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C) Économie

Konstantin Simonov Konstantin Simonov
1 novembre 2018

Les nouveaux défis du secteur pétrogazier russe

L’année 2017 a été marquée par des événements importants au sein du complexe pétro-gazier. Pour la première fois, le secteur a dû vivre dans un contexte de restrictions imposées de l’extérieur : à compter du 1er janvier, entrait en vigueur l’accord OPEP+, aux termes duquel la Russie s’engageait à limiter sa production au niveau qui était le sien en octobre 2016. Tout au long de l’année, le secteur a scruté les prix mondiaux, en continuant à se demander s’il était judicieux de réduire la production en misant sur une hausse des cours au niveau international. On peut se poser la question de l’impact de ces limitations sur la production nationale qui, déjà, était affectée par les sanctions occidentales.

Durant toute l’année 2017, le débat s’est poursuivi sur les destinées de la vente des actions de Rosneft : des investisseurs chinois ont fait leur apparition, mais, en 2018, on a appris que leur entrée dans le capital de la compagnie était un échec retentissant. Le secteur a également vécu dans l’attente de la formation d’un nouveau gouvernement : la rumeur courait de changements dans les compagnies publiques qui, en fin de compte, n’ont pas été effectués au terme de l’élection présidentielle.

Sur le front du gaz, Gazprom a battu un nouveau record historique dans ses livraisons à l’Europe, reproduisant, de surcroît, son record annuel d’exportation pour la deuxième année d’affilée. Les producteurs de gaz indépendants ont également à leur actif un gros succès : à la fin de 2017, le projet Yamal LNG de Novatek était lancé, permettant l’exportation de gaz – certes liquéfié – hors du système Gazprom.

La production pétrolière à l’heure des sanctions et de l’accord OPEP+

L’accord OPEP+, tentative de faire remonter les prix mondiaux du pétrole en réduisant l’offre, a eu un impact certain sur le développement de l’industrie pétrolière en Russie. Au cours des années précédentes, les compagnies avaient lancé une série de projets greenfield qui devaient assurer l’augmentation de la production nationale. OPEP+ allait freiner ce processus. Pour 2017, la production de pétrole est de 548,8 millions de tonnes, soit 0,18 % de plus qu’en 2016. Toutefois, comparée au niveau de 2014, elle a connu une hausse de plus de 20 millions de tonnes, ce qui permet de tirer des conclusions relativement optimistes pour l’industrie pétrolière nationale. Jusqu’à présent, les sanctions n’ont pas eu d’impact négatif sur le segment upstream. La stabilité de la production après quatre ans de sanctions s’explique par les très importants gisements déjà prêts pour l’exploitation au moment de leur adoption. Or, ils ne tombent pas sous le coup des sanctions. La plupart des nouveaux projets ne concernent ni le pétrole de schiste, ni la production arctique, ni l’exploitation des gisements en eau profonde ; au demeurant, ils ne prévoyaient pas, à l’origine, une coopération avec l’étranger (à deux petites exceptions près : la coentreprise Zaroubejneft et la compagnie vietnamienne PetroVietnam).

L’écrasante majorité des gisements mis en exploitation durant cette période est située dans les provinces pétrolifères de Sibérie occidentale et du bassin de la Petchora. Un seul des gisements mis en exploitation dans ce laps de temps – le champ pétrolier V. Filanovski, projet développé par Lukoil – se trouve en off-shore, dans les eaux peu profondes de la mer Caspienne, ce qui l’exclut aussi de la zone des sanctions.  

Dans les prochaines années, ces projets peuvent maintenir la production à son niveau actuel, voire, en cas d’assouplissement de l’accord OPEP+, garantir un certain accroissement – selon nos estimations, la Fédération de Russie pourrait bénéficier annuellement de 15 à 20 millions de tonnes supplémentaires, sans mise en exploitation de nouveaux gisements. La situation du secteur de la production se présente donc, pour quelque temps, sous d’assez bons auspices.

Les compagnies ont, d’ores et déjà, listé les projets dont la préparation est bien avancée. Rosneft a planifié la mise en exploitation du gisement Rousski, ainsi que de ceux de Tagoul, Kouïoumbinsk, Iouroubtcheno-Tokhomskoïé ; Lukoil entame le développement de Messoïakha-Sud et des gisements avoisinants ; Gazprom Neft a l’intention d’augmenter la production des champs de Novy Port et de Messoïakha-Est. Cela explique, entre autres, pourquoi les compagnies pétrolières appellent à plus de souplesse dans les quotas imposés par l’accord OPEP+. Leur position s’explique aussi par l’augmentation constante de la charge fiscale qui pèse sur le secteur. L’État fait en sorte, en effet, de récupérer tous les surprofits dus à la hausse des prix mondiaux. Du moins les compagnies espèrent-elles compenser l’augmentation des impôts par un accroissement de la production.
La demande en pétrole russe se maintient et les restrictions se font déjà sentir sur les exportations. Ainsi, en 2018, on relève une réduction brutale des livraisons dans les pays de l’Union européenne (UE). La raison en est évidente : l’augmentation des exportations vers l’Asie, en premier lieu vers la Chine, se poursuit, et les seuils fixés à la production obligent à faire basculer une partie des livraisons à destination de l’Ouest vers l’Est. Dans un contexte d’accroissement de la production, les livraisons aux Européens auraient pu être maintenues à leur précédent niveau.

Après 2020, toutefois, la nécessité se fera de plus en plus sentir d’inclure dans la production ce que l’on qualifie en Occident de pétrole non conventionnel. Il s’agit principalement du pétrole de schiste et des réserves off-shore, comme par hasard visés par les sanctions. La Sibérie occidentale ne pourra plus se contenter des vieux projets soviétiques, et il n’est pas étonnant que la production de pétrole dans cette région ait connu, depuis 2010, une chute d’environ 10 %.

Avec 1,4 million de tonnes en 2017, la part du pétrole de schiste dans la production de la Fédération de Russie reste symbolique. Cependant, le pétrole non conventionnel a représenté 7 % de l’ensemble de la production, avec 39 millions de tonnes. L’extraction off-shore a augmenté de 16,6 %, grâce aux projets Sakhaline, au gisement Prirazlomnoïé de Gazprom Neft et au gisement V. Filanovski de Lukoil. Ces projets ont encore une marge de progression.

C’est pourtant là que l’impact négatif des sanctions peut se faire sentir. À l’heure actuelle, elles n’influent pas sur l’ensemble de la production, mais elles constituent une menace stratégique sous la forme d’un déficit potentiel de solutions technologiques pour la réalisation des projets off-shore et le pétrole de schiste sur le territoire de la Russie. On parle beaucoup, dans le secteur, de substitution d’importations ; toutefois, nous n’avons pas effectué, à ce jour, de réelle percée dans les directions stratégiques importantes. À vrai dire, nous ne voyons pas encore très clairement comment nous exploiterons les gisements de pétrole de schiste de Bajenov, par exemple.

Par bonheur, les substitutions d’importations ne sont pas devenues la panacée, et la Russie ne cherche pas à chasser les compagnies étrangères du marché. Les sanctions n’ont pas entraîné, de la part des Russes, une dégradation des conditions de travail des non-résidents dans le secteur pétrogazier de la Fédération. Jusqu’à présent, presque tous les accords de partage de production en vigueur dans le domaine du pétrole au moment de l’adoption des sanctions continuent de fonctionner, avec, hormis d’infimes modifications, les mêmes actionnaires. Il en va de même pour les co-entreprises liées à des projets en cours de réalisation dans le pays depuis assez longtemps.

Les nouveaux projets, en revanche, sont malgré tout tombés sous le coup des sanctions, ce qui, à moyen terme, est inquiétant. Quelle que soit l’ambiguïté de l’application des sanctions américaines renforcées, nous observons un tournant dans l’activité des coentreprises pour de nouveaux projets prometteurs. L’italien Eni, par exemple, a annoncé qu’il cessait sa collaboration avec Rosneft dans l’off-shore en mer Noire. L’avenir d’un autre projet off-shore commun, dans la mer de Barents, est en question. Les compagnies anglo-saxonnes se sont pliées encore plus strictement aux restrictions imposées. ExxonMobil a interrompu, dès 2014, ses huit projets off-shore avec Rosneft et, après l’adoption de nouvelles sanctions contre la Russie en octobre 2017, a fait savoir qu’il abandonnait définitivement la coopération avec la compagnie russe dans les travaux de prospection et de recherche initiés en 2013-2014 en mer de Kara et en mer Noire. L’anglo-néerlandais Shell n’a finalement pas repris sa collaboration avec Gazprom Neft en vue d’exploiter les réserves de pétrole de schiste en Sibérie occidentale. La coopération BP-Rosneft sur les gisements de Bajenov et d’Atchimov en Sibérie occidentale n’a toujours pas repris ; il en va de même pour les accords concernant la région d’Orenbourg.

Par ailleurs, le français Total a cédé sa part à Lukoil dans l’exploitation conjointe des gisements de Bajenov, tout en maintenant son partenariat avec Novatek dans le secteur gazier. La compagnie française en est un actionnaire important, elle a une part dans le projet Yamal LNG et est prête à s’investir dans le projet Arctic LNG 2 de Novatek.

Exportations de gaz : record historique et deuxième usine de GNL

L’un des principaux événements de 2017 dans le secteur gazier russe aura été le nouveau record historique enregistré dans les livraisons de gaz à destination de « l’étranger lointain » et la mise en service d’une deuxième usine de production de gaz naturel liquéfié, dans la presqu’île de Iamal, cette fois, la première usine fonctionnant à Sakhaline depuis 2009.

Ce nouveau record – 194,3 milliards de mètres-cubes livrés sur les marchés de « l’étranger lointain » en 2017 – est la résultante logique des tendances relevées, ces dernières années, sur les marchés énergétiques de l’Union européenne et de la Turquie. La première, où il était de bon ton, parmi les politiques, d’ignorer le gaz ou d’imposer une réglementation discriminatoire à son égard, a rattrapé la majeure partie de la baisse importante de consommation observée dans les années 2010-2014. Ajoutons que les importations ont dû croître à un rythme encore plus soutenu : 85 milliards de mètres-cubes.
Plus de 170 milliards de mètres-cubes ont franchi la frontière en direction des pays de l’Union européenne (sans compter le transit vers la Turquie par les Balkans) – une hausse de près de 46 milliards de mètres-cubes par rapport à 2014. Une partie de ces livraisons a été effectuée, il est vrai, vers des marchés hors UE, en Serbie, par exemple, ou en Macédoine, ainsi qu’en Ukraine par des mécanismes de flux inversés. Quoi qu’il en soit, sans tenir compte de ces nuances, nous estimons à 35 milliards de mètres-cubes l’accroissement des fournitures de gaz à l’UE en 2017, et il est vraisemblable que ce record sera battu en 2018. Gazprom espère même franchir, cette année, la barre des 200 milliards de mètres-cubes exportés.

Gazprom est gagnant en raison de ses tarifs concurrentiels. Son record prouve simplement, s’il en était besoin, que le gaz des autres fournisseurs est plus cher, donc moins attractif, notamment le GNL. Les grandes tendances énergétiques en Europe conviennent parfaitement à la compagnie russe. Malgré le développement des énergies renouvelables, la demande persiste, y compris dans l’industrie électrique que les analyses mainstream se plaisent à présenter comme renonçant de plus en plus au gaz, au profit, justement, des énergies renouvelables. En réalité, cette transition ne se fait pas tellement vite. Il en résulte que le gaz a toute sa place, surtout avec la chute de production qui caractérise l’Europe (il est frappant que l’année 2017 se soit déroulée sur fond de problèmes constants à Groningue) et les difficultés rencontrées par certains fournisseurs.

Toutefois, la guerre politique menée contre le gaz russe promet de se poursuivre. Les enjeux sont de plus en plus importants, dans la mesure où 2018 a vu débuter la construction de Nord Stream 2. Il importe, en outre, d’installer des gazoducs terrestres prolongeant les gazoducs sous-marins, ce qui concerne aussi la seconde ligne du Turkish Stream, prévue pour les consommateurs européens.

L’importance du gaz russe aux yeux des Européens ne tient pas aux seuls volumes fournis. De fait, Gazprom garantit aussi les livraisons en période hivernale : en cas de grands froids et de pics de consommation, c’est précisément la Russie qui livre les quantités nécessaires. Les autres pays exportateurs ne sont pas en mesure de jouer ce rôle. Ajoutons que Gazprom propose des prix relativement modiques. Ils ont, certes, augmenté en 2018, parce qu’ils sont liés au pétrole, dont le prix a connu une hausse importante. Ils n’en demeurent pas moins plus intéressants que les tarifs du GNL en provenance, par exemple, d’Amérique du Nord. Il serait erroné de croire que l’obstacle aux fournitures de GNL américain à l’Europe réside dans le manque d’infrastructures. Le problème principal est son prix.

Il est notable que 2018 ait vu la clôture de l’enquête anti-monopole de la Commission européenne concernant Gazprom. La compagnie russe était essentiellement soupçonnée de manipuler les prix dans les pays baltes et en Europe de l’Est. Or, celle-ci n’a écopé d’aucune amende.

Il n’empêche que le scénario d’une discrimination envers le gaz russe pour raisons politiques reste plausible ; dans ce cas, les Européens devront payer plus cher le gaz qui leur semblera politiquement plus « sûr ».

Dans sa politique d’exportation, la Russie ne mise pas seulement sur la construction de gazoducs off-shore à destination de l’Europe et de la Turquie ; elle veut aussi élargir son offre de gaz naturel liquéfié.

Le 8 décembre 2017, au cours d’une cérémonie solennelle, le site gazier de Yamal LNG était inauguré. Les nombreuses années d’efforts des actionnaires et de leurs partenaires, dans les milieux politiques, économiques et spécialisés, se voyaient ainsi couronnées de succès. La deuxième usine de GNL de Russie commençait ses fournitures.

Vladimir Poutine y percevait une gigantesque percée. Le président russe affectionne ces réalisations grandioses : c’est qu’il n’a pas seulement fallu construire une usine de GNL (ce qui, dans les conditions de l’Arctique russe, constituait déjà un fameux défi). La réalisation du projet impliquait aussi la construction d’un nouveau port à Sabetta et d’un nouvel aéroport. Le développement de l’entreprise nécessitera la construction d’une voie ferrée. Pour transporter le GNL de Iamal, une flotte puissante de méthaniers est indispensable, doublée de brise-glaces. Yamal LNG apparaît donc comme un immense catalyseur de l’intérêt pour l’ensemble de la problématique arctique, en premier lieu pour la renaissance du passage du Nord-est, en tant qu’artère de transport reliant l’Europe et l’Asie.

La nouvelle usine a, toutefois, donné lieu à de sérieux débats pour savoir si les tentatives de corriger la stratégie d’exportation du gaz russe étaient justifiées. Novatek estime avoir raison de miser sur le GNL : ses projets sont en phase avec les tendances actuelles de développement du secteur gazier mondial. Nombreuses sont les structures de recherche et d’analyse prophétisant un accroissement décisif de la place du GNL dans le commerce de l’or bleu, tandis que le transport par gazoducs serait appelé à décliner. Du point de vue idéologique, l’augmentation de la production et de la consommation de GNL dans le monde est liée à la nécessité de poursuivre la libéralisation des marchés gaziers et leur réglementation, ce qui, dans le cas de la Russie, correspond pleinement aux besoins des producteurs indépendants. Novatek se réfère aux recherches occidentales sur les marchés gaziers et ajoute au courant de pensée dominant ses propres prévisions. Certes, le commerce international par gazoducs est actuellement plus de deux fois supérieur au volume des ventes de GNL – un ratio qui ne diminue pas ces cinq dernières années. Novatek n’en tente pas moins de convaincre Vladimir Poutine que l’avenir du marché gazier sera celui-là, qu’il n’est pas d’autre solution, et que si l’on ne s’y prépare pas, il sera trop tard.

Novatek a mis à profit l’inauguration de Yamal LNG pour présenter sa nouvelle stratégie à l'horizon 2030 et jusqu’à son nouveau logo, ce qui témoigne d’un moment-charnière dans l’évolution de la compagnie. Cette nouvelle stratégie promet de doubler la production de gaz, la portant à 126 milliards de mètres-cubes, l’augmentation se faisant presque exclusivement au compte du GNL. Novatek prévoit un développement rapide du GNL à Iamal et Gydan. Cela concerne Yamal LNG, déjà réalisé (on projette d’atteindre une capacité de 16,5 millions de tonnes par an, et une quatrième ligne de liquéfaction de 0,9 million de tonnes annuelles est attendue pour la fin de 2019), ainsi qu’Arctic LNG 2. Novatek doit décider des investissements nécessaires à la réalisation du projet vers le milieu de l’année 2019. La mise en service de l’usine est attendue pour 2023, sa capacité serait de 19,8 millions de tonnes par an.

Gazprom, ce qui n’a rien d’étonnant, s’est montré le plus critique envers Yamal LNG, soulignant que le GNL qui y sera produit pourrait se retrouver sur le marché européen et concurrencer les gazoducs russes. De surcroît, la production de Yamal LNG est exemptée de taxes douanières et de la taxe sur l’extraction minérale, tandis que le gaz vendu par Gazprom à l’Europe (et auquel peut théoriquement se substituer Novatek) contribue à remplir les caisses de l’État. Les droits de douane pour les exportations par gazoducs se montent au minimum à 30 %. En décembre 2017, Gazprom estimait qu’elle versait au Trésor soixante euros pour mille mètres-cubes exportés en Europe.

Novatek tente par tous les moyens d’écarter le soupçon de vouloir se substituer à Gazprom en Europe, d’où son intention de construire son terminal de transbordement sur la côte belge, à Zeebruges, à partir duquel le GNL sera ensuite redirigé vers l’Asie. Ajoutons les déclarations de Vladimir Poutine, selon lesquelles les projets GNL ne doivent en aucun cas concurrencer les gazoducs. Le problème est que des contrats ont été signés avec des traders habilités à revendre le gaz, que Novatek est dans l’incapacité de contrôler. La compagnie ne peut donc savoir où se retrouvera, en fin de compte, son gaz.

Poursuite des discussions sur la réforme du marché intérieur du gaz

La question : « gazoduc ou GNL ? » a directement trait au problème d’une possible restructuration de Gazprom et d’une réforme du marché gazier en Russie. Novatek s’efforce de démontrer que le succès de Yamal LNG révèle un potentiel supplémentaire pour les exportations de gaz russe. La compagnie veut convaincre Vladimir Poutine que la libéralisation de l’export par gazoducs permettra de livrer aux marchés étrangers des volumes supplémentaires, que la politique de Gazprom est trop conservatrice. Idéalement, les producteurs indépendants rêvent non seulement d’une complète libéralisation des exportations, mais aussi d’une restructuration de Gazprom. En poussant les choses à l’extrême, cela peut ressembler à une partition du monopole selon les types d’activité : la production serait répartie entre plusieurs compagnies, ce qui ferait de Gazprom une sorte de Transneft gazier – une structure ne répondant que du fonctionnement des gazoducs et assurant le transport d’une marchandise ne lui appartenant plus.

Les principaux adversaires de Gazprom restent Novatek et Rosneft, les plus gros producteurs de gaz après elle en Russie. Il est notable qu’Igor Setchine ait, en son temps, fait du lobbying pour la libéralisation des exportations de GNL. Peu à peu, toutefois, les projets GNL de Rosneft (Sakhaline, Petchora) sont tous restés en souffrance.

Pour toutes ces raisons, Igor Setchine, à la différence de Novatek, n’aborde pas la question du GNL. Il milite activement, en revanche, pour une libéralisation des exportations par gazoducs, s’appuyant clairement à cette fin sur ses partenaires étrangers. Il a ainsi réussi à rallier les Chinois à l’idée de libéraliser l’accès des producteurs indépendants au projet « Force de la Sibérie » en cours de réalisation. Les consommateurs chinois tentent d’insuffler à Vladimir Poutine l’idée qu’ils pourraient acheter plus de gaz en Russie, si le cercle des vendeurs se voyait élargi. Igor Setchine appelle, en outre, les Chinois à prendre des parts dans les projets concernant la Sibérie orientale. Ainsi, au cours de l’été 2017, Rosneft a conclu un accord avec Beijing Gas, aux termes duquel elle lui vendait 20 % des actions de sa filiale Verkhnechonskneftegaz pour 1,1 milliard de dollars.

À l’Ouest, Igor Setchine s’est trouvé un allié, la compagnie BP, qui détient 19,75 % des actions de Rosneft. Le schéma est très similaire : Rosneft propose à BP une collaboration pour l’exploitation de nouveaux gisements – les concessions de Kharampourskoïé et Festivalnoïé dans le district autonome de Iamalo-Nénétsie. Il est de surcroît proposé un système unifié de distribution pour le gaz produit, ce qui intéresse BP au premier chef. C’est là le calcul de Rosneft : amener BP à prendre fait et cause pour le droit d’exporter du gaz de Russie par gazoducs.

Rosneft a fait part à Vladimir Poutine de la volonté de BP d’acheter entre 7 et 20 milliards de mètres-cubes annuellement pendant seize ans. La compagnie a calculé qu’un contrat avec son homologue britannique pourrait rapporter à l’État plus de 500 milliards de roubles d’impôts supplémentaires.

Le président de la Fédération de Russie n’a cependant toujours pas donné son feu vert. Il est dubitatif, estimant que si BP avait effectivement une possibilité de vendre 20 milliards de mètres-cubes de plus à l’Union européenne, elle s’adresserait à Gazprom, qui les lui fournirait. En d’autres termes, la compagnie britannique ne peut réaliser ces volumes qu’avec une remise sur les tarifs à l’exportation. En d’autres termes encore, BP achèterait volontiers du gaz à Rosneft à un prix préférentiel, mais, dans la pratique, cela n’entraînerait aucune augmentation des exportations de gaz russe. La seule conséquence en serait une redistribution des gains entre les compagnies russes, avec un manque à gagner pour l’État.

Les nouveaux rapports de force dans le secteur russe des hydrocarbures

Toute l’année 2017 et le début de 2018 ont été marqués par des débats houleux sur la forme que prendrait le nouveau système de gestion du secteur. Le paradoxe est que la branche la plus puissante de l’économie russe ne dispose pas, de fait, d’un instrument commun de lobbying. Les plus grosses compagnies préfèrent défendre leurs intérêts propres et ne souhaitent pas particulièrement conclure des alliances de branche. Cela transparaît particulièrement dans les discussions sur les questions fiscales. Les compagnies ont choisi, plutôt que de lutter ensemble pour un nouveau système fiscal efficace, de tenter de décrocher, chacune de son côté, des avantages. L’illustration la plus éclatante en est l’histoire de ceux obtenus par Rosneft pour le gisement de Samotlor. La compagnie est parvenue à bénéficier d’une réduction de la taxe sur l’extraction minérale de 35 milliards de roubles pour dix ans, à compter du 1er janvier 2018. Il va de soi que le ministère des Finances y était opposé, mais Anton Silouanov n’a rien pu faire contre une décision directement négociée par Igor Setchine avec Vladimir Poutine. Le ministère des Finances a néanmoins pris sa revanche au cours de l’été 2018 : une fois entérinée la composition du nouveau gouvernement, il a assez rapidement obtenu du président l’accélération de la « manœuvre fiscale », qui consiste en une diminution des droits de douane, s’accompagnant d’une hausse de la taxe sur l’extraction minérale. La seconde concernant l’ensemble de la production pétrolière, et les premiers les seules exportations, le ministère des Finances devrait toucher des pétroliers, en six ans, quelque 17-18 milliards d’euros supplémentaires.  
En ce qui concerne un possible renforcement de la pression fiscale, la promotion d’Anton Silouanov au rang de premier vice-Premier ministre, tout en conservant le portefeuille des Finances, est une mauvaise nouvelle pour les compagnies du complexe énergétique. Anton Silouanov est en effet un partisan convaincu d’une augmentation de la charge fiscale pesant sur le secteur.

Anton Silouanov aura clairement pour priorité de remplir les caisses de l'État. Il lui faudra notamment trouver 8 000 milliards de roubles supplémentaires (soit environ 100 milliards d'euros) pour la réalisation de ce qu’il est désormais convenu d’appeler l'« oukaze de l’investiture ». Quoi qu’en dise le gouvernement, la solution la plus simple consiste à ponctionner le complexe énergétique. Il est certain qu’Anton Silouanov empruntera cette voie, mettant à profit les nouveaux pouvoirs qui lui ont été conférés. Les chances du ministre de l’Énergie de l’emporter sur son homologue des Finances pour les questions fiscales deviennent ectoplasmiques.

Le secteur pétrogazier s’est vu doter, en mai 2018, d’un nouveau superviseur, le vice-Premier ministre Dmitri Kozak. Jamais auparavant il n’avait eu à s’occuper de l’énergie. De ce point de vue, il n’est proche d’aucune compagnie ou groupe d’intérêts du complexe énergétique russe. Dmitri Kozak s’efforcera de jouer les arbitres dans les disputes entre les compagnies. Les principaux acteurs viendront lui exposer leurs arguments dans les situations les plus délicates et il fera part de son avis au président. Il pourra également proposer à Vladimir Poutine ses modèles de règlement et de gestion des conflits. Il aura autrement plus de poids que son prédécesseur, Arkadi Dvorkovitch. Ce dernier n’avait pas d’accès direct au président, et les compagnies, de ce fait, ne le voyaient pas comme ayant autorité sur elles. Elles vont, en revanche, devoir compter avec Dmitri Kozak, par l’intermédiaire duquel Vladimir Poutine leur fera « redescendre » les tâches à effectuer, comme au moment de la crise de l’essence durant l’été 2018. C’est à Dmitri Kozak, en effet, qu’il avait confié la mission de stopper d’urgence l’augmentation du prix à la pompe, qui irritait les électeurs et avait même entraîné des meetings de protestation dans plusieurs régions.

Le ministre de l’Énergie, Alexandre Novak, qui, grâce à l’accord OPEP+, s’était taillé une réputation de sauveur du budget de l’État, a obtenu la possibilité de s’entourer d’adjoints plus « loyaux ». Pour finir, c’est un de ses protégés, Pavel Sorokine, qui occupe les fonctions de vice-ministre chargé du secteur pétrogazier. Il succède à Kirill Molodtsov, qui se retrouve au poste de bras-droit du chef de l’administration présidentielle, répondant des travaux de la commission en charge du développement stratégique du complexe énergétique et de la sécurité écologique, près le président de la Fédération de Russie. La commission ne s’était pas réunie depuis trois ans, et Kirill Molodtsov entend bien relancer son activité et en faire le nouveau centre décisionnaire pour le secteur pétrogazier. Le grand problème, pour lui, est de parvenir à trouver des mécanismes permettant de transformer les missions confiées par le président, au terme des séances de la commission, en décisions administratives concrètes.

Novatek a considérablement renforcé ses positions au ministère des Ressources naturelles et de l’Écologie. Le nouveau ministre, Dmitri Kobylkine, ancien gouverneur du district autonome de Iamalo-Nénétsie, est un proche de la compagnie. Le premier vice-ministre n’est autre que Denis Khramov, ancien directeur adjoint de Novatek. Le ministère des Ressources naturelles a l’intention de prendre à bras-le-corps les problèmes de l’Arctique, d’autant plus que l’on s’attendait à la nomination d’un vice-Premier ministre en charge de cette région, mais cela ne s’est pas produit.

Rosneft, en revanche, a perdu la bataille du gouvernement, ses candidats pour les questions énergétiques n’ont pas été pris en compte. Igor Setchine a manifestement pâti de l’impossibilité de mesurer les risques et de mener à son terme la vente de 14,3 % des actions de Rosneft à la compagnie chinoise CEFC. Cette vente était pour lui une question cruciale et devait symboliser une nouvelle étape du dialogue énergétique avec la Chine. Mais l’affaire a capoté, juste à la veille – ce qui est à noter – de la formation du nouveau gouvernement. Igor Setchine s’est vu contraint de négocier d’urgence avec le Qatar, afin que celui-ci fasse l’acquisition des actions à la place des Chinois, qui plus est non pas sur fonds propres, mais grâce à un prêt de la banque publique russe VTB.

Il convient d’ajouter que l’expansion par trop agressive d’Igor Setchine a suscité une franche irritation chez ses concurrents. Les échos en sont parvenus à Vladimir Poutine, qui a aussitôt procédé à un rééquilibrage. Les événements survenus à la toute fin de l’année 2017, où Vladimir Poutine a joué en personne le rôle de pacificateur entre Rosneft et Sistema, auraient dû mettre la puce à l’oreille d’Igor Setchine. Au terme de sa traditionnelle rencontre, à la veille du Nouvel An, avec les représentants du monde des affaires, le président avait déclaré qu’Igor Setchine et Vladimir Evtouchenkov devaient réussir à se mettre d’accord.

Rappelons que le premier était parvenu à prendre Bashneft à Sistema, puis que Rosneft, en tant que nouveau détenteur des actifs pétroliers bachkirs, avait exigé de la compagnie de Vladimir Evtouchenkov qu’elle compense les pertes des actifs retirés à Bashneft, alors qu’à l’époque, celle-ci était la propriété de Sistema. En fin de compte, Rosneft avait touché de l’argent de Sistema, mais pas la somme prévue. Les appétits de Rosneft avaient été tempérés par Vladimir Poutine lui-même. Sistema s’était engagée à rembourser 100 milliards de roubles à Rosneft, qui, elle, en réclamait 136.

Il n’en ressort nullement qu’il sera mis un terme à l’expansion d’Igor Setchine. On prête depuis longtemps à Rosneft de nouveaux plans d’attaque contre d’importantes compagnies du secteur pétrolier. Il n’en demeure pas moins qu’Igor Setchine sera contraint de faire une pause, ne fût-ce que parce que ses concurrents s’attendent à une offensive et prennent, d’ores et déjà, les dispositions qui s’imposent, en expliquant notamment à Vladimir Poutine qu’il est dangereux de tout concentrer entre les mains d’un seul clan. La question de la propriété n’en est pas moins majeure au sein des élites russes, surtout dans un contexte de transformation inéluctable du système politique, en prévision du « problème 2024 », dernière année du dernier mandat présidentiel de Vladimir Poutine.