Source : Bibliothèque de Dieppe. Le navigateur indique où payer la douane, où laisser les marchandises à Arkhangelsk (« dedans le chasteau qui est ung grand encloz fait de mas en forme de muraille, et y a bien quatre-vingt ou cent maysons dedans ») – marchandises qui sont échangées ou achetées (« les marchans […] les vendoient à ceulx qui en bailloient de l’argent »).
Jean Sauvage semble étonné par l’activité commerciale : « car croyez que j’ay veu sortir de la rivière, en deux mois que nous y avons esté, plus de 250 grandes gabarres chargez, comme de sègle, de sel, suif, cires, lins et aultres marchandises ».
La route à suivre jusqu’à Moscou et les moyens nécessaires sont précisés : plus d’une centaine d’hommes pour haler chaque gabarre jusqu’à Vologda. Puis on attend l’hiver pour transporter les marchandises par voie terrestre jusqu’à Moscou. La neige et le froid ne sont pas vus comme des ennemis, mais offrent au contraire un avantage pour le transport. Seul le côté utilitaire compte : « et font porter [les marchandises] par des petits chariots qui n’ont point de roues et sont ferrez par dessouz, à cette fin qu’ilz glissent mieulx sur la glace, et font tirer chacun chariot avec deux grandes bestes qui se nomment
zelen, qui vont fort le trot, et sont de petite vie (2) ».
Jean Sauvage est le témoin d’un évènement historique : il signale qu’il a vu des ambassadeurs de « l’empereur de Russie » partir d’Arkhangelsk pour négocier le partage de la presqu’île de Kola avec les Danois. Ces négociations n’ont finalement pas lieu, les Russes arrivant trop tard.
Jean Sauvage découvre dans le Nord un mode de vie totalement inconnu.
Près d’un quart du récit est consacré à Vardø, petite île-forteresse qui marque la frontière orientale de la Norvège depuis 1307. Le Dieppois consigne dans son texte toutes les morues séchant sur « de grandes boisses », les poissons devenant « aussi secs comme bois ». La pêche est très facile dans la région (on pêche « dedans le navire »), les Anglais remplissent aisément leurs bateaux.
Le voyageur découvre le soleil de minuit, et les Norvégiens lui racontent la nuit polaire, la neige, le froid, l’hiver durant lequel les gens sont retranchés chez eux. Rien ne pousse en ces lieux, mais il constate que « toutes les maisons ont des estuves fort chaudes et bien propres, et puis leurs maisons sont dans la terre bien avant, tellement que le bestail va manger ce peu d’herbe qui croist sur leurs maisons ; et croict qu’ilz ont du bestail comme moutons, chèvres, qui, en temps d’yver, ne vivent que des vielles tripes du poisson qu’ilz ont pris ».
Entre Kola (toute proche de l’actuelle Mourmansk) et Arkhangelsk, il n’y a pas d’habitation : même à la fin de juin « la terre estoit encores toute couverte de neige et neigeoit encore quand nous y estions, et faisoit grand froid ». En arrivant dans la mer Blanche, on trouve de « belles terres […] et force bois de haulte fustaye là où il y a force bestes comme ours, loups et aultres sortes d’animaux comme nous ont comptés les Rousses du pays ».
À Arkhangelsk, l’auteur observe, comme bien d’autres le feront après lui, l’habileté des charpentiers russes qui n’utilisent aucune pièce de métal dans leurs ouvrages : « Archange qui est un chasteau fait de mas entrelassés et croisez ; et sont les ouvrages si proprement avec ces mas et sans clou ny cheville, que c’est une euvre sy bien practiquée, qu’il n’y a que redire, et n’ont que une seule ache à faire tout leur ouvrage, et n’y a maistre maçon qui puisse faire vn euvre guère plus admirable qu’ilz font. »
Voici la description de la première rencontre entre Français et Russes à Arkhangelsk.
Nous sommes arrivés le 26e jour de juin devant la ville de Saint-Michel-Archange, où nos marchands alèrent à terre pour parler au gouverneur et faire leur raport, come est la coustume en tout païs, et l’aïant salué, il leur demanda d’où ilz estoient, et quand il sceut que nous estions Françoys, il fut bien resjouy et dit à l’interprète qui les présentoit qu’ils estoient les très-bien venus, et prit une grande coupe d’argent et la feist emplir, et falut la vuider ; et puys une autre, et encore la revuider ; puis encore la 3e qu’il falut parachever ; et, aïant fait ces trois beaux coups, on pense estre quite ; mais le pire est le dernier, car fault boire une tasse d’eau-de-vie qui est sy forte qu’on a le ventre et le gosier en feu. Quand on a beu une tasse, ancore n’estre pas tout, et, aïant parlé un mot avec vous, faudra ancore boire à la santé de vostre roy, car vous ne l’auseriez refuser, et c’est la coustume du païs que de bien boire.
Que reste-t-il de ce voyage ?
Dans quelle langue communiquaient les Français ? Jean Sauvage fait mention d’un interprète. Dans les archives de la Bibliothèque nationale, à côté du récit de Jean Sauvage et avec la même écriture, se trouve un petit dictionnaire français-russe du XVIe siècle. L’a-t-il écrit ? Complété ? Utilisé ? Au fond peu importe, c’est en tout cas un témoignage linguistique très intéressant. C’est ainsi la première fois que le mot
Pochatenicq (Печатник) a, en russe, sa signification actuelle : imprimeur). Il en existe une version légèrement différente dans les brouillons d’André Thevet (1516-1590), cosmographe du roi. Ce glossaire est constitué d’un peu plus de six cents entrées, mots ou phrases en français accompagnés de leur traduction russe, en transcription latine ; il est sans doute dû à un Français qui ne comprenait pas le russe. Thevet s’intéressait beaucoup aux langues du monde. Il a collectionné l’« oraison dominicale » dans de très nombreuses langues. La voici dans le langage des Moscovites (la première apparition du russe dans un livre français ?) (3).
Oche nassije esti nane besech, da suatitsa ima tuoa, da priidet tzerture tuæ, da boudet vola tuoa iacco nane besech ina Zemli. Chleb nash nasoushuij daiede nam due : i ostaui nam dolgi nassa, iacco i mui ostaulaem dolgnicom nassim, i. neuedi nas vona past, no isbauinas ot loncauago, iacco tuoe est tzerture i sila, i slaua vouechi. Amin..
Dans le manuscrit d’André Thevet
Description de plusieurs Isles, on trouve quelques pages que l’on peut qualifier de plagiat du voyage de Jean Sauvage (mais son mémoire lui était peut-être destiné). Thevet reprend la relation à son compte, parfois l’embellit ou l’exagère. Ainsi se crée un mythe littéraire. La fin de l’extrait précité devient : « car il faut boire une tasse d’eauë de vie, et y en a si grande abondance, que plusieurs, qui en beuvent plus qu’ils ne fault, principalement les estrangers en ont le ventre et le gosier enflé. Ce qui leur cause souventefois de grandes maladies, et bien souvent la mort. [...] ». Il y a aussi dans son manuscrit une description des îles Solovki.
Jean Sauvage n’a pas osé tout écrire. À en croire le marin français, la rencontre avec les Norvégiens s’est passée comme avec les Russes :
Quand nous fumes à l’ancre, nostre marchand ala en terre pour parler au capitaine du chasteau [de Vardø] et luy demander congé de passer pour aler à Saint-Nicolas (4), il respondit que jamais il n’avoit veu Françoys passer par là pour aler à Saint-Nicolas, et qu’il n’avoit nulle commission de nous doner congé pour aler là ; et, voiant cela, falut faire presens à quelques sieurs qui parlèrent pour nous, ce qui cousta environ 250 dalles, sens les presens et despens que nous y feimes, car nous y demourasmes trois jours.
Quand nous fumes entrés et que nous eumes paié nostre coustume [douane], les serviteurs du sieur aportèrent à monsieur Colas un grand pot de bois rouge qui tenoit plus de douze pots, qui estoit tout plein de grosse bière noire et forte plus que le vin, et falut boire tout. Et croiés que les sieurs Colas et du Renel estoient plus faschez de tant boire que de l’argent qu’ilz venoient de desbourser ; car il faloit vuider ceste cruche ou bien faire de l’yvroigne pour en sortir, car telle est leur coustume.
En réalité, Jean Sauvage a édulcoré son récit. Charles de Danzay nous apprend le fin mot de l’histoire : les 250 « dalles » (thaler ou rixdaller, la monnaie internationale de l’époque) étaient une caution. Les marchands Nicolas du Renel et Germain Collade s’étaient dotés de faux passeports pour éviter de payer les taxes. Ils ont pu poursuivre leur route en Moscovie grâce à l’intervention de Danzay. Cela n’a pas empêché les Russes de déclarer le jour d’arrivée de
Jean Sauvage à Arkhangelsk comme date de naissance officielle des douanes de la ville. C’est en effet dans ce récit que l’on trouve la première trace de leur présence en ces lieux.
Tandis que Jean Sauvage repartait à Dieppe au début de l’automne 1586, les marchands qui l’accompagnaient gagnaient Moscou pour négocier avec le tsar Fiodor Ier, fils d’Ivan le Terrible, une
jalovannaïa gramota, sorte d’autorisation de résidence qui permettait à son détenteur de commercer dans l’ensemble ou une partie de la Russie. Il n’en subsiste que la version française. En voici un extrait, dans lequel on reconnaîtra les villes de Novgorod, Pskov, Kholmogory, Arkhangelsk, Vologda, Iaroslavl. Ce document est daté du 23 mars 1587 :
Nous, grand empereur et grand duc, Théodore de Hehan, de toutes les Russyes, [...], à vous noz gouverneurs, lieutenans, et autres officiers de nostre héritière ville de Nonegrot et Plesco, Colmogrot et chasteau neuf de Arcange, de Volgueda et de Jheruslane, mandons que, suivant la resqueste à nous présentée par Nicollas de Renel et Guillaume de La Bistrate, pour et au nom du seigneur Jacques Parent et ses asosiés de Paris et autres leurs commis, faisant pour ladicte compaignie cy appres, leur donner expéditions promptes et passaiges de venir à nostre héritier païs, pour faire marchandises avecq navires et trafficquer à Colmogrote, et [...], ausquelz nous avons permis comme dessus faire, traficquer ez susditz lieux quand ils viendront avecq leurs dictes marchandises soict à nostre ville de Nonegrot, Plesco, Colmogrot, Volgueda, Jheruslane et Mosco, et à vous nos ditz subjectz et gouverneurs et lieutenans, et autres nos officiers, commandons de leur donner franche commerce en payant seullement la moitiée des droictz moingz de ce que payent les autres estranger en toutes noz villes susdictes suivant nostre commandement, et ce pour cause et considération de ce qu’ilz ont esté les premiers François qui ce sont jamais hasardés de venir à Arcange pour faire traficque à nostre païx. Que s’il leur vient marchandizes commodes pour nostre dict royaume, et s’il leur plaist venir en nostre ville de Mosco vous les laisserés passer sans leur faire déplaisir, ny aucun empeschement, ains [mais] toute faveur et ayde, en prenant pour les droictz suivant nostre susdict commandement [...]
Carte gravée à Amsterdam vers 1740. Reproduction de la partie septentrionale de la « Carte de Moscovie » de Guillaume Delisle, cartographe parisien (1675-1726), dont la première édition date de 1706