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A) Politique étrangère & défense

Céline Marangé
11 novembre 2017

La coopération de défense du Vietnam avec la Russie

Dans les années 1980, le Vietnam est un allié et un client de Moscou, ainsi qu’un ennemi déclaré de Pékin. Depuis l’effondrement de l’Union soviétique et la réconciliation du Vietnam avec la Chine en 1991, celui-ci mène une politique étrangère « désidéologisée et diversifiée » et se veut « l’ami de tous les pays ». En vingt-cinq ans, il a connu des bouleversements profonds sans que la ligne directrice de sa politique étrangère ait varié. Prenant acte de leur relative faiblesse face à la puissance montante de la Chine, les dirigeants vietnamiens considèrent la multiplication des partenariats étrangers et l’adhésion au multilatéralisme comme autant de gages de sécurité et d’indépendance. Les tensions grandissantes avec Pékin au sujet de la mer de Chine méridionale, appelée mer de l’Est en vietnamien, les ont conduits à développer une coopération de défense approfondie avec la Russie depuis quinze ans. Elles pourraient aujourd’hui les inciter à se tourner davantage vers les États-Unis.

Un partenariat stratégique nourri, mais non exclusif

Au début des années 1990, les relations russo-vietnamiennes connaissent un net refroidissement en raison de désaccords persistants au sujet de la restructuration de la dette vietnamienne et du rapatriement des travailleurs vietnamiens en Russie. L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine marque un nouveau départ dans les relations. En mars 2001, le président russe effectue une visite officielle triomphale à Hanoï. Placée sous le signe de l’amitié d’antan, cette visite se conclut par la signature d’un accord de partenariat stratégique, le premier pour le Vietnam. Les deux parties conviennent de renforcer leur coopération dans les domaines militaire, énergétique et nucléaire, mais aussi technologique, culturel et universitaire. Quelques mois plus tard, Moscou annonce la fermeture de la base d’écoute de Cam Ranh au Vietnam, devenue trop coûteuse. Depuis cette date, les relations n’ont cessé de s’approfondir, en particulier dans le domaine militaire.

Des dialogues de défense ont lieu chaque année, depuis 2008, au niveau des vice-ministres de la Défense, tandis que les ministres de la Défense se rencontrent à intervalles réguliers. Se dessine à partir de cette époque une conjonction d’intérêts : le Vietnam s’inquiète de la recrudescence des tensions en mer de Chine méridionale ; la Russie cherche à accroître ses exportations d’armes, puis à étendre sa présence sur les mers. En juillet 2012, quelques mois après l’élection de Vladimir Poutine pour un troisième mandat présidentiel, les deux pays décident de renforcer encore le partenariat stratégique qui devient « intégral ». En 2013, un protocole d’entente sur la coopération navale est adopté. En mars 2016, un nouvel accord de coopération est conclu dans le domaine de l’industrie militaire. Cela étant, il ne faut pas surestimer l’importance de cette coopération. Soucieuses de préserver leur autonomie d’action, les autorités vietnamiennes ont développé des coopérations de défense avec les principales puissances militaires du monde. Entre 2001 et 2016, le Vietnam a conclu des partenariats stratégiques avec seize pays, dont les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (1). En 2017, il entretient des relations stratégiques suivies avec le Japon et l’Inde, les États-Unis et la Chine, la France et la Grande-Bretagne, en plus de la Russie.

Au demeurant, sans doute faut-il faire preuve de la même prudence dans l’analyse des liens économiques. La signature, au Kazakhstan, en mai 2015, d’un accord de libre-échange entre le Vietnam et l’Union économique eurasiatique – le premier en Asie orientale –, peut apparaître comme une avancée significative et une marque de confiance. La nature des relations économiques entre ces pays incite, pourtant, à en relativiser la portée. Le volume des échanges entre les deux pays augmente : il s’élevait à 3,9 milliards de dollars en 2015, contre 912 millions en 2005. Il est cependant négligeable si on le rapporte à l’ensemble des échanges bilatéraux. En 2015, la part du Vietnam représentait 0,7 % du volume total des échanges de la Russie (2). La même année, seul 1 % des exportations vietnamiennes s’est fait en direction de la Russie, contre 21 % pour les États-Unis et 10 % pour la Chine ; seulement 0,54 % des importations vietnamiennes provenaient de Russie (3). Cette tendance ne devrait pas s’inverser, même si Donald Trump a annulé, dès son entrée en fonction en janvier 2017, l’accord de partenariat transpacifique (TPP), signé par le président Obama en février 2016, qui devait permettre de créer des zones de libre-échange, notamment avec le Vietnam communiste.

Une coopération de défense approfondie, mais non exempte de tensions

La coopération de défense et les ventes d’armes constituent les pierres angulaires de la relation russo-vietnamienne, même si d’autres secteurs, notamment la coopération énergétique, sont prometteurs. En 2011-2015, 11 % des ventes d’armes de la Russie se sont faites avec le Vietnam, d’après les estimations du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI). La Russie est le principal partenaire du Vietnam dans le domaine militaire. Elle lui permet de développer ses capacités de défense antimissile sur terre comme sur mer. Elle apporte son savoir-faire dans la formation des militaires vietnamiens, la maintenance des équipements militaires et le développement d’une industrie de défense. Elle participe activement à la modernisation de la flotte vietnamienne et au renforcement des capacités de projection de l’armée vietnamienne. Depuis 2003, le Vietnam a ainsi acheté à la Russie deux systèmes S-300 et trente-six chasseurs ; il envisage désormais l’acquisition d’un système S-400. En 2009, il a commandé, pour un montant de 2 milliards de dollars, six sous-marins russes de classe Kilo, équipés de missiles d’une portée de trois cents kilomètres et capables d’effectuer des attaques rapides et des missions de reconnaissance (4). En 2013, il a acheté deux nouvelles frégates anti-sous-marines russes de classe Guépard et douze avions de combat multirôle Sukhoi Su-30 MX. Ces différents achats complètent une flotte principalement constituée de navires soviétiques.

La coopération de défense, si approfondie soit-elle, n’est pas exempte d’ambiguïtés. Depuis plusieurs années, de hauts représentants civils et militaires russes demandent régulièrement des facilités supplémentaires pour la flotte russe du Pacifique dans le port de Cam Ranh, prisé pour ses eaux profondes. En dépit des fins de non-recevoir opposées par les autorités vietnamiennes à plusieurs reprises, ils continuent de se déclarer ouvertement en faveur de la réouverture de la base fermée en 2001. Or le dernier « livre blanc » vietnamien en date, adopté en 2009, stipule que le Vietnam exclut de participer à des alliances militaires, d’accueillir des bases étrangères sur son sol et de permettre à un pays tiers d’utiliser le territoire national pour mener des activités militaires contre un autre pays. En outre, certaines actions de l’aviation russe dans le Pacifique mettent Hanoi dans l’embarras. Des chasseurs-bombardiers russes à capacité nucléaire multiplient, depuis le début de la crise ukrainienne, les vols de reconnaissance et d’intimidation dans l’espace aérien de l’île américaine de Guam ; ils sont ravitaillés en vol par des avions décollant de Cam Ranh, ce qui a entraîné des protestations des États-Unis en mars 2015 (5). Faut-il y voir une manœuvre destinée à entraver le rapprochement américano-vietnamien en cours ou un moyen de forcer Hanoï à prendre position dans le conflit qui oppose Moscou à Washington ? Quoi qu’il en soit, Hanoi n’a pas donné suite aux demandes de Washington d’interdire à l’aviation russe d’accéder à la base de Cam Ranh.

La dernière pierre d’achoppement concerne la position de la Russie dans le conflit qui oppose la Chine à plusieurs pays d’Asie du Sud-Est en mer de Chine méridionale. Officiellement, les autorités russes prônent la neutralité. Elles se gardent donc de condamner les agissements de la marine et des gardes-côtes chinois avec lesquels la flotte et les pêcheurs vietnamiens ont régulièrement maille à partir depuis des années. Elles s’opposent, par ailleurs, à toute internationalisation des disputes de la mer de Chine méridionale – une solution favorable à la Chine puisque celle-ci est en position de force face aux marines de guerre d’Asie du Sud-est. Au début du mois de mai 2016, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov déclarait en présence de son homologue chinois que seuls les pays directement concernés par les disputes de la mer de Chine méridionale devaient prendre part à la délimitation des espaces maritimes. En juillet 2016, alors que Pékin rejetait les conclusions de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye et que la marine chinoise se livrait à des démonstrations de force sur mer, le ministre russe s’est contenté de critiquer les prétentions américaines dans la région et d’appeler à la poursuite des négociations entre les pays directement concernés (6). Ces prises de position répétées déplaisent à Hanoï, de même que les manœuvres navales effectuées par les flottes russe et chinoise en mer de Chine méridionale pendant huit jours, en septembre 2016, au titre de leurs exercices communs annuels.

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Les partisans du pragmatisme gagnent en influence dans l’establishment vietnamien. Sans renoncer à la politique étrangère multivectorielle et aux relations stratégiques privilégiées avec la Russie, ceux-ci souhaitent s’appuyer davantage sur les États-Unis, considérés comme un garde-fou face à la menace chinoise. Le symbole le plus éclatant de ce rapprochement a priori improbable a été la visite – la première de l’histoire – du Secrétaire général du Parti communiste vietnamien Nguyen Phu Trong à Washington en juillet 2015. Depuis l’annulation de l’embargo américain sur les ventes d’armes au Vietnam, en octobre 2014 et en mai 2016, Washington et Hanoi développent leurs relations de défense. Des négociations ont même été entamées afin que des navires américains puissent utiliser le port de Cam Ranh, qui servait de base à l’armée américaine pendant la guerre du Vietnam. Reste à savoir dans quelle mesure l’élection de Donald Trump rebattra les cartes dans la région et au-delà.

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1. Carlyle Thayer, “Vietnam’s Proactive International Integration: Case Studies in Defence Cooperation”, rapport présenté le 15 décembre 2016 à Hanoi et reproduit, le 22 décembre 2016, sur le site de la Chambre de commerce australienne : http://auschamvn.org/vietnams-proactive-international-integration-case-studies-in-defence-cooperation-by-carlyle-thayer/

2. Nikolaï Protsenko, « V bolchoï aziatskoï igre Rossia stavit na Vietnam » [Dans le grand jeu asiatique, la Russie mise sur le Vietnam], Vzgliad. Delovaïa gazeta, 19 mai 2016 ; Dmitri Mossiakov, « Rossiïsko-vietnamskie otnochenia : sostoianie i perspektivy » [Les relations russo-vietnamiennes : état et perspectives], Novoïe Vostotchnoïe Obozrenie, 24 novembre 2014.

3. The Observatory of Economic Complexity, http://atlas.media.mit.edu/en/profile/country/vnm/#Exports

4. Carl Thayer, “With Russia’s Help, Vietnam Adopts A2/AD Strategy”, The Diplomat, October 8, 2013.

5. Carl Thayer, “Vietnam’s Cam Ranh Bay Caught in US-Russia Crossfire”, The Diplomat, March 13, 2015.

6. Konstantin Chepine, « Tigr boumajny, arbitrajny » [Tigre de papier, d’arbitrage], Rossiïskaïa gazeta, 28 juillet 2016.