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D) Régions

Alexeï Malachenko Alexeï Malachenko
1 novembre 2019

La Tchétchénie de Ramzan, un « sujet » particulier de la Fédération de Russie ?

Pour la communauté internationale, la Tchétchénie est aujourd’hui associée au nom de Ramzan Kadyrov. Paraphrasons un peu Maïakovski : « Nous disons Tchétchénie, mais sous-entendons Kadyrov, nous disons Kadyrov, mais sous-entendons Tchétchénie » (1). Devenu Premier ministre (2005), puis président de la république caucasienne (2007), Ramzan Kadyrov instaure un régime de dictature personnelle, souvent qualifié de totalitaire, le plus dur qui soit sur le territoire de la Fédération de Russie. L’explication en est que Ramzan (2) vise à contrôler très strictement non seulement la société, mais encore la vie privée de chaque citoyen. La spécialiste du Caucase Ekaterina Sokirianskaïa voit dans la Tchétchénie « une enclave totalitaire, avec un culte marqué du leader » (3).

Dans quelle mesure le régime actuel correspond-il à la culture politique de la société tchétchène, ses traditions, sa conscience ? Ce type de pouvoir personnel est, a priori, étranger à la Tchétchénie. Tout au long de son histoire, la société tchétchène est demeurée un conglomérat de groupuscules claniques et religieux – teïps (clans) et wirds (branches internes à une confrérie) –, fondé sur un consensus entre eux tous. Le général, historien et homme de lettres russe Milenti Olchevski (1861-1895), qui avait pris part aux guerres du Caucase, écrivait que les Tchétchènes n’avaient « ni princes, ni gradés, ni notabilités jouissant de droits particuliers, de privilèges ou dotés du pouvoir » (4). L’experte Anna Zelkina note que « la notion d’un unique pouvoir fort leur est absolument étrangère » (5). Mavlit Bajaïev, homme public tchétchène qui fait autorité, constate que ses compatriotes « n’oublient jamais les offenses… surtout entre eux. Chaque clan tirera dans son sens… » (6). Fervent partisan de la tradition tchétchène, Hoj-Ahmed Noukhaïev, homme politique et penseur, écrit qu’un « système harmonieux d’institutions tribales et claniques à tous les niveaux préserve la liberté de chaque individu de l’arbitraire potentiel d’un détenteur du pouvoir suprême » (7). Ces caractéristiques étaient celles de la société tchétchène au temps de l’URSS, elles le sont encore après l’effondrement du système soviétique. La société n’a pas même été détruite par le schisme politique dû au mouvement séparatiste, qui conduit parfois les membres d’un teïp à se retrouver, malgré leurs liens familiaux, des deux côtés de la barricade. 

S’il ne faut pas absolutiser l’appartenance clanique, il convient aussi de ne pas l’ignorer. Tout Tchétchène sait à quel teïp il se rattache, même s’il peut laisser entendre qu’il s’agit là de « survivances du passé ».

Le clanisme à la mode Ramzan

Les clans subsistent sous le règne de Ramzan, on peut même parler d’un « néo-clanisme », fondé, d’une part, sur l’appartenance à la famille du leader, ses proches, les natifs de sa région, et, d’autre part, sur la fidélité et la dépendance envers lui. Il est difficile d’obtenir des statistiques précises sur le nombre de fonctionnaires et dirigeants tchétchènes se trouvant être des parents ou des « pays » de Ramzan. Toutefois, selon certaines sources, sur soixante-treize députés au parlement de la république de Tchétchénie et personnalités nommées à des postes clefs de l’administration, y compris au gouvernement, dix-neuf seraient de sa famille et quatorze de son village (8).

La chose est inhérente à tous les régimes autoritaires qui comptent de « grandes familles » et dans lesquels le népotisme fait rage, ce qui est la marque, à la fois, de l’espace postsoviétique et du monde musulman. Le « cercle proche », avec tous ses attributs, existe aussi en Russie, dont la Tchétchénie est partie intégrante.

Le « néo-clanisme » tchétchène entre en contradiction avec l’« ancien ». L’influence des clans « traditionnels » se voit limitée, pour peu qu’ils soient extérieurs au groupe Razman, et plus encore s’ils sont en rivalité avec lui. L’exemple le plus éloquent en a été l’empoignade entre Ramzan et les frères Iamadaïev. La famille Iamadaïev appartient, comme la famille Kadyrov, à l’un des teïps les plus nombreux et les plus influents : le teïp Benoï. Les frères Iamadaïev prétendaient donc à plus de poids dans la société, ce dont ils s’efforçaient de convaincre leurs protecteurs moscovites. Le député de la Douma d’État Rouslan Iamadaïev visait ainsi une place de première importance dans le gouvernement de la Tchétchénie, laissant entendre qu’il pouvait même diriger la république. Mais le clan Iamadaïev ne put parvenir à ses fins. Au cours de la lutte pour le pouvoir qui s’ensuivit, ses chefs, Rouslan, Djabraïl, Souleïman (Soulim) furent anéantis par Ramzan. Les rivaux potentiels ou simplement critiques du leader en place retinrent la leçon.

Cette élimination des adversaires n’a été possible pour Ramzan que grâce au soutien de Moscou. D’où la question : aurait-il pu, sans cela, se maintenir au pouvoir ? En d’autres termes, que se serait-il passé si la Tchétchénie était soudain devenue un État indépendant ? On peut penser qu’alors, Ramzan n’aurait pas réussi à garder le pouvoir. Cela semble paradoxal, mais, comme le faisait remarquer le chercheur tchétchène Taïmaz Aboubakarov, « si Doudaïev avait simplement visé le contrôle du territoire tchétchène et de ses ressources, non seulement il n’aurait pas cherché à s’affranchir de la Russie, mais il aurait été un fervent défenseur de son intégrité… » (9). Kadyrov apparaît ainsi comparable à Doudaïev, à ceci près que leur action respective se déroule dans des contextes – pour ne pas parler d’époques – différents. Doudaïev voulait une indépendance formelle ; Ramzan se fixe pour objectif une autonomie informelle… et dans son cas, ça marche !

Le séparatisme tchétchène

La Tchétchénie demeure une région à part dans la Fédération de Russie. Premièrement, elle est le seul « sujet » de la Fédération où le séparatisme soit devenu réalité, entraînant deux guerres, pendant près de dix ans, avec pour résultat, non la victoire du Centre fédéral, mais, de fait, un compromis entre le pouvoir russe et les séparatistes. La paix n’a pu être conclue que suite à un accord entre Moscou et l’aile séparatiste modérée, qui craignait un renforcement des extrémistes religieux et un affaiblissement de ses propres positions. Ces modérés étaient représentés par le mufti de l’Itchkérie révoltée, Ahmad-Hadji Kadyrov, le père de Ramzan.

On ne peut s’empêcher d’associer le séparatisme tchétchène au mouvement basmatchi qui, à la fin des années 1920, prétendait se séparer de l’URSS et créer au Turkestan ce qu’on appelle aujourd’hui un État islamique. La guerre contre les Basmatchis s’acheva lorsque le pouvoir soviétique réussit à entraîner de son côté nombre de chefs ennemis (qui avaient commandé des troupes) en leur offrant des postes – de présidents de kolkhozes, de secrétaires de comités de district du Parti, de fonctionnaires...

Deuxièmement, la base économique des relations particulières entre Grozny et Moscou consiste en dotations pharamineuses du budget fédéral, qui assurent la subsistance de la Tchétchénie. Le calcul n’en est pas simple. En 2017, 40,4 milliards de roubles lui sont attribués, auxquels il convient d’ajouter 16 autres milliards pour « équilibrer son budget » et encore 24 milliards au titre de la « péréquation ». À 85 %, le budget de la Tchétchénie est constitué de subventions non remboursables (10) (en 2018, cette aide était réduite de 3 milliards). Rappelons que Ramzan a maintes fois répété que ces sommes étaient insuffisantes et demandé (ou plutôt, exigé) une « aide » supplémentaire, entre autres pour achever le déminage du territoire.

Troisièmement, Ramzan Kadyrov et Vladimir Poutine continuent d’entretenir des relations personnelles, à propos desquelles on se perd en conjectures. On sait que peu après son arrivée au pouvoir en qualité de Premier ministre, Ramzan avait l’accès direct au président de la Fédération, court-circuitant toutes les instances.

Après la mort, en mai 2004, dans un attentat, du père de Ramzan, a lieu une première rencontre chargée d’émotion entre ce dernier et Vladimir Poutine, qui, dès lors, se sent en confiance avec le jeune homme. Nul n’ignore que le président russe a toujours prisé de bonnes relations personnelles entre leaders politiques.

Ramzan justifie les espoirs présidentiels en rétablissant l’ordre en Tchétchénie d’une main de fer, ce qui, au terme de deux guerres, n’est pas si simple. Il se qualifie de « soldat de Poutine », il répète à qui veut l’entendre que celui-ci doit être président de Russie à vie. Et il est sincère dans ses déclarations. La meilleure preuve de la confiance que Vladimir Poutine lui accorde est l’envoi en Syrie, en 2018, d’un bataillon tchétchène de la police militaire.

Cette confiance mutuelle entre le chef de l’État et le responsable d’un de ses « sujets » permettent à la Tchétchénie de conserver un statut particulier et à Ramzan d’occuper une place à part au sein de l’establishment de Russie. Devenu président, il compte (hors maires de Moscou et Saint-Pétersbourg) parmi les cent (voire les cinquante) premiers hommes politiques de la Fédération.

Les prétentions de Ramzan Kadyrov excèdent le cadre de la Tchétchénie

Ramzan aimerait étendre ce statut particulier à tout le Caucase du Nord. Il ne peut toutefois aspirer à être un leader régional en raison du facteur ethnique : sa reconnaissance en tant que « dirigeant de l’ensemble du Caucase » serait perçue comme l’aveu d’une suprématie des Tchétchènes sur les peuples de la région. Par ailleurs, jamais les clans locaux n’accepteraient de renoncer à leur influence dans leurs républiques respectives. Tous sont directement en lien avec Moscou et n’ont besoin d’aucun intermédiaire. Ajoutons que la Tchétchénie a périodiquement des problèmes avec ses voisins, l’Ingouchie et le Daghestan, et que la perception des Tchétchènes dans les républiques géographiquement proches n’est pas toujours des plus positives.

Sans trop insister sur son désir de prendre les rênes du Caucase du Nord, Ramzan se voit comme l’une des grandes autorités de l’oumma de Russie. Force est de reconnaître que, sur ce plan, ses succès sont importants. Il organise de multiples conférences et rencontres religieuses internationales, finance la restauration de mosquées anciennes et la construction de nouvelles. De nombreux mufti s’efforcent d’entretenir de bonnes relations avec lui, et plus seulement, aujourd’hui, en raison de sa proximité avec le président Poutine.

Ramzan s’est fait remarquer dans le rôle de défenseur de l’islam contre les attaques des fonctionnaires, y compris les interdits frappant parfois la littérature religieuse. En 2015, dans une mosquée de l’Extrême-Orient russe, les forces de l’ordre saisissent une brochure intitulée Prière à Dieu, dans laquelle sont citées des sourates, dont la première d’entre elles, Al-Fatilha. Le tribunal de Ioujno-Sakhalinsk déclare la brochure extrémiste et l’interdit en se référant précisément aux versets coraniques. Des interdictions de ce genre avaient déjà été précédemment édictées, en dépit des protestations indignées des musulmans. Cette fois, Ramzan intervient résolument contre la décision du tribunal (incompétent et assez stupide), dont il démolit littéralement les auteurs, les qualifiant publiquement de shaïtans et les accusant d’incitation à la haine entre les religions et les nationalités. La campagne qu’il lance aboutit à l’annulation du jugement. Plus tard, en octobre, le président Poutine soumet à la Douma d’État un projet de loi interdisant de considérer comme extrémistes les textes sacrés des religions du monde – projet que l’Assemblée entérine aussitôt. L’autorité de Ramzan au sein de la communauté musulmane s’en voit accrue d’autant.

Actif dans « l’espace musulman » de Russie, Ramzan entreprend d’asseoir également son autorité auprès des musulmans de l’étranger. Il rencontre régulièrement des figures politiques de premier plan, notamment dans les pays du golfe Persique. Il se présente à la fois comme un musulman aux opinions particulières, le chef de la république de Tchétchénie et, bien entendu, le représentant de la Russie. En novembre 2018, il rencontre le roi de Bahreïn, invite en Tchétchénie le prince héritier d’Abou Dhabi, Mohamed bin Zayed al-Nahyan. On connaît ses déclarations selon lesquelles les relations entre la Tchétchénie, la Russie et les Émirats arabes unis se développent.

En sa qualité de représentant de la Russie et de l’oumma musulmane, Ramzan adopte des positions négatives envers l’Occident, répétant à chaque occasion que les principales menaces pour l’islam et la Russie en proviennent. Rappelons simplement la manifestation « L’amour du prophète Mahomet et le rejet des caricatures », organisée à Grozny en janvier 2015. Quelques jours plus tôt, un attentat avait fait douze victimes à Paris, parce que Charlie Hebdo avait publié des caricatures du prophète. Le cortège de Grozny, qui réunissait entre trois cent cinquante mille et huit cent mille personnes selon les sources, condamnait, non le terrorisme, mais l’Occident qui tolérait qu’on fasse injure à ce que l’islam avait de plus sacré.

À l’instar de certains propagandistes de Russie, Razman et son entourage répètent inlassablement que l’extrémisme islamiste et ses groupuscules sont des créatures et des instruments des services spéciaux occidentaux.

L’activité de Ramzan dans le domaine de la politique étrangère va au-delà du monde musulman. Le leader tchétchène promet ainsi d’envoyer soixante-quinze mille combattants en Ukraine, et même de prendre Kiev ; il se déclare prêt à vendre des armes au Mexique, se prononce en faveur de l’indépendance de l’Écosse et du Pays de Galles. Ces « extravagances » verbales prêteraient à rire si elles ne lui donnaient la possibilité d’être entendu à travers la planète. On prétend qu’en 2017, il était, après Vladimir Poutine, l’homme politique de Russie le plus souvent mentionné dans les médias internationaux.

Simultanément, Ramzan est la seule figure de l’establishment de Russie à pouvoir se permettre de critiquer la politique étrangère de la Fédération. En 2017, au moment des persécutions contre les musulmans de Birmanie, il se démarque de la position de Moscou, qui montre une certaine compréhension pour l’écrasement des troubles par les autorités birmanes, se solidarisant par là même avec la Chine (Pékin accuse les extrémistes islamistes d’envenimer la situation). Des actions de protestation ont lieu dans de nombreux pays musulmans, dont un immense meeting – les autorités parlent d’un million de personnes – à Grozny.

Cette fronde ne remet toutefois pas en cause la loyauté de Ramzan vis-à-vis du Kremlin. En l’occurrence, l’attitude de Ramzan n’a rien d’un défi lancé à Vladimir Poutine, il n’y a pas d’infraction aux règles du « jeu kremlino-tchétchène ».

Ces règles ne sont enfreintes que dans des cas extrêmement rares. D’une part, Ramzan comprend parfaitement les limites de ce que l’on peut appeler son « autonomie » ; d’autre part, il sait que dans la société russe, il ne jouit pas d’une grande sympathie du côté des hommes politiques. On le tient simplement pour incontournable, en tant que « favori de Poutine », dont ce dernier ne peut se séparer.

La trop grande indépendance du leader tchétchène irrite particulièrement les représentants des « structures de force », qui, en raison des relations informelles de Ramzan avec Vladimir Poutine, n’ont pas le droit d’agir avec les ressortissants tchétchènes comme ils le font avec les autres citoyens de Russie. Les épisodes ne manquent pas de Tchétchènes ayant enfreint la loi et n’ayant pas à en répondre du simple fait que des membres de leur famille appartiennent au « cercle proche » de Ramzan. Les membres de ce « cercle », conscients de leur impunité, ont un comportement parfaitement provocateur en Russie. On note cependant une amélioration, ces dernières années, le Kremlin supportant de plus en plus mal les infractions tchétchènes. En 2015, un incident déclenche la fureur des « structures de force ». La police de Stavropol se rend en Tchétchénie pour arrêter un criminel local. Ramzan déclare aussitôt que nul n’a le droit de s’ingérer dans les affaires de la Tchétchénie souveraine, et ordonne d’« ouvrir le feu » sur les intrus, d’où qu’ils viennent, fût-ce de Moscou (11). Ces propos sont un bon indicateur de la façon dont Ramzan perçoit la place de sa république au sein de la Fédération de Russie. On le sent assuré de sa « quasi-souveraineté ». Un spécialiste du Caucase du Nord faisait remarquer que « Ramzan avait obtenu plus d’indépendance pour la Tchétchénie que cent Doudaïev ». On songe ici au « plan Nemtsov » de partage de la république caucasienne en une partie « septentrionale », rattachée à la Russie, et une autre, « méridionale », indépendante. En un certain sens, Ramzan a concrétisé ce projet : sa Tchétchénie, sans avoir été divisée, est à la fois partie intégrante de la Russie et indépendante.

En 2016, Ramzan se risque à tester les sentiments de Vladimir Poutine à son égard. À la veille d’être reconduit à la tête de la Tchétchénie, il annonce qu’il est prêt à quitter ses fonctions. Sachant bien que le président n’a pas d’alternative, il veut, manifestement, qu’on le prie de rester, confirmant ainsi le caractère exceptionnel de son autorité. Il est finalement renommé, mais sans supplications particulières, tout se passe assez banalement.

En 2019, la Tchétchénie fait à nouveau la démonstration de son statut particulier en exigeant de Gazprom une remise de dette de 9 milliards de roubles pour des livraisons de gaz naturel. Son ministre de la Politique nationale, des Relations extérieures, de la Presse et de l’Information, Djamboulat Oumarov, déclare à cette occasion que la république a contracté cette dette dans les années où des combats avaient lieu sur son territoire, et que ce n’était pas la faute du peuple tchétchène s’il avait été choisi « pour installer sur le territoire [de la Russie] une enclave terroriste ». « Le peuple tchétchène n’a pas à payer pour ce gaz, dont on ne sait, en fin de compte, s’il a été ou non livré » (12). Il va de soi que c’est Ramzan Kadyrov qui parlait par la voix de son ministre.

Toujours en 2019, au mois d’avril, Ramzan lui-même opte pour une manière plus douce de réduire les dettes : « La pratique des remises de dettes existe dans le monde entier, y compris entre États […] Nous savons que notre pays a effacé les anciennes dettes de nombreux États, et ce geste de bonne volonté est perçu de manière positive. La Tchétchénie et son peuple espèrent qu’en raison des circonstances particulières qui ont été les siennes, l’État et la compagnie feront un pas vers eux » (13).

Pour Sergueï Tchebotarev, ministre en charge des Affaires caucasiennes, l’économie de l’ombre est la principale cause de cette dette, qui excède 120 milliards de roubles pour l’ensemble du Caucase du Nord : « Les entreprises clandestines, briqueteries, raffineries de pétrole, serres… fonctionnent illégalement, mais consomment du gaz et de l’électricité. Et ce sont la population, ainsi que les entreprises et organisations officielles, qui paient pour ces ressources énergétiques ». Le ministre qualifie ce chiffre de « renversant », ajoutant que la liquidation des entreprises clandestines, qui consomment illégalement des ressources, permettrait de réduire les pertes en énergie (14).

In fine, on a toutefois supprimé la dette de 9 milliards de roubles de la Tchétchénie ; en réalité, il s’agissait d’une somme bien plus importante : 14,4 milliards. On peut y voir une nouvelle victoire de Ramzan.

En 2018, la question des frontières entre la Tchétchénie et l’Ingouchie revient à l’ordre du jour. Dès 1992, les présidents Djokhar Doudaïev et Rouslan Aouchev étaient parvenus à un accord, aux termes duquel le district de Sounja, qui entrait dans la composition de la Tchétchénie, passait en Ingouchie. Mais en 2003, les Tchétchènes décident de garder Sounja. Le nouveau président ingouche, Mourat Ziazikov, et le leader tchétchène, Ahmad-Hadji Kadyrov, s’entendent sur un principe d’intangibilité des frontières. Cela n’empêche pas de nouveaux heurts en 2013 et les responsables actuels des deux pays parviennent à un compromis.

Il est notable qu’au cours de cette dernière crise, le « modéré » Evkourov ait quelque peine à contrôler la situation dans sa république d’Ingouchie, tandis que Ramzan la maîtrise parfaitement en Tchétchénie et ne tolère pas la moindre provocation de la part de ses administrés. En septembre 2018, il crée une commission qu’il confie au président du parlement tchétchène, Magomed Daoudov. Au cours de ses travaux, celle-ci déclare que la Tchétchénie n’a pas l’intention de prendre des terres à sa voisine ; il s’agit, en fait, d’un échange de quelques milliers d’hectares entre les deux républiques.

Dans ce contexte, Ramzan et Evkourov font, chacun à sa façon, la preuve de leur loyauté à l’égard du Kremlin et appellent à une modération mutuelle. Sur fond de déstabilisation de l’Ingouchie, le leader tchétchène en impose plus que son homologue de Magas, et il a la faveur du Centre fédéral.

Est-il besoin de rappeler que, dans les limites de la Tchétchénie, Ramzan a toute possibilité d’agir à sa guise, sans s’embarrasser des lois fédérales. Aussi les châtiments collectifs, les incendies des logements de familles dont certains membres sont soupçonnés de participer à des actions terroristes au Moyen-Orient, les persécutions d’homosexuels, les assassinats de défenseurs des droits de l’homme… ont-ils cours dans la république. Le Kremlin ferme les yeux, car Ramzan garantit l’ordre et la paix en Tchétchénie, même si cela ressemble un peu à la « paix des cimetières ». Qu’on le veuille ou non, le nombre d’attentats terroristes a été réduit, dans la république, de 45 % entre 2013 et 2018, selon le site Kavkazski ouzel (15).

En bonne logique, le Kremlin devrait s’inquiéter de l’utilisation par Ramzan de l’islam comme l’un des principaux instruments politiques. La Tchétchénie est le « sujet » de la Fédération le plus islamisé. La charia l’y emporte, de fait, sur les lois civiles, et l’absolutisation de la tradition islamique y contredit, dans certains cas, la législation de Russie. Cela vaut, par exemple, pour la polygamie, que Ramzan approuve. Le montant de la zakât, impôt islamique, est fixé par le mufti local (il était de cent roubles en mai 2019 (16)), avec l’assentiment du chef de la république. La mosquée est une institution sociopolitique. Cette politisation tchétchène de l’islam évoque la pratique et l’idéologie islamistes, avec cette nuance que « l’islamisme tchétchène » est loyal envers le pouvoir russe et ne représente pas une menace pour lui.

Le journaliste américain Joshua Yaffa qualifiait un jour Ramzan de « Poutine tchétchène » (17). La formule est frappante, mais elle n’est pas juste, pour la simple raison que les deux hommes sont à la tête d’États très différents (on dit parfois que la Tchétchénie est un État dans l’État) et gouvernent des sociétés aux traditions distinctes. Certes, Ramzan reste dans le sillon de la politique poutinienne, mais il est dans l’incapacité de la copier. Il suffit qu’il relâche un tant soit peu ses méthodes extrêmement brutales de contrôle de la société pour que sa position s’affaiblisse. Par comparaison, le mode de gouvernance de Poutine paraît presque libéral.

Les scénarios de l’avenir

Prédire l’avenir de la Tchétchénie de Ramzan et le destin de son leader lui-même revient à tenter de deviner l’avenir de la Russie poutinienne. On peut se dire que, tant que Vladimir Poutine est au pouvoir, Ramzan Kadyrov restera à la tête de la Tchétchénie. Mais on ne peut exclure d’autres scénarios. Imaginons, par exemple, que le président de Russie « se lasse » de Ramzan, ou se voie contraint, sous la pression de ses collègues, de lui substituer un administrateur plus « doux » et moins ambitieux. On proposera alors à Ramzan un poste prestigieux mais sans grand pouvoir au niveau fédéral ou quelque fonction à l’étranger (telle que représentant de la Russie à l’Organisation de la coopération islamique). Ramzan demeurera un homme d’affaires fortuné, conservant, malgré tout, une modeste activité politique.

Un deuxième scénario voudrait qu’après le départ de Poutine, son successeur se refuse à prendre des risques et que des relations de dépendance mutuelle s’instaurent entre le nouveau chef de la Russie et le « vieux » leader de la Tchétchénie (le bref séjour de Dmitri Medvedev à la présidence a montré la vraisemblance de ce scénario).

Selon une troisième variante, le successeur de Vladimir Poutine, n’ayant aucun lien personnel avec Ramzan et contraint de prendre en compte son impopularité dans la classe dirigeante de Russie, le démet de ses fonctions, sans considérer les conséquences possibles : déstabilisation de la république et dégradation de ses relations avec le Centre fédéral.

Lequel de ces trois scénarios est le plus vraisemblable ? Bien malin qui pourrait le dire.

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1. Dans le poème de Maïakovski « Vladimir Ilitch Lénine », on trouve cette strophe : « Nous disons Lénine, mais sous-entendons le Parti, nous disons le Parti, mais sous-entendons Lénine ».

2. Dans la suite de cet article, nous appellerons Ramzan Kadyrov par son seul prénom, imitant en cela la plupart des experts et des journalistes. En Tchétchénie, au simple nom de Ramzan, chacun sait de qui il est question.

3. Ekaterina Sokirianskaïa, « Mojno li predotvratit novyïé volny radikalizatsii na Servernom Kavkaze ? » [Peut-on prévenir de nouvelles vagues de radicalisation dans le Caucase du Nord ?], http://www.kavkaz-uzel.eu/articles/mojno_li_predotvratit_novie_radikalisazii/

4. M. Olchevski, Kavkaz c 1841 po 1866 [Le Caucase de 1841 à 1866], éditions de la revue Zvezda, Sankt-Peterbourg, 2003, p. 64.

5. Anna Zelkina, « Islam v Tchetchnié do rossiïskogo zavoievania » [L’islam en Tchétchénie avant la conquête russe], Tchetchnia i Rossia : obchtchestvo i gossoudarstvo, Publication du Musée et Centre culturel Andreï Sakharov, vypousk 3, Moskva, 1999, pp. 52-53.

6. Pravda i mify o Tchetchnié i tchetchentsakh [Vérité et mythes sur la Tchétchénie et les Tchétchènes], Izdatelstvo Ikar, Moskva, 2005, p. 49.

7. Hoj-Ahmed Noukhaïev, Vedeno ili Washington [Vedeno ou Washington], Moskva, 2001, p. 129.

8. http://infopressa.com/2018/08/01/rodstvennyi-klan-ramzana-kadyrova/

9. Taïmaz Aboubakarov. « Mejdou avtoritarnostiou i anarkhieï » [Entre autoritarisme et anarchie], Les dilemmes politiques du président Doudaïev// Tchétchénie et Russie : sociétés et États. « Polinform-Talbouri », Moskva, 1999. p. 178.

10. Anton Lyssenkov, « Pretenzii k Allakhou. Skolko Tchetchnia poloutchaïet dotatsii iz bioudjeta Rossii i kak ona na nikh jiviot » [Griefs envers Allah. Quelle dotation reçoit la Tchétchénie du budget de la Russie et ce qu’elle en fait], https://spektr.press/pretenzii-k-allahu-skolko-chechnya-poluchaet-dotacij-iz-byudzheta-rossii-i-kak-na-nih-zhivet/

11. http://kavpolit.com/articles/kak_stavropolskaja_politsija_vozvraschala_chechnju-16362/

12. https://rtvi.com/stories/delo-printsipa-pochemu-chechnya-otkazalas-platit-gazpromu/

13. Kommersant, 11 avril 2019.

14. http://expertsouth.ru/novosti/glava-minkavkaza-nazval-tenevoi-biznes-p.html

15. https://www.kavkaz-uzel.eu/articles/155726/

16. « Mouftiat Tchetchni oustanovil razmer obiazatelnykh zakiata i kaffarata v Ramadan » [Le mufti de Tchétchénie a fixé le montant obligatoire de la zakât et de la kaffârât (obole en vue de gagner le pardon de Dieu) pour le Ramadan], Kavkazski ouzel, http://www.kavkaz-uzel.eu/articles/33507/

17. Joshua Yaffa. “Putin’s Dragon: is the Ruler of Chechnya out of Control?”, New Yorker, January 31, 2016. https://uchvatovsb.livejournal.com/436821.html