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D) Régions

Anton Ramov
3 novembre 2019

Gestion des déchets : la dimension régionale

La Russie produit annuellement quelque 60 millions de tonnes de déchets solides. La capitale est, à elle seule, responsable de 20 % (11,7 millions de tonnes à Moscou même, 3,8 millions dans la région). Jusqu’à ces tout derniers temps, ces déchets étaient transportés aux environs de la ville, où ils étaient enfouis dans des décharges. Près de 10 millions de tonnes s’entassaient ainsi chaque année.

L’enfouissement comme solution à tous les problèmes 

L’idée d’entasser les ordures ménagères solides dans des décharges remonte à la période soviétique. Le pays, toutefois, en produisait des dizaines de fois moins qu’aujourd’hui, compte tenu de la pénurie de marchandises qui sévissait à l’époque. Un système étatique centralisé de récupération de matières premières secondaires était également à l’œuvre.

Dans les années 1990, ce système est mis à mal après l’effondrement de l’URSS, et le secteur devient fortement criminalisé. Au fil du temps, toutefois, il retrouve un semblant de « respectabilité ». Il est aujourd’hui contrôlé par une longue chaîne d’entreprises intermédiaires offshore.

Même les villes de plus d’un million d’habitants, où les normes de consommation sont proches de la moyenne européenne, n’ont toujours pas, en Russie, de système bien rodé de traitement des ordures. À l’heure actuelle, moins de 10 % des déchets de Moscou sont incinérés et recyclés (le pourcentage est encore moindre à l’échelle du pays).

Les décharges mises à la disposition des Soviétiques au temps de l’URSS ayant rapidement atteint leurs limites, des mesures doivent être prises d’urgence : ouverture de nouvelles décharges pour enfouir les déchets, construction d’usines d’incinération, chaînes de recyclage. Entre 2013 et le début de l’année en cours, vingt-quatre décharges sur trente-neuf ont été fermées dans la région de Moscou, parce qu’elles débordaient. Celles qui restent sont à deux doigts de cesser toute activité à leur tour.

Un scandale éclate en juin 2017, lorsque Vladimir Poutine, au cours de l’émission de télévision « Ligne directe », durant laquelle il s’entretient avec la population, reçoit une plainte de la ville de Balachikha (région de Moscou) : là, se trouve l’une des plus grosses décharges de Russie, Koutchino, où sont déversées annuellement jusqu’à six cent mille tonnes de déchets. Le président en exige la fermeture le lendemain même. En d’autres termes, il tente de résoudre un problème systémique avec les moyens du bord. Le maire de la ville est limogé. Il n’en demeure pas moins qu’il faut trouver où déverser le chargement des centaines de camions qui arrivent tous les jours de la capitale. Des décharges sauvages apparaissent le long des autoroutes de la région de Moscou et les sites encore ouverts sont submergés.

À la fin de janvier 2018, le maire de Moscou, Sergueï Sobianine, annonce l’ouverture accélérée de quatre usines d’incinération aux environs de la capitale. Les délais de construction sont de trois-quatre ans (le plan initial en prévoyait cinq, jusqu’en 2023). Le maître d’œuvre est la compagnie RT-Invest, qui dépend de la corporation d’État Rostec (dont le président, Sergueï Tchemezov, est un proche ami du chef de l’État). La capacité de chacune de ces usines sera de sept cent mille tonnes de déchets annuels (soit un total de 2,8 millions). Le volume des déchets enfouis dans la région de Moscou devrait donc être réduit de 30 %.

De vigoureuses protestations dans la région de Moscou

Les projets des autorités de la capitale suscitent néanmoins de vigoureuses protestations sur les lieux où est prévue la construction des usines d’incinération (les districts de Noguinsk, Solnetchnogorsk, Voskressensk et Naro-Fominsk). La population locale s’y oppose catégoriquement (meetings, grèves de la faim, blocages de routes). Des manifestations se déroulent, depuis l’été 2017, dans toute la région de Moscou : les gens exigent la fermeture des décharges et ne veulent pas entendre parler de l’incinération des déchets comme d’une alternative.

La crise la plus grave éclate à Volokolamsk (à quatre-vingt-dix-huit kilomètres de Moscou). Fin mars 2018, soixante-seize enfants doivent voir d’urgence un médecin, six sont hospitalisés, présentant des signes d’empoisonnement (nausées, vomissements, vertiges). La cause ? Des émissions de gaz à la décharge de Iadrovo, à quatre kilomètres seulement de la ville. Peu auparavant, on a entrepris d’y transporter des déchets de la décharge de Koutchino, désormais fermée.

Le responsable du district de Volokolamsk, Evgueni Gavrilov, rend visite aux enfants à l’hôpital, où il doit affronter un meeting spontané de cinq mille personnes (un habitant sur quatre). « Tu crois peut-être que t’as tout acheté ? Réponds ! Si mon petit-fils meurt, je te flanque tes lunettes, là, dans le cul ! », lui déclare un homme fou de rage. Une vidéo de cet échange se retrouve sur YouTube et totalise des centaines de milliers de vues. L’état d’urgence est instauré dans le district. Gavrilov est limogé dès le lendemain. Andreï Vorobiov, gouverneur de la région de Moscou (c’est lui qui avait proposé Gavrilov à la tête du district en 2012), vient tenter d’apaiser la colère de la population, qui, hors d’elle, le mitraille de boules de neige. Le maire de la ville de Volokolamsk, le communiste Piotr Lazarev, est assez solidaire des habitants, ce qui risque de provoquer un schisme au sein des élites locales en cas de détérioration de la situation. Les autorités promettent de dégazer le site en appelant à la rescousse des spécialistes hollandais, puis de fermer la décharge vers 2020.

Il est, aujourd’hui, deux choses susceptibles de faire descendre les Russes dans la rue : une menace directe pesant sur leur bien-être, et leurs enfants. Ces deux facteurs ont coïncidé à Volokolamsk, entraînant une sérieuse mobilisation.

« Non aux poubelles de Moscou ! »

En décembre 2018, c’est dans la région d’Arkhangelsk que la situation se gâte brutalement. Les autorités locales ont prévu de construire un gigantesque ÉcoTechnoParc à Chiess (gare ferroviaire à la limite de la région d’Arkhangelsk et de la république des Komis), où la société-investisseur envisage de transporter pour enfouissement des déchets ménagers briquetés de Moscou.

Le conflit s’aggrave à la suite d’une intervention du gouverneur de la région, Igor Orlov. Commentant les résultats de sondages, selon lesquels 94 % de la population ne veulent pas de cette décharge, il déclare : « Je me contrefiche de ma cote de popularité, de leurs votes et de ce qu’ils pensent de moi ». Et de qualifier les manifestants de « raclures ». La population, profondément offensée, réplique par de nouveaux meetings, arborant des pancartes : « Nous ne sommes pas des raclures ! » ; « Le gouverneur à la décharge ! », « Non aux poubelles de Moscou à Chiess ! », « À bas le génocide par les ordures ! »…

En décembre 2018, les manifestations « anti-ordures » rassemblent, selon les organisateurs, jusqu’à trente mille personnes. L’administration s’efforce de convaincre la population de la parfaite sécurité écologique du projet. Toutefois, la question : « Pourquoi, si la sécurité est totale, transporte-t-on les déchets de la capitale à mille deux cents (!) kilomètres au nord, par chemin de fer ? », reste sans réponse. Les habitants redoutent une pollution des fleuves et rivières (Vychegda, Dvina septentrionale…), puis une catastrophe écologique régionale.

« La Russie n’est pas une poubelle »

Dans ce contexte difficile, entre en vigueur dans le pays, à compter du 1er janvier 2019, la « réforme du traitement des déchets », qui prévoit de modifier les tarifs pour la collecte des ordures et la création d’un opérateur unique dans ce secteur. Il s’agit, de fait, d’une refonte de tout le marché qui s’était constitué de façon essentiellement anarchique dans les années postsoviétiques. Les décisions prises par les autorités ne paraissent pas concertées, elles ne visent pas à trouver une solution d’ensemble aux problèmes accumulés depuis l’effondrement de l’URSS.

Le 3 février 2019, avec pour slogan : « La Russie n’est pas une poubelle », une action a lieu dans vingt-cinq régions contre les décharges et déchetteries situées à proximité des localités et contre la « réforme du traitement des ordures ». Elle concerne, notamment, les villes de Kazan, Krasnoïarsk, Kaliningrad, Togliatti, Ijevsk, Tcheboksary, Kirov, Novossibirsk, Barnaoul, Omsk, Saint-Pétersbourg, et rassemble de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de manifestants. À Moscou, la manifestation n’est pas autorisée. L’une des actions les plus massives a pour théâtre la région d’Arkhangelsk (environ deux mille personnes dans la ville même, et des rassemblements à Severodvinsk, Chenkoursk, Kotlas, Ourdoma, Krasnoborsk et autres), où les gens continuent de s’élever énergiquement contre la décharge de Chiess.

Il convient de souligner le caractère décentralisé des protestations ; elles n’ont pas de leader unique ni de centre de décision (ce qui les apparente aux Gilets jaunes en France). Les gens s’organisent eux-mêmes via les réseaux sociaux et les applications de messageries. Les autorités ont recours à des représailles ciblées, telles que des arrestations administratives et de lourdes amendes (des centaines de milliers de roubles), contre les manifestants les plus actifs, mais les protestations n’ayant pas de centre, le mouvement n’en est pas stoppé pour autant. Y prennent part d’anciens responsables administratifs (à Ourdoma, par exemple, où la population s’engage pour la première fois en quatre-vingt-dix ans d’existence de la localité). Les autorités, surtout régionales, conservent le principe tsariste : « Tenir et ne pas laisser faire ». Elles se retrouvent parfois dans des situations inconfortables, comme dans le cas des protestations de la région d’Arkhangelsk, où, de fait, les OMON, forces spéciales de la police, refusent de disperser un meeting non autorisé (en Russie, les meetings doivent être annoncés, mais il arrive souvent que les autorités, sous des prétextes divers, ne donnent pas l’autorisation pour un lieu ou un moment précis, autrement dit signifient, mine de rien, une interdiction), tandis que la police municipale se désengage.

Parmi les problèmes clefs empêchant tout dialogue entre le pouvoir et la société, soulignons la défiance quasi totale dans les relations entre la population et les fonctionnaires (la première ne croit pas à la sécurité écologique des usines d’incinération, au respect des règles d’enfouissement des déchets, au recyclage des ordures collectées séparément). Ajoutons l’incapacité du pouvoir à communiquer avec les citoyens, l’ignorance du tri sélectif, un système politique habitué à régler toutes les questions avec les moyens du bord.

Pour le politologue Valeri Soloviov, Chiess démontre que « le seul moyen d’obtenir quelque chose en Russie est de protester. Il faut descendre dans la rue et réaffirmer inlassablement ses revendications. Les pétitions, les tribunaux, les plaintes et les supplications ne servent à rien ».

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En Russie, selon diverses estimations, le recyclage des ordures coûte entre 2,5 et 3 milliards de dollars annuellement. À la différence du pétrole et du gaz, les déchets ne disparaîtront jamais, non plus que le désir de gagner de l’argent dans ce secteur et de contrôler les flux financiers. Comme le faisait remarquer l’empereur Vespasien, au Ier siècle de notre ère, en instaurant un impôt sur les toilettes publiques, « l’argent n’a pas d’odeur (pecunia non olet) ». Les problèmes écologiques ne font que gagner en actualité et les protestations vont donc se multiplier.