ils sont environ 11 500 à entrer dans cette catégorie (9).

La reconversion de ces soldats en travailleurs est un échec : dès janvier 1918, des incidents surviennent, les hommes refusent de travailler et sont réprimés par les troupes françaises. Près de huit cents hommes quittent alors la Macédoine en signant un engagement pour la Légion. Beaucoup de travailleurs y voient un moyen de hâter leur retour en Russie. La plupart font d’ailleurs défection une fois arrivés en France. Bien vite, en Macédoine, la discipline se relâche, les évasions se multiplient (on en dénombre mille trois cents entre août et décembre 1918). Les déserteurs interrogés se plaignent de l’insuffisance de nourriture mais expliquent aussi vouloir tout simplement rentrer en Russie. Comme leurs homologues combattant en France, ils finissent majoritairement par regagner leur pays dès 1919 (10). L’incapacité française à réorganiser ces troupes ou à en tirer profit d’une manière ou d’une autre révèle le vide de sens, pour le soldat russe, d’une poursuite de tout effort guerrier, une fois la paix tant espérée conclue entre leur pays – dût-il être aux mains des bolcheviks – et les Empires centraux.

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1. Sur ces brigades russes en France (1re et 3e brigades) voir Alexandre Sumpf, « Le corps expéditionnaire russe en France », in Arnaud Dubien (dir.), Regards de l’Observatoire franco-russe, L’Inventaire, Paris, 2017, pp. 506-513 ; Jamie H. Cockefield, With Snow on their Boots. The Tragic Odyssey of the Russian Expeditionary Force in France during World War I, New York, St. Martin’s Griffin, 1998 ; Rémi Adam, Histoire des soldats russes en France, 1915-1920 : Les damnés de la guerre, Paris, L’Harmattan, 2004.

2. Sur les combats des Russes en Macédoine, voir Gwendal Piégais, « Le corps expéditionnaire russe en Macédoine, 1916-1920. Combats et mutineries sur un front périphérique », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n° 12, été 2018.

3. Actuelle Bitola.

4. Pour un compte-rendu détaillé de la crise théologique du mont Athos, voir Pierre Nivière, Les glorificateurs du Nom. Une querelle théologique parmi les moines russes du mont Athos (1907-1914), Éditions des Syrtes, Genève, 2015.

5. Services historiques de la Défense (SHD), Vincennes, général Regnault à général Sarrail, n° 96, 20 juin 1917, 20N154 ; SHD, Ministre de la Guerre à général commandant en chef l’Armée d’Orient, n° 2856BS, 20 juin 1917, 5N110.

6. SHD, 2e Division spéciale russe, situation, rapport des quinze jours à la date des 1er et 15 novembre 1917, 20N133.

7. SHD, Compte-rendu des opérations des armées alliées du 16 au 30 novembre 1917, 20N231 ; général Sarrail à général commandant l’A.F.O., n° 2619/3, 27 novembre 1917, 20N231 ; général Sarrail à ministre de la Guerre, n° 2628/3, 30 novembre 1917, 20N231 ; général Sarrail à Grand Quartier général, n° 2920/3, 27 novembre 1917, 16N3048.

8. SHD, Instruction particulière n° 62, 4 janvier 1918, 20N133 ; Instruction particulière aux généraux Baston et Jouinot-Gambetta, 5 janvier 1918, 20N133.

9. SHD, Ministre de la Guerre à général Guillaumat, n° 30561 1/11, 29 décembre 1917, 20N655 ; Général Henrys à général commandant en chef des armées alliées, n° 9545/1H, 18 février 1918, 20N133 ; Tableau sans date indiquant la répartition, 20N133.

10. Cockefield, op. cit., pp. 171-200.