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E) Miscellanées franco-russes

Anna Kraatz
1 novembre 2018

La foire de Nijni-Novgorod au long du XIXe siècle : regards français

C’est en 1816 qu’une foire commerciale appelée à devenir célèbre s’installe dans la grande plaine de la Volga, non loin de la ville de Nijni-Novgorod. Longtemps, elle se tient aux abords d’un important monastère, celui de Saint-Macaire, situé lui aussi à proximité de la cité. Mais au début du XIXe siècle, les autorités russes veulent moderniser et organiser cette foire, l’une des plus importantes de l’empire, dans un cadre plus rigoureux qui permettra l’établissement de statistiques fiables sur les quantités de marchandises échangées et rendra plus difficile la fraude douanière.

Des travaux gigantesques sont d’abord entrepris pour surélever le sol où seront bâtis les éléments permanents de la foire. En effet, le terrain choisi au confluent de la Volga et de l’Oka devient entièrement inondable au moment de la fonte des neiges, si bien qu’il faut enfoncer en terre quelque cinquante-deux mille pilots chargés de maçonnerie pour soutenir les bâtiments de la foire. Ce processus, qui n’est pas sans rappeler celui de la fondation de Venise, fait l’admiration de tous ceux qui en ont connaissance, en particulier celle d’un diplomate français chargé de rédiger un rapport sur le commerce russe, M. de Boislecomte.
Le 1er octobre 1823, le comte de Boislecomte écrit un rapport très détaillé à ses supérieurs du ministère des Affaires étrangères, dans lequel il ne cache pas son ébahissement devant ce qu’ont pu accomplir les autorités russes en un temps record, puisque les travaux n’avaient guère commencé que sept ans auparavant, en 1816. Ses observations, systématiques et clairement exprimées, fournissent une image précise et extrêmement vivante de cette grande foire mythique où se mêlent toutes les populations de l’Europe et de l’Asie.

Féru d’architecture, Boislecomte s’attache à la description complète de la structure bâtie de la foire et en dresse même un plan très exact, dont les parties pleines sont colorées en rose ! Curieusement, il ne mentionne pas que les plans de la foire ont été établis par un Français, Henry Louis Auguste Ricard de Montferrand, auquel Alexandre Ier avait confié les travaux. Les proportions sont gigantesques : six cents mètres de long sur trois cent quarante de large. Cette immense halle, qui évoque un pavillon Baltard avant la lettre, est entièrement construite en brique et en fer, de manière à éviter les ravages du feu. Les deux mille sept cents colonnes, « élégantes et légères », selon l’expression de Boislecomte (1), soutiennent vingt-six galeries latérales et seize transversales, l’hôtel du gouverneur du district, la banque et les locaux administratifs de la foire, ainsi qu’une imposante église orthodoxe au dôme majestueux. Devant l’église sont érigées quatre galeries « dans le goût chinois », d’une « architecture bizarre », toujours selon Boislecomte, dont le goût bien français prise peu l’exotisme. Ces boutiques sont réservées aux marchands de thé, denrée dont il se fait un commerce important en Russie et qui provient alors exclusivement de Chine. Il y a aussi une mosquée pour les négociants tatars et ceux venant de Boukhara. La foire est dotée de toutes les commodités, ce qui ne laisse pas d’émerveiller notre rapporteur. Les « toilettes en particulier sont situées au sous-sol, mille six cents personnes peuvent s’y rendre à la fois et chacun y trouve une séparation établie ; trois fois par jour, un réservoir placé à la partie la plus haute est ouvert et l’eau qui se précipite en torrents enlève rapidement les immondices ». Tout est prévu pour le confort physique et psychologique des vendeurs et des acheteurs, y compris une douzaine de maisons « élevées à quelque distance... dans une situation agréable, au milieu d’un bois de chênes, et destinées aux filles publiques... elles y sont rangées par province : maison de Kazan, de Moscou, de Kiev et (même) de Pologne, etc. »

Étoffes et métaux

Boislecomte voit se profiler des jours prospères pour les négociants français qui feraient le voyage de Nijni-Novgorod, car le montant des affaires réalisées à la foire cette année-là avoisine les 244 millions de francs – chiffres officiels –, ce qui est loin d’être négligeable. Les étoffes tiennent la première place en valeur, comme elles l’ont toujours fait et le feront toujours du moins jusqu’à la période d’industrialisation lourde de la Russie, au cours du dernier quart du XIXe siècle. Pris ensemble, les soieries françaises, les draps anglais, les toiles russes, les châles et indiennes perses représentent environ 100 millions de francs, soit plus de 40 % des affaires.

Dans ce domaine du textile où excellent encore les manufactures françaises, les produits russes obtiennent pourtant un succès « auquel personne ne s’attendait ». En effet le nombre de fabriques de cotonnades imprimées grandit d’année en année dans le pays : on en compte 469 en 1823, ainsi que 284 de tissus de chanvre et de lin, et 279 de draps de laine. En revanche les fabriques de soieries sont tombées de 321 en 1802 à 174 en 1823, ce qui devrait profiter aux soyeux lyonnais car « ... les brocarts d’or et d’argent portés communément par les femmes des marchands, sont d’un objet considérable ». Pour les draps de laine, la qualité fine se vend mal en Russie, où toute la production se concentre sur la qualité grossière dont on fait les uniformes des soldats, ce qui constitue un marché de quatre millions d’archines (2), soit environ trois millions de mètres, la Russie entretenant un million d’hommes sous les armes. Notons que ces fabriques aux débouchés lucratifs et assurés sont aux mains de deux grands de l’empire, le prince Galitsyne et le comte Kamarovski. M. de Boislecomte décrit les ouvriers de ces fabriques comme « des esclaves, hommes, femmes et enfants, tirés de la vie libre (sic) des campagnes par ordre de leur seigneur et enfermés confusément... dans les bâtiments qu’il leur a fait construire ». Quant aux tissus de coton, les firmes russes en fabriquent annuellement quelque 20 millions de mètres, imprimés à la planche de bouleau, les plus beaux étant réalisés avec du coton tissé en Angleterre.

La seconde catégorie la plus importante de la foire est celle des métaux, cuivre, acier et surtout fer, qui constituent ensemble environ 15 % du total des affaires. Boislecomte ne tarit pas d’éloges sur le travail russe dans ce domaine et nous présente une véritable figure de stakhanoviste avant l’heure : « On ne saurait contester la supériorité des Russes pour le premier travail du fer : sa transformation en barres, en clous, en plaques minces et élastiques… c’est une industrie toute nationale et entretenue par une race de cyclopes, des hommes robustes et infatigables… Les progrès que l’industrie russe a faits dans ce genre de fabrication sont principalement dus à un nommé Sotov, paysan sibérien, un homme d’un génie brut et actif : on reconnaît entre tous les autres les ouvrages sortis des ateliers de son maître, M. Iacovlev… Encore esclave, Sotov s’était acquis une telle influence que c’était lui qui déterminait le prix du fer sur le marché. »

Boislecomte poursuit en détail son rapport sur la foire, décrivant la grande variété d’objets de toutes sortes fabriqués dans le pays ou importés, des plateaux en bois laqués – l’un représente les adieux de Louis XVI à sa famille ! – aux bottes de feutre portées par les paysans russes, en passant par des « loques et des chiffons » pour plus d’un million et demi de francs, des chevaux, du savon et du suif pour les chandelles, des chapeaux, des armes de la fabrique de Toula, des montres, pendules et horloges, des charrettes et des habits « déjà confectionnés » (prêt-à-porter avant l’heure et provenant pour beaucoup de France), des fruits secs et des pruneaux, ceux-là d’Agen. Bien entendu figurent aussi à la foire les vins et eaux de vie français, tout comme les rhums d’Angleterre, les vins du Don, d’Espagne, de Grèce, de Hongrie et, nous dit Boislecomte, ceux d’un pays musulman comme la Turquie. Le tout n’atteint guère que 5 millions de francs, soit 2 % du total des affaires ; cela n’est guère surprenant puisque la vente d’alcool est strictement contrôlée par la couronne russe, que les eaux de vie, en particulier, ne s’achètent que par l’entremise de marchands agréés et que, pour le vin, seules les classes aisées en consomment beaucoup, exception faite du vin de Cahors, traditionnellement le seul utilisé dans la célébration de l’office orthodoxe.

« Un panorama saisissant d’originalité et de grandeur »

Avant de passer à l’analyse du potentiel commercial de la foire pour les marchands français, Boislecomte indique à son administration le nombre total de fabriques existant alors en Russie. On en compte entre 4 500 et 5 000, comparées aux 60 à 70 000 manufactures françaises, mais, ajoute Boislecomte, « il n’en existait que 2 000 au début de ce siècle et 500, vingt et un ans auparavant ». Le rapport fourmille de détails et de statistiques sur les échanges de la Russie non seulement avec la France mais avec le reste du monde occidental et oriental, dont les représentants se retrouvent là, offrant un spectacle remuant et bigarré. Boislecomte le décrit d’une façon quasi cinématique, avec un tel talent de narrateur et un tel œil pour les détails pittoresques que l’on s’y croirait ; il accompagne ses remarques d’un grand sérieux dans l’analyse, dénué de tout chauvinisme – souvent présent chez les Français – et les couche dans une forme d’une élégance, pour le coup, toute française.

En 1862, soit près de quarante ans après le rapport de M. de Boislecomte, paraît une autre description de la foire de Nijni-Novgorod dans un ouvrage de M. Édouard Sève, citoyen belge, qui s’appuie sur de nombreuses descriptions faites par M. Le Hardy de Beaulieu, un observateur d’origine française dont la famille avait choisi de rester en Belgique après la chute de Napoléon Ier. Comme Boislecomte, ces deux visiteurs de la foire sont saisis dès l’abord par le spectacle de la ville, puis de la foire elle-même : « La ville de Nijni-Novgorod... est bâtie sur un plateau mesurant 133 mètres d’élévation au-dessus du niveau des eaux du Volga et sillonné, dans l’enceinte de la ville, de ravins profonds à parois inclinées que l’on désigne en russe sous le nom d’ovrague. Vue de la rive gauche de l’Oka, cette enceinte, appelée la ville-haute, remplie de jardins et de monuments : palais, hôpitaux, églises, mosquées, casernes, bâtis en grand nombre et en amphithéâtre, dans le goût oriental, présente un panorama saisissant d’originalité et de grandeur. »

Beaulieu s’attache surtout, là aussi dans un style plein de vie, à la description du va-et-vient incessant des bateaux sur la Volga et l’Oka, apportant ou emportant les marchandises : « C’est un spectacle curieux que cette forêt de mâts s’étendant sur une longueur d’une lieue, et réunissant tout ce que l’art nautique offre de plus bizarre, de plus naïf et de plus grandiose ; ici de larges embarcations, là de grands bateaux, tout couverts de sculptures, d’arabesques, de dessins aux couleurs vives, surmontés de longs mâts, formés d’arbres admirablement joints les uns aux autres et plus gros au sommet qu’à la base. » Et de poursuivre : « Qu’on se figure... l’arche de Noé, telle qu’elle est représentée dans les anciennes Bibles : un bateau de 80 à 100 mètres de long sur 15 à 16 de large et 6 ou 7 de haut, y compris le double pont ; le tout surmonté de pavillons ou maisonnettes de formes chinoises, avec toits peints ou dorés, clochettes et autres appendices. Sur le pont supérieur sont enroulés d’immenses câbles en chanvre de 10 à 12 centimètres de diamètre et de 800 à 1 000 mètres de longueur. Sur l’avant du navire sont suspendues des ancres proportionnées à ces dimensions. Entre ces deux ponts se trouve un manège auquel sont attachés de 20 à 40 et quelquefois 48 chevaux, suivant l’effort à vaincre. Les écuries ou plutôt les crèches sont rangées le long du bordage à jour qui entoure l’entrepont ; 60, 80 chevaux et quelquefois plus encore y trouvent place... L’équipage se compose de 50 à 100 hommes. J’en ai vu un qui avait 130 chevaux… Les bateaux à vapeur ont, il est vrai, détrôné cet antique et original remorqueur du Volga ; il y a huit ans, on n’en voyait sur ce fleuve que sept ou huit ; on les compte aujourd’hui par centaines, ce qui donne une idée de l’accroissement énorme des transactions dans l’intérieur de la Russie. »

Le reste du livre fournit des renseignements extrêmement complets et détaillés sur toutes les marchandises de la foire en 1861, y compris les statistiques d’importations et d’exportations (comme d’habitude, pourrait-on dire, la Russie jouit d’un excédent commercial très conséquent sur la France, essentiellement dû à ses exportations de bois, de blé, de lin et de potasse).
Des églises et un minaret en forme de Tour Eiffel

Quelque quarante ans plus tard, nous nous trouvons en 1899, soit au tournant du siècle, avec toutes les innovations de cette époque. Le numéro de décembre de la Bibliothèque Illustrée des Voyages autour du Monde par Terre & par Mer, est entièrement consacré à la Russie, notamment à Nijni-Novgorod et à sa grande foire. Sous la plume de S.-C. Iermaloff, la livraison de la Bibliothèque fournit à ses lecteurs l’historique complet de la foire ainsi qu’une recension de toutes ses activités, pour finir par une description à la fois précise au niveau des détails statistiques et commerciaux et particulièrement vivante dans son expression. L’ensemble, orné de quelques dessins plutôt que par des photos, type d’illustrations en passe de disparaître à l’époque, évoque ainsi la nostalgie avant l’heure d’une Russie en pleine évolution, ce qui par ailleurs s’accorde bien avec le titre à la Jules Verne de la revue.

Iermaloff affirme d’emblée la pérennité de la foire : « Contrairement à ce qui s’est passé pour la plupart des foires commerciales de l’Europe… celle de Nijni-Novgorod n’a rien perdu de son importance considérable. L’affluence est toujours énorme pendant les deux mois environ (juillet-septembre) qu’elle dure. Le marché intérieur, circonscrit par le fer à cheval du bazar monumental, quoique celui-ci puisse contenir 2 500 boutiques, ne suffit plus depuis longtemps aux installations des marchands russes, persans, arméniens, chinois, anglais, français, allemands, qui sont plus de 200 000 et font pour des centaines de millions d’affaires… Ce qui détermine ce mouvement croissant, flot qui loin de se tarir est sans cesse grossi par de puissants affluents, c’est le progrès économique accompli par la Russie durant les quarante dernières années de ce siècle. »

Iermaloff mentionne l’électrification des « rues » de la foire, qui a éliminé le risque d’incendies autrefois si menaçant. En revanche il ne mentionne pas que la mosquée construite à l’intérieur des bâtiments de la foire a disparu, remplacée par une seconde église aux coupoles dorées, sans doute vers 1860 ; cette dernière est en effet reproduite dans la Géographie universelle du célèbre géographe français Élisée Reclus en 1867. La Bibliothèque illustrée propose un dessin de la mosquée de la ville, située, elle, en dehors de la foire et qui était à l’évidence un ancien bâtiment public de style néo-classique. Cette structure est maintenant affublée d’un minaret qui, très curieusement, ressemble... à la Tour Eiffel !

La foire de Nijni-Novgorod s’ouvre le 15 juillet par une cérémonie religieuse dans l’église, suivie d’une procession et d’une aspersion d’eau bénite sur les boutiques, avant l’arrivée des marchands asiatiques, ceux-ci ne se présentant à la foire que le 25 Juillet, peut-être pour éviter l’aspersion... On ne traite qu’en gros jusqu’au 5 août, le détail ou le demi-gros ne prenant place qu’après cette date. Cela dit, malgré les contraintes religieuses habituellement très respectées en Russie, les transactions ne s’arrêtent ni le dimanche ni les jours de grande fête comme celle de l’Assomption de la Vierge le 15 août. Le 25 août, nouvelles solennités religieuses pour la clôture officielle, avec obligation pour tous de régler toutes les affaires réalisées avant la date ultime du 10 septembre.

Pour le reste, les denrées mentionnées dans l’article sont peu différentes de celles échangées quarante ou quatre-vingts ans plus tôt, à cela près que les quantités et surtout les qualités ont augmenté exponentiellement. Le fer sous toutes ses formes, laminé, filé, en fonte… est toujours apporté par une flottille de bateaux et déchargé par les membres d’une corporation appelée les Iagoutski. Le marché des cloches et leur tintamarre longuement décrit par Iermaloff donne quasiment à entendre l’un des sons les plus caractéristiques et les plus chéris de la religion russe. Ce bruit est sans doute parfois couvert par les meuglements du bétail amené à la foire en quantité – environ 400 000 têtes, selon l’auteur. Pour ce qui est du thé, denrée qui constitue à l’époque tout le commerce – 20 millions de roubles par an – de la Russie avec la Chine, il se vend maintenant en dehors de la foire car il n’y a plus de place à l’intérieur, les thés « de cuir » emballés dans des peaux avec le poil à l’intérieur, les thés « de roseaux » empaquetés dans ce qui est probablement du bambou.

Les petits restaurants qui fournissaient autrefois les marchands ont été remplacés par des établissements « où l’on trouve le même luxe qu’à Moscou » et où se produisent des chanteurs, des danseurs et des conteurs.

Le développement des voies de communication, du chemin de fer, des bateaux à vapeur, a permis aux industries russes de se procurer des matières premières, telles que le coton, pour n’en citer qu’une, beaucoup plus rapidement et à moindre coût qu’auparavant, de sorte que la production de cotonnades, par exemple, a été multipliée par dix en Russie et rivalise en qualité avec « les meilleures marchandises anglaises ». Hélas pour les soyeux français de Lyon et de Tours, les soieries produites en particulier par M. Sapojnikoff ont fait merveille à l’exposition de 1889 avec un « … entassement de splendeurs en brocarts d’or, d’argent, en brocatelles, en velours, en damas... » Hélas pour les céréaliers américains, les exportations de blé russe vers les États-Unis se montent alors à plus de 700 millions de francs sur un total de près d’un milliard dont la différence est exportée en grande majorité vers la France.

Bref, la foire de Nijni-Novgorod n’est pas la seule en Russie en 1899 mais elle est la plus importante au regard de l’énorme diversité de marchandises et de marchands qu’elle attire sur place. La fin du XIXe siècle constitue toutefois son apogée et vient rapidement le déclin. Dès le début des années 1920, en effet, le gouvernement soviétique ferme à la fois la foire et la ville aux étrangers, avec l’intention de faire de cette dernière une cité moderne à l’abri de la concurrence et de l’espionnage industriel. Aujourd’hui, néanmoins, la foire de Nijni-Novgorod est une institution dont le souvenir n’a pas disparu en Russie, malgré les vicissitudes de l’Histoire.