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A) Politique étrangère & défense

Michaël Levystone
11 novembre 2017

Russie – Turkménistan : la neutralité jusqu’à quand ?

Disposant d’une superficie de 488 100 km2 aux trois-quarts désertique et peuplée d’environ 5 millions d’habitants, la République du Turkménistan entretient, depuis son indépendance proclamée le 27 octobre 1991, des relations pour le moins tumultueuses avec son ancienne puissance tutélaire, la Fédération de Russie. Deux raisons principales président à ce constat. D’une part, une politique d’ethnicisation autoritaire sur le plan intérieur : figurant parmi les républiques centrasiatiques les moins russifiées au moment d’accéder à l’indépendance, le Turkménistan voit son premier président, Saparmourat Niazov, multiplier les actions exaltant la culture nationale, cependant qu’il supprime, en 2003, la double citoyenneté qui existait depuis dix ans. D’autre part, une politique étrangère de non-alignement sur les orientations intégrationnistes du Kremlin dans l’espace postsoviétique. Retranché derrière son concept de « neutralité permanente » (reconnu par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 50/80 Partie A du 12 décembre 1995), transformé en « neutralité perpétuelle » en 2006, le Turkménistan ne siège ni à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) ni à l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), sans davantage participer à l’Union économique eurasiatique (UEEA), tandis qu’il n’est plus que membre associé de la Communauté des États indépendants (CEI) dont il fut pourtant l’un des fondateurs en 1991.

Le 1er novembre 2016, le successeur du Turkmenbachi (le « Père des Turkmènes »), Gourbangouly Berdymoukhamedov, se rend en visite officielle à Sotchi, pour parler énergie et coopération militaire avec Vladimir Poutine. Deux dossiers qui, ces derniers mois, rythment l’agenda des relations bilatérales russo-turkmènes.

Gazprom-Turkmengaz : la brouille énergétique

Quatrième État gazier de la planète (17 500 milliards de m3 de réserves prouvées selon la BP Statistical Review of World Energy 2016), le Turkménistan signe, le 10 avril 2003, un contrat de vente pour une durée de vingt-cinq ans avec Gazprom. L’accord, qui prévoit des livraisons échelonnées (1), a son prix de vente initial (44 dollars/1 000 m3) majoré le 1er janvier 2007 (100 dollars/1 000 m3).

À partir de 2009, la crise économique mondiale tire vers le bas la demande sur le marché européen, principal destinataire des (ré)exportations gazières russes. Gazprom décide de réduire drastiquement ses importations d’or bleu turkmène – seulement 4 milliards de mètres-cubes en 2015 –, tout en sollicitant une baisse du prix de vente auprès de Turkmengaz. En janvier 2015, le groupe russe fixe unilatéralement le prix au seuil de rentabilité et en fait la valeur de référence pour les exportations vers l’Europe, lésant par là même les intérêts turkmènes. Au printemps, le ministère turkmène du Pétrole et du Gaz accuse Gazprom de ne plus payer intégralement ses importations et qualifie la compagnie de « partenaire insolvable ». Le 24 juillet 2015, Gazprom déclare avoir porté l’affaire devant l’Institut d’arbitrage de la Chambre de commerce de Stockholm, un organe réputé dans le règlement des litiges commerciaux entre anciens pays du bloc de l’Est. L’énergéticien russe sollicite une révision du prix du gaz payé sur la période 2010-2015 – soit, in fine, un remboursement de 5 milliards de dollars par la partie turkmène. Le 4 janvier 2016, Turkmengaz annonce que son client, qui lui reproche de « sérieux manquements à ses obligations de vendeur », suspend ses achats de gaz.

Si le sommet présidentiel de novembre semble apaiser les esprits – la procédure arbitrale est suspendue dans la foulée –, cette affaire appelle deux observations. Premièrement, Turkmengaz a, pour l’heure, perdu son client historique et quasi monopolistique. Au cours de l’année 2016, Gazprom a signé un contrat d’achat de 4 milliards de mètres-cubes de gaz naturel avec Ouzbekneftegaz, avant de décréter une pause de deux ans dans ses importations turkmènes. En outre, la Chine a supplanté la Russie en tant que principal client de l’or bleu au Turkménistan, profitant de la créance accumulée depuis le début de la présidence Berdymoukhamedov pour en importer du gaz à moindre coût (elle ne réglerait que les deux tiers de sa facture). Ce manque à gagner, qui aggrave la situation économique du Turkménistan, incite ce dernier à diversifier ses routes d’exportations gazières. Un gazoduc transcaspien est annoncé pour rallier, via l’Azerbaïdjan et la Turquie, une Europe désireuse de s’affranchir de sa dépendance vis-à-vis du gaz russe ; mais la Russie profite du flou juridique entourant le statut de la mer Caspienne pour torpiller le projet. Autre option explorée par Achkhabad : un « gazoduc de la paix » mettant le cap à l’est pour alimenter, par l’Afghanistan, l’Inde et le Pakistan. Ce projet TAPI reste cependant grevé de lourdes incertitudes : la question du financement (le chantier est évalué à une dizaine de milliards de dollars), les tensions indo-pakistanaises récurrentes et le chaos afghan.

La guerre d’Afghanistan : le risque narco-islamiste

Assez récemment encore, le Turkménistan ne courait pas de risque sécuritaire réel en provenance d’Afghanistan, pays avec lequel il partage pourtant sept cent quarante-quatre kilomètres d’une frontière largement désertique. Après avoir instauré des relations diplomatiques avec cet État en février 1992, le Turkménistan a en effet su louvoyer pour assurer la stabilité sur son flanc sud. Plaque tournante des narcotrafics ciblant l’Asie centrale et l’Iran, dans le cadre d’une collaboration tacite avec le régime des talibans (2) entre 1996 et 2001, il sert à l’Organisation du traité de l’Alliance atlantique (OTAN) de « corridor de transit à partir de l’Europe vers le territoire afghan » (3) après le 11 Septembre (opération Enduring Freedom).

L’infléchissement de la politique afghane du Turkménistan à partir de 2007 (resserrement annoncé de la lutte contre les trafics de drogue, lancement de grands projets, telle la ligne ferroviaire Turkménistan-Afghanistan-Tadjikistan – TAT) et l’afflux de djihadistes délogés de la zone tribale pakistanaise du Nord-Waziristan en 2014 (opération Zarb-e-Azb) changent la donne. Aux talibans historiques des provinces nord-afghanes (Pachtounes, Ouzbeks et Tadjiks) viennent s’agréger de nouveaux militants islamistes (membres du Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO) et du Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP, les talibans pakistanais), combattants arabes, kazakhs, ouïghours, tchétchènes et turkmènes). Affiliés à l’État islamique, ces « néo-talibans » (4) projettent le risque narco-islamiste afghan vers l’Asie centrale, que viennent rapidement concrétiser de sérieux accrochages entre djihadistes et forces de sécurité turkmènes. Ainsi, en février 2014, des talibans font une incursion en territoire turkmène où ils tuent trois gardes-frontières. En mai de la même année, ce sont trois soldats turkmènes qui tombent. En juillet 2015, l’armée turkmène déplore la perte de douze hommes. Au début du mois de mai 2016, vingt-sept conscrits stationnés à la frontière avec l’Afghanistan sont assassinés, selon le site d’information Alternative News of Turkmenistan cité par le think tank américain Stratfor (5).

En 2015, la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) quitte l’Afghanistan. À la différence de son voisin tadjik lui-même frontalier de ce pays, le Turkménistan n’est membre d’aucune alliance militaire et n’accueille aucune base étrangère. Inquiet pour sa sécurité, il multiplie les contacts, d’abord avec les États-Unis (6), puis avec la Russie. Les venues successives des ministres russes des Affaires étrangères Sergueï Lavrov (27-28 janvier 2016) et de la Défense Sergueï Choïgou (9 juin 2016) convainquent Achkhabad de renforcer sa coopération militaire avec Moscou : fourniture d’armes et d’équipements, formation de cadres, pour l’essentiel, soit finalement assez peu de choses, au regard de la situation.

Enjeu sécuritaire de plus en plus préoccupant, la criminalisation de la frontière turkméno-afghane concourt, avec la crise syrienne, à polariser stratégiquement la Russie sur le pourtour méridional de son « étranger proche ». Moscou a récemment envoyé de nouvelles troupes au Tadjikistan, contribué à la création d’une force d’intervention commune des pays de la CEI, tiré des missiles en Syrie depuis la mer Caspienne et mené des exercices militaires conjoints avec le Pakistan dans l’Azad Cachemire (Programme « Droujba-2016 »). Partie intégrante de la sphère d’intérêt russe, Achkhabad, échaudée par les scénarios sud-ossète (2008) et criméen (2014), accueille avec prudence les propositions de coopération militaire faites par le Kremlin, jouant la carte « aide militaire contre gaz ». Mais à l’heure où le Turkménistan est confronté à la plus grave menace pour sa sécurité depuis son indépendance, il ne semble pas en mesure de dicter ses conditions. À rebours de sa nouvelle Doctrine militaire de janvier 2016, vouée à assurer sa sécurité tout en promouvant la paix et le développement de relations amicales et fraternelles avec les autres États, Achkhabad paraît même devoir remiser son sacro-saint dogme de la neutralité. Le Bitaraplyk (7) au Turkménistan : jusqu’à quand ?

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1. 5 milliards de m3 de gaz naturel en 2004, 6 milliards en 2005, 10 en 2006, 60 en 2007 et 80 en 2009.

2. À la différence de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et du Pakistan, le Turkménistan ne reconnaît pas officiellement l’Émirat islamique dirigé par le mollah Omar.

3. Slavomir Horák, « L’Afghanistan du point de vue turkmène », Outre-Terre, 2016/3 (n°48), p. 173.

4. René Cagnat, « Asie centrale : la menace des néo-talibans », 21 mai 2015, http://www.iris-france.org/59932-asie-centrale-la-menace-des-neo-taliban/

5. Growing Concern on the Northern Afghan Border, June 14, 2016, https://www.stratfor.com/analysis/growing-concern-northern-afghan-border 

6. Ainsi, le 5 mars 2015, le général Lloyd Austin, à la tête de l’United States Central Command, déclare-t-il devant le Congrès qu’en dépit de son statut d’État neutre, le Turkménistan a fait part de son intérêt pour une coopération militaire avec les États-Unis, ainsi que de sa volonté d’acquérir du matériel militaire américain. ‘‘The Turkmens recently expressed a desire to acquire U.S. military equipment and technology to address threats to their security along their southern border with Afghanistan’’, https://turkmenistan.usembassy.gov/remarks20150410.html

7. « Neutralité », en langue turkmène.