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A) Politique étrangère & défense

Andreï Kortounov Andreï Kortounov
1 novembre 2018

Russie-Ukraine : quatre scénarios pour demain

Cinq ans se sont écoulés depuis les événements dramatiques de Maïdan, à Kiev, à l’origine d’une crise profonde non seulement dans les relations russo-ukrainiennes, mais aussi dans les rapports entre Russie et Occident. Ce n’est pas un laps de temps aussi court qu’on pourrait le penser : la Première Guerre mondiale s’est déroulée sur un peu plus de quatre ans, et cinq années ont passé entre le début de la perestroïka et l’effondrement de l’Union soviétique. Toutes guerres et crises se terminent un jour, et plus une crise est aigüe, plus rapidement elle va vers son dénouement. Il semblerait donc qu’au bout de cinq ans, l’avenir des relations russo-ukrainiennes, et celui de l’Ukraine toute entière, devraient déjà se dessiner clairement.

Or, actuellement, la situation à l’intérieur et autour de l’Ukraine se caractérise, comme il y a cinq ans, par d’innombrables flous. Le « verre ukrainien » est toujours à moitié plein ou vide. Les réformes socioéconomiques s’effectuent dans les grincements de dents, néanmoins, le pays ne s’est pas transformé en « État failli », il tient ses engagements extérieurs et n’a pas renoncé au libéralisme de marché. Les accords de Minsk n’ont, dans l’ensemble, pas été respectés, des gens continuent à mourir dans le Donbass ; toutefois, il n’y a pas, jusqu’à présent, de dangereuse escalade des opérations militaires dans l’Est du pays : les séparatistes n’ont pas tenté de s’emparer de Marioupol et les forces armées ukrainiennes n’ont pas lancé de grande offensive sur Donetsk. Moscou et Kiev font assaut de virulentes déclarations politiques, auxquelles s’ajoutent des sanctions économiques ; cependant, la Russie– si l’on en juge au bilan de 2017 – continue d’avoir l’Ukraine parmi ses principaux partenaires commerciaux. Des millions d’Ukrainiens, en outre, travaillent toujours dans la Fédération de Russie. L’Ukraine se bat avec acharnement afin de ne plus dépendre de Gazprom pour son énergie et, dans le même temps, s’efforce avec le même acharnement de conserver le transit du gaz russe.

En d’autres termes, la situation actuelle, en dépit de son apparente fragilité, fait la preuve de sa grande solidité. Il faut donc croire qu’elle convient, à un degré ou à un autre, sinon à l’ensemble des sociétés russe et ukrainienne, du moins aux cercles politiques influents des deux États. En d’autres termes encore, les deux parties estiment que les risques liés à un éventuel abandon du statu quo sont plus importants que ceux encourus en maintenant les choses en l’état.

Une question se pose : combien de temps cette solidité relative, et qui n’est manifestement pas optimale, peut-elle durer ? Passé un nouveau délai de cinq ans, en sera-t-on encore à débattre de la situation en Ukraine et de l’état des relations de ce pays avec la Russie, en disposant des mêmes paramètres qu’aujourd’hui, en relevant d’infimes évolutions et en repoussant la résolution de la « question ukrainienne » à un avenir indéterminé ? Ou faut-il penser que l’actuel statu quo contient les prémices de tournants radicaux dans les prochaines années, voire les prochains mois ?

Un choix de variables

Les facteurs les plus divers influent sur les relations russo-ukrainiennes : ils concernent la politique intérieure, ils sont d’ordre social, économique, stratégique, et même psychologique. Il en est de conjoncturels (l’approche de l’élection présidentielle ukrainienne, par exemple), d’autres courent sur le long terme (le processus de formation d’une nation ukrainienne). Les uns sont à envisager principalement dans un contexte bilatéral, d’autres exigent une analyse à l’échelle européenne, sinon mondiale.

Quelle que soit la diversité de ces facteurs, il semble possible de créer une ébauche de scénarios des relations entre Kiev et Moscou selon deux axes. Le premier reflètera une évolution potentielle de la société et de l’État ukrainiens (axe « Ukraine faible – Ukraine forte ») ; le second – une évolution probable du contexte international de ces relations bilatérales (axe « confrontation entre la Russie et l’Occident – détente »).

Le choix de ces deux vecteurs exige quelques éclaircissements. Qu’est-ce qu’une « Ukraine forte » ? De notre point de vue, il ne s’agit pas obligatoirement d’un État très centralisé, reposant sur des principes ethno-nationaux et définissant son identité par la confrontation avec la Russie. La « force », en l’occurrence, est d’abord la capacité de l’élite politique à mener, sur le long terme, une politique étrangère indépendante, reflet d’un large consensus de la société (autrement dit la capacité de l’Ukraine à n’être pas seulement « objet », mais aussi « sujet » de la politique européenne et mondiale). Une Ukraine forte serait un État doté d’institutions fortes, plutôt que de dirigeants forts. Il va de soi que la « force » présuppose la mise en œuvre d’un ensemble de réformes socioéconomiques et administratives, une meilleure gestion de l’État, une lutte couronnée de succès contre la corruption, le développement de la société civile…

La « détente » dans les relations entre la Russie et l’Occident doit également être définie. On peut difficilement imaginer un retour de Moscou à une coopération avec les partenaires occidentaux, modèle années 1990, et moins encore la Russie devenant partie intégrante d’un « Occident consolidé ». Toutefois, même en admettant que la confrontation « Est-Ouest » se poursuive, elle peut prendre les formats les plus divers, depuis un équilibre à la limite d’une grande guerre en Europe, jusqu’à telle ou telle combinaison de rivalité et de coopération, caractéristique des années 1970-1980. Par « détente », nous entendons principalement une stabilisation des rapports, une gestion efficace des éléments susceptibles d’alimenter la confrontation et un accroissement progressif des éléments de coopération. Par « confrontation », nous entendons un glissement vers le modèle des débuts de la « guerre froide », autrement dit un « face-à-face » dénué, de part et d’autre, de « lignes rouges » bien comprises et d’une bonne infrastructure de contrôle des armements… Il est clair que le contexte politique général aura aussi son influence sur les rapports entre Moscou et Kiev.
Le statu quo (Ukraine faible – confrontation)

Ce scénario est basé sur le présupposé d’une Ukraine ne parvenant pas, dans les toutes prochaines années, à avancer vraiment sur la voie des réformes économiques, à consolider ses institutions, à augmenter l’efficacité de l’État et de la lutte contre la corruption. Dans ce cas, la fracture entre le pouvoir et la société, la fragmentation de la société elle-même s’accentuent. Cela ne signifie pas que l’Ukraine va s’effondrer ou se transformer en « État failli » : l’Occident continuera à maintenir à flot les autorités de Kiev, en leur accordant l’aide économique et technique minimale indispensable. Mais la question de l’entrée du pays dans l’Union européenne (UE) et l’OTAN sera repoussée à un avenir toujours plus lointain, et l’Ukraine ne verra pas affluer d’investissements occidentaux dignes de ce nom. Dans un tel contexte, la confrontation avec la Russie sera un atout essentiel pour légitimer n’importe quel leader ukrainien potentiel.

Ce scénario implique de poursuivre et même d’intensifier la confrontation entre la Russie et l’Occident. Non seulement les sanctions adoptées contre Moscou par l’Union européenne et les États-Unis ne seront pas levées, mais elles seront élargies. En l’absence de mesures efficaces renforçant la confiance, l’Europe se lancera dans une course aux armements, surtout s’il n’existe pas de nouveaux accords pour les contrôler. Les relations entre la Russie et l’OTAN se limiteront à quelques contacts formels par le biais du Conseil « Russie-OTAN », et toutes tentatives de conférer plus de poids à l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), afin de garantir la sécurité sur le continent, seront vouées à l’échec. Les accords de Minsk resteront lettre morte, aucune avancée significative ne sera effectuée en vue de leur application.

Dans ces conditions, on est fondé à pronostiquer le maintien du statu quo actuel pour une longue période historique. Les rapports russo-ukrainiens demeureront hostiles, sans qu’aucune des deux parties ne se risque à une escalade ou à une rupture totale des liens économiques et commerciaux, ainsi que des relations diplomatiques. Moscou et Kiev seront principalement attentistes, nourrissant l’espoir que, tôt ou tard, l’autre partie se voie contrainte à d’importantes concessions. Les sociétés des deux pays se couperont de plus en plus sur le plan de la culture et de la civilisation, ce qui n’impliquera pas pour autant un rapprochement automatique de l’Ukraine et de l’Europe. L’Occident se lassera de plus en plus du conflit russo-ukrainien ; même dans un contexte de confrontation avec la Russie, les accents seront placés ailleurs (« ingérence » dans les processus politiques, tentatives de « mettre un coin » entre l’Union européenne et les États-Unis).

« Guerre froide » (Ukraine forte – confrontation)

Dans le deuxième scénario, l’Ukraine réussit un indispensable bond en avant vers une modernisation économique, sociale et politique. La stabilité socioéconomique, la transparence et la permanence des principales règles du jeu, l’indépendance du système judiciaire entraînent un afflux conséquent d’investissements étrangers, essentiellement occidentaux. Le pays procède à un renouvellement de son élite politique et économique, qui « s’européanise » toujours plus. Kiev parvient à vaincre la tentation de l’autoritarisme politique et du nationalisme ethnique radical, en s’orientant vers le modèle européen de la nation civique et du pluralisme politique.

Dans ce deuxième cas de figure, les relations Russie-Occident évoluent comme dans le premier scénario, dans une dynamique principalement négative, avec cette différence essentielle que si, auparavant, l’Ukraine devenait un fardeau supplémentaire pour l’Occident dans sa confrontation prolongée avec Moscou, elle lui est, cette fois, d’une aide considérable. Dans un conflit de type Est-Ouest, l’Ukraine peut être comparée au rôle de l’Allemagne de l’Ouest pendant la « guerre froide » : Kiev devient un important bastion oriental de l’Occident, à la frontière du face-à-face avec l’Est. Consciente de sa valeur pour les Occidentaux et s’appuyant sur ses succès non-négligeables dans sa transformation socio-

économique, l’Ukraine exige, avec une insistance et une urgence sans cesse renouvelées, son intégration dans l’OTAN et l’Union européenne. Bien qu’elle ait peu de chances d’en devenir membre à part entière avant très longtemps, sa coopération avec ces organisations est des plus étroites à de nombreux égards.

Si ce scénario venait à se réaliser, l’Ukraine n’irriterait pas seulement considérablement le pouvoir russe, elle lui serait un défi essentiel. La perspective d’une inéluctable entrée de l’Ukraine dans l’OTAN engendrerait une militarisation intensive de la frontière russo-ukrainienne. Considérant le modèle ukrainien comme une alternative réelle au système politique existant à Moscou, l’opposition russe puiserait dans l’histoire de la réussite ukrainienne inspiration et expérience pratique. On assisterait à une émigration massive vers l’Ukraine de jeunes professionnels bien formés. Le Kremlin n’aurait d’autre solution que d’isoler de plus en plus la Russie de l’influence ukrainienne « étrangère », élargissant encore le fossé entre les deux sociétés et les deux pays.

« Balkanisation » (Ukraine faible – détente)

L’évolution intérieure de l’Ukraine correspond ici au statu quo, tandis que les relations entre la Russie et l’Occident s’améliorent de façon substantielle. Moscou parvient à éviter un nouveau durcissement des sanctions européennes et américaines, et obtient même leur assouplissement. On réussit à empêcher une nouvelle spire de la course aux armements en Europe, les relations entre la Russie et l’OTAN, sans être amicales, sortent de la phase de confrontation pure et dure ; le Conseil « Russie-OTAN » reprend ses travaux, on met en place un ensemble de mesures pour renforcer la confiance en Europe. La coopération renaît peu à peu entre la Russie et l’Union européenne, y compris par le biais des mécanismes multilatéraux de l’Union économique eurasiatique. On assiste, de part et d’autre, à une libéralisation du régime de visas, ce qui favorise, à son tour, un accroissement des relations russo-européennes dans le domaine de l’enseignement, de la science et de la culture. Moscou montre une prudence et une retenue maximales dans ses actes, afin d’éviter qu’ils ne soient interprétés comme autant d’ingérences dans les affaires intérieures des États européens. Le soutien par la Russie des « eurosceptiques » et des populistes de droite au sein de l’Union européenne devient inexistant.

La partie russe réussit à faire porter la responsabilité de la non-application des accords de Minsk sur les dirigeants ukrainiens. L’irritation monte, à l’Ouest, envers Kiev, éperonnée par la réalisation trop lente et incohérente des réformes indispensables sur les plans économique et administratif. L’influence des ethno-nationalistes et de la droite radicale se maintenant dans la vie politique ukrainienne, la rhétorique traditionnelle de Kiev – qui fait du pays un avant-poste de la culture occidentale et de la démocratie, face au despotisme oriental de Moscou – fonctionne de moins en moins en Occident. En même temps, on peut imaginer une baisse, pour Kiev, des possibilités de gérer les processus en cours dans ses régions, qui prétendent à toujours plus d’autonomie, au niveau non seulement économique, mais aussi politique (y compris en politique étrangère).

Il va de soi que, dans ce scénario, l’Ukraine n’obtiendrait pas le « retour » du Donbass ; au contraire, incontrôlable pour Kiev, celui-ci servirait d’exemple pour d’autres régions revendiquant un élargissement de leurs droits. Une « fédéralisation sauvage » de l’Ukraine retirerait de l’ordre du jour son intégration dans l’OTAN comme dans l’Union européenne. Dès lors, le pays perdrait peu à peu son statut de « sujet » de plein droit de la politique européenne et mondiale, pour se transformer en objet de manipulation par des forces extérieures. La Russie et l’Occident s’entendraient de plus en plus souvent sur la « question ukrainienne », par-dessus la tête de Kiev. On ne peut exclure non plus une volonté de ces acteurs extérieurs d’imposer des « sphères d’influence » à l’Ukraine ou d’essayer de nouer des contacts directs avec ses régions. Ils y seraient poussés par les problèmes non résolus des minorités nationales dans le contexte de la formation d’un État ethno-national ukrainien. Moscou gèrerait alors, avec plus ou moins de bonheur, l’équilibre complexe des forces politiques et économiques sur le territoire de l’Ukraine – une politique que l’on pourrait assimiler à celle de l’Empire de Russie envers la Rzeczpospolita au milieu du XVIIIe siècle (avant les différents partages de la Pologne).

Un « pont européen » (Ukraine forte – détente)

Le dernier scénario – le plus optimiste – repose sur la coïncidence de deux tendances stabilisatrices : le renforcement de l’État ukrainien (comme dans le scénario de la « guerre froide ») et la détente entre la Russie et l’Occident (comme dans le scénario de la « balkanisation »). Si ces deux processus existent en parallèle, la possibilité apparaît non seulement d’éviter de nombreux dangers inhérents aux autres scénarios, mais encore de transformer peu à peu l’Ukraine en un pont économique, politique, voire culturel et civilisationnel entre la Russie et l’Occident, ce qui répondrait aux intérêts à long terme de toutes les parties en présence dans le conflit actuel.

Afin qu’un tel scénario devienne réalité, il est essentiel pour la Russie (et pas seulement pour le pouvoir actuel, mais pour une partie conséquente de la société) d’admettre que le peuple et le pouvoir ukrainiens sont des entités à part entière, en d’autres termes de considérer comme une donnée le fait – pas si évident pour beaucoup – que Russes et Ukrainiens constituent, malgré tout, deux peuples, certes historiquement et culturellement proches, mais distincts, et que l’Ukraine n’est pas près d’apparaître comme un « État failli » de plus. En cinq ans de crise, elle ne s’est pas effondrée, son économie non plus, et la fameuse « junte de Kiev » n’a pas été renversée par des « forces saines », fantômes d’orientation prorusse. Cette situation a peu de chances de changer radicalement dans l’avenir ; à tout le moins, rien ne vient fonder l’espoir d’un virage à cent quatre-vingts degrés dans la politique ukrainienne, quels que soient les résultats des élections présidentielle et législatives qui auront lieu en 2019. Il convient donc de bâtir avec Kiev des relations basées sur les mêmes principes qu’avec Varsovie, Bratislava ou Bucarest. C’est dans l’intérêt même de la Russie, car on ne saurait autrement exclure la thématique ukrainienne de la politique intérieure russe.

Il est tout aussi important (et aussi difficile) pour l’Ukraine (en premier lieu pour l’élite politique actuelle, mais également pour une partie de la société) de reconnaître la persistance dans le pays d’un pluralisme régional, socioéconomique, confessionnel, culturel et linguistique. Il résulte de la longue histoire complexe et contradictoire de cette partie de l’Europe orientale qui se trouve aujourd’hui dans les limites d’un même État ukrainien. Le conflit avec la Russie a peut-être conduit, en effet, à la formation d’une « nation politique » ukrainienne ; il n’a pu cependant abolir – et n’a pas aboli – une diversité née au fil des siècles. La tendance politique occidentaliste radicale, ethno-nationaliste, que l’on observe aujourd’hui, nécessite un sérieux correctif, non parce que tel est le désir de Moscou, mais parce que l’Ukraine en a besoin, surtout dans le cadre d’une trêve durable dans le Donbass. Dans un contexte de stabilisation de la situation à l’est, un agenda politique radical deviendra de plus en plus difficile à tenir et sera gros de risques non-négligeables pour l’essence même de l’État ukrainien.

En ce qui concerne l’Occident (notamment les pays leaders de l’Union européenne, ainsi que, dans la mesure du possible, les États-Unis), l’objectif principal serait d’admettre que l’ampleur et la nature du soutien apporté à Kiev doivent, à l’avenir, être définies, non par le degré d’hostilité des dirigeants ukrainiens envers la Russie, mais par la cohérence et les progrès nécessaires à la modernisation économique et politique du pays. En d’autres termes, une fois parvenue à une trêve durable dans le Donbass, l’Ukraine doit être considérée par les capitales européennes et par Washington comme un axe autonome de politique étrangère, plutôt qu’une place d’armes commode dans la confrontation géopolitique avec Moscou. Le gel et, a fortiori, la fin du conflit dans l’Est du pays auront pour conséquence inéluctable que les problèmes économiques et sociaux apparaîtront de plus en plus au premier plan. Et si la principale tâche devient, non pas la sécurité de l’Ukraine au sens étroit du terme, mais sa renaissance socioéconomique, il sera dans l’intérêt des Occidentaux de favoriser activement la coopération russo-ukrainienne, au lieu d’y faire obstacle. Sans la Russie, il sera en effet très difficile, voire impossible, à l’Occident d’assurer la prospérité économique de l’Ukraine.

L’optimisme peut-il être de rigueur ?

Dans quelle mesure le scénario souhaitable du « pont européen » est-il réaliste ? Les changements énumérés ci-avant dans les représentations de base des trois parties en présence dans le conflit ukrainien, seront indubitablement douloureux, vulnérables à la critique, et s’accompagneront de risques politiques. Il sera long de transformer les mentalités, et l’actuelle logique de confrontation n’est pas près de ne plus influer sur des décisions politiques concrètes, acceptables par Moscou, Kiev et les capitales occidentales. Mais si l’on envisage l’avenir, il importe de souligner que la réalisation du scénario du « pont européen » ne peut, en aucun cas, être synonyme de reconnaissance d’une défaite ni par la Russie, ni par l’Ukraine, ni par l’Occident, et encore moins d’un accord pour une capitulation sans conditions. Une progression équilibrée est ici parfaitement possible, surtout si l'adaptation se fait peu à peu, par avancées parallèles concrètes, qui ne prendront pas obligatoirement la forme de documents implacables, à la différence des accords de Minsk. L’essentiel, ici, n’est pas le format ; ce n’est pas non plus de repenser les intérêts à long terme des parties en présence ni de percevoir les changements d’approche comme des concessions forcées, il faut y voir, au contraire, des pas indispensables vers la réalisation de ces intérêts à long terme.

Deux circonstances pourraient accélérer le mouvement en direction de la variante « pont européen ».

D’une part, la synchronisation – ou ne serait-ce que la proximité – des cycles de transformations économiques structurelles en Russie et en Ukraine. En dépit de leurs innombrables différences, ces pays souffrent des mêmes maux post-soviétiques, et si les trajectoires de leur développement économique ne divergent pas, mais au contraire se rapprochent dans les prochaines années, ils verront apparaître de nouvelles perspectives de coopération, et de nouvelles parties prenantes intéressées à cette coopération.

D’autre part, une discussion de fond sur les possibilités de construire un nouveau système de défense européenne pourrait être un catalyseur de la future normalisation. On pense bien souvent, en Occident, que l’Europe doit aujourd’hui aller du particulier au général : d’abord régler la crise ukrainienne, restaurer la confiance, et ensuite seulement en revenir à l’agenda européen. Or, bien que l’unité européenne ne puisse, en effet, être restaurée sans que le problème ukrainien soit résolu, celui-ci, à son tour, ne saurait être définitivement résolu sans que l’on restaure l’unité de l’Europe. La vision d’une sécurité européenne une et indivisible semble, à l’heure actuelle, une utopie ; c’est pourtant par là que l’on réussira à supprimer le problème de l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN et à éviter de faire de ce pays un État-tampon entre la Russie et le reste de l’Europe. Il en résulte que la restauration de l’unité européenne et la résolution de la question ukrainienne doivent être considérées comme deux processus parallèles, et non successifs.