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A) Politique étrangère & défense

Clément Therme Clément Therme
1 novembre 2018

Les relations entre la Russie et l’Afghanistan

La Russie n’est pas un acteur majeur dans l’évolution de la guerre civile qui secoue l’Afghanistan depuis 2001 et l’intervention militaire américaine consécutive aux attentats du 11 septembre. Cependant, Moscou a un intérêt certain à la stabilisation régionale, sa préoccupation principale étant la sécurisation de la frontière entre les pays d’Asie centrale et l’Afghanistan, afin d’éviter une contagion de l’instabilité vers l’ancien espace soviétique. Pour parvenir à cet objectif prioritaire, la Russie a pris trois initiatives novatrices sur la question afghane : la mise en place d’un processus diplomatique qu’elle dirige ; l’instauration de canaux de discussion avec les taliban ; le rapprochement avec le Pakistan.

Ces initiatives n’ont néanmoins pas modifié la perception des nouvelles élites politiques afghanes, selon laquelle l’objectif réel de la Russie en Afghanistan serait d’utiliser cet espace pour conduire localement son affrontement global avec Washington. La presse afghane (1) en veut pour preuve le soutien qu’apporterait Moscou aux taliban. Dans cette perspective, celui-ci serait la preuve de l’agenda antiaméricain et anti-OTAN de la Russie en Afghanistan. Son intérêt ultime serait ainsi l’échec de la construction de l’État afghan, perçu comme une marionnette de l’Occident.

Au contraire, selon le récit officiel russe, il est nécessaire de développer la coopération diplomatique russo-américaine pour parvenir à la stabilisation de l’Afghanistan (2). C’est d’ailleurs la position adoptée par Moscou dans ses efforts visant à mettre en œuvre, depuis la fin de l’année 2016, un processus diplomatique ad hoc sur la question afghane. Les États-Unis ont néanmoins refusé de participer aux négociations de paix initiées par la Russie, ne fût-ce qu’au niveau de leur ambassadeur à Moscou (3). De plus, les taliban n’ont pas pris part aux pourparlers de paix proposés par le Kremlin. Cela signifie-t-il pour autant que le changement de position de Moscou sur les taliban n’est que le résultat d’une mauvaise perception des États-Unis et de leurs alliés afghans ?

L’établissement de canaux de discussions russo-taliban doit être compris dans le contexte plus large de la lutte contre la branche du Khorassan de l’État islamique et de l’ouverture d’un processus afghan de réconciliation nationale basé sur un plan de paix incluant les taliban. Pour Moscou, à la fois en raison de leur progression militaire et de leur caractère islamo-nationaliste, un dialogue tactique avec eux est devenu non seulement possible mais souhaitable dans la lutte contre la progression de Daech, mouvement transnational par excellence, en Afghanistan et au Pakistan. De plus, dans un contexte de tensions russo-américaines, l’intérêt russe coïnciderait avec les intérêts des taliban qui, sur le plan militaire, rendent plus difficile la tâche de la coalition internationale dirigée par les États-Unis (4).

Ce rapprochement conjoncturel signifie-t-il que la Russie et l’Iran vont utiliser leur dialogue avec les taliban pour mettre en œuvre un agenda stratégique antiaméricain en Afghanistan ? Rien n’est moins sûr, car l’intérêt de Moscou et de Téhéran est bien de contrer l’extension de Daech en Afghanistan et d’éviter une contagion de l’instabilité afghane en Asie centrale (Moscou) ou vers le territoire iranien (Téhéran). Et cet intérêt stratégique de long terme est partagé par la coalition que dirigent les États-Unis. Il est donc plus probable que l’on assiste à un débat russo-américain non sur l’indispensable soutien à l’État afghan, mais plutôt sur la question du meilleur processus diplomatique possible de stabilisation du pays.

L’esquisse d’une nouvelle stratégie russe

Au-delà de la question posée par les États-Unis du soutien russo-iranien aux taliban, se dessine en creux une nouvelle stratégie russe englobant le Pakistan, pays dont les relations avec Washington se détériorent rapidement. Ainsi le rapprochement russo-pakistanais doit-il se comprendre à l’aune de l’élection de Donald Trump et de sa politique visant à désigner le Pakistan comme responsable de la situation sécuritaire de l’Afghanistan. De fait, cette ligne dure de la nouvelle administration américaine a conduit à une réduction de l’aide militaire américaine au Pakistan, poussant Islamabad à chercher des partenaires de substitution. Les accords de vente de matériels militaires russes, signés le 6 avril 2018, s’inscrivent dans ce rapprochement bilatéral (5). L’ancrage du Pakistan dans la sphère d’influence chinoise constitue un facteur positif pour ce rapprochement dont l’objectif est bien la réduction de l’influence américaine en Asie du Sud, le règlement du conflit afghan et la lutte contre le terrorisme.

Islamabad soutient les pourparlers de paix initiés par Moscou et auxquels les États-Unis ne participent pas. Dans la vision partagée entre la Russie et le Pakistan, la principale menace émanant de l’Afghanistan est le renforcement de Daech dans la zone avec, notamment, selon ces deux États, le transfert des combattants en provenance du théâtre irako-syrien. Enfin, au-delà de la question afghane, le développement des relations russo-pakistanaises est favorisé par la mise en œuvre d’une alliance entre l’Inde et les États-Unis. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la proposition pakistanaise d’instaurer « un partenariat stratégique multidimensionnel », formulée le 2 mai 2018, lors de la célébration du soixante-dixième anniversaire de l’instauration des relations diplomatiques bilatérales (6).

En dépit de cet activisme et de cette créativité diplomatique russe, il reste à déterminer si l’affirmation par Moscou d’une voie diplomatique originale sur la problématique afghano-pakistanaise permettra une stabilisation de la zone ; ou si, comme les ambitions des chancelleries occidentales, ces efforts diplomatiques se heurteront au caractère local et inextricable du conflit afghan, qui limite la marge de manœuvre des puissances étrangères. Si la puissance-pivot du Moyen-Orient semble bien, aujourd’hui, être la Russie, la situation ne semble pas comparable en Asie du Sud, en général, et en Afghanistan, en particulier, ne serait-ce qu’en raison de la présence militaire – qui perdure – de la coalition internationale dirigée par les États-Unis. En d’autres termes, l’affirmation d’une voie diplomatique originale de la Russie ne s’accompagne pas d’une capacité d’influence significative dans un conflit où les intérêts russes sont surtout liés à la stabilité de l’Asie centrale et à la lutte contre le terrorisme.


1. “US to blame Russia after Pakistan for Afghan war – paper”, Weesa (en Pashto), March 25, 2018. Accès par BBC Monitoring; “Tashkent summit should stop aid to Taliban – paper”, Hewad (en Pashto), March 26, 2018. Accès par BBC Monitoring.

2. Voir “Afghan government welcomes Russia’s call for trilateral meeting”, Tolo News, March 29, 2018. Accès par BBC Monitoring.

3. Voir Ekaterina Stepanova, “Russia’s Afghan Policy in the Regional and Russia-West Contexts”, Études de l’Ifri, n° 23, Paris, May 2018, p. 14.

4. Amin Tarzi, “Iran, Russia, and the Taliban: Reassessing the Future of the Afghan State”, E-Note, Foreign Policy Research Institute, Philadelphia, June 14, 2017. Disponible: https://www.fpri.org/article/2017/06/iran-russia-talibanreassessing-future-afghan-state/ (consulté le 7 juin 2018).

5. Samuel Ramani, “Russia and Pakistan: A Durable Anti-American Alliance in South Asia ”, The Diplomat, April 21, 2018. Disponible : https://thediplomat.com/2018/04/russia-and-pakistan-a-durable-anti-american-alliance-insouth-asia/ (consulté le 7 juin 2018).

6. Voir Kamarn Yousaf, “Pakistan offers Russia ‘strategic partnership’ for the first time”, The Express Tribune, May 2, 2018. Disponible : https://tribune.com.pk/story/1700256/1-pakistan-offers-russia-strategic-partnership-first-time/(consulté le 7 juin 2018).