Alors que l’administration Biden a annoncé la semaine dernière qu’un « plan » pour une action militaire « soutenue » contre les Houthis était en cours d’élaboration, la Chine tente de jouer la désescalade dans les tensions en mer Rouge en faisant passer des signaux à l’Iran. Les frappes américano-britanniques lancées en janvier contre l’organisation armée n’ont en effet pas fourni les résultats escomptés et font craindre à certains acteurs, dont Pékin, un durcissement de la crise. Qu’en est-il de la Russie ? Dans quelle mesure ses intérêts ont-ils été affectés par les tensions en mer Rouge ? Moscou a-t-elle quelque chose à gagner à un enkystement du conflit, sans même parler d’escalade ?
La Russie a fait savoir par la voix de son représentant permanent au Conseil de sécurité des Nations unies le 3 janvier qu’elle se déclarait « préoccupée » par la situation en mer Rouge. Pointant du doigt les risques encourus concernant le commerce international et la liberté de navigation, Vassili Nebenzia condamne alors fermement les attaques contre les navires civils. Quelques jours plus tard, le Kremlin critique néanmoins les frappes américano-britanniques sur le Yémen qu’il qualifie « d’illégitimes ». Illégitimes, mais pas illégales. Et pour cause : le 11 janvier, Moscou n’avait pas mis son veto au vote de la résolution onusienne 2722 présentée par Washington, qui a donc servi de base légale aux frappes réalisées ensuite contre les Houthis.
Il y a bien évidemment quelques bénéfices immédiats à retirer de cette crise pour Moscou qui l’envisage inévitablement à l’aune de la situation en Ukraine. L’attention des opinions publiques occidentales est un peu plus détournée du sujet ukrainien, tandis que les militaires américains et leurs partenaires doivent composer avec l’éruption d’un nouveau front en mer Rouge et dans le golfe d’Aden. Acteurs à la coloration anti-occidentale prononcée, les Houthis s’en prennent aux intérêts de l’Occident perçu comme un soutien d’Israël dans son opération à Gaza. Les bâtiments attaqués — une quarantaine à ce jour — l’ont ainsi été car ils étaient armés par des entreprises occidentales ou parce qu’ils transportaient des cargaisons destinées à des clients occidentaux. L’abandon provisoire de la route de la mer Rouge par de grands logisticiens (CMA CGM, Hapag-Lloyd, Maersk…) et par des énergéticiens (BP, Shell) a contribué, selon l’ONU, à une chute de l’ordre de 45% du trafic de marchandises via le canal de Suez depuis deux mois. Rappelons qu’avec près de 12% du commerce mondial qui y transitent, le canal de Suez et la mer Rouge constituent une artère vitale pour les importations européennes par voie maritime. Les navires font désormais la circumnavigation de l’Afrique, ce qui rajoute une dizaine de jours de mer, et aura à terme un impact sur le prix de certaines commodités si la situation perdure. On reste toutefois encore bien loin de la rupture de la chaîne logistique survenue lors de la pandémie. Enfin, des installations militaires américaines en Irak ont essuyé (une nouvelle fois) des tirs, conduisant le Pentagone à envisager un « reformatage » de sa présence dans le pays. Autrement dit, les Houthis et leurs attaques viennent modestement donner corps à la polarisation entre « l’Occident et le reste » et au narratif russe sur le prétendu « soulèvement du Sud global contre le néo-colonialisme occidental ».
Moscou, qui dispose de peu de leviers sur les acteurs de cette crise, a en réalité beaucoup à perdre si le scénario de l’escalade venait à se matérialiser. Certes, jusqu’à la fin de semaine dernière, les bâtiments russes ou ceux transportant des cargaisons russes semblaient bénéficier de fait d’une forme d’immunité face aux attaques houthies (un navire avait bien été visé — par erreur, selon la milice — mais pas touché, le 13 janvier). Toutefois, l’attaque d’un tanker transportant du brut russe vendredi dernier montre que le risque est bien réel. En outre, si cet espace devient une zone de combats, la navigation y sera encore plus compromise. Or, si l’on regarde les chiffres du commerce maritime russe pour 2023, celui-ci a connu une hausse de 5% par rapport à 2022, avec 883,8 millions de tonnes traitées par les ports de Russie. Avec 291,4 millions de tonnes traitées (+10% par rapport à 2022), le bassin Azov-mer Noire reste l’interface maritime russe la plus dynamique, devant le bassin de la Baltique, les ports russes d’Extrême-Orient, l’interface arctique et les ports caspiens. Les chargements de céréales mais aussi ceux de brut quittent régulièrement les ports pontiques russes pour rejoindre leurs clients asiatiques. À cet égard, avec 107 millions de tonnes (+25%), la Russie a été en 2023 le premier fournisseur de pétrole de la Chine (2,1 millions de barils/jour, qui plus est avec un prix au baril estimé par Bloomberg à 77 dollars, bien au-dessus donc du plafond du G7 fixé à 60 dollars…). On constate aussi une évolution de la géographie des exportations russes de céréales en faveur de l’Asie au cours de ces derniers mois. Les clients méditerranéens traditionnels du complexe agro-alimentaire russe — Turquie, Égypte, Algérie — continuent d’importer mais avec une baisse sur la première moitié de la saison 2023-2024 : -22% pour l’Égypte, -2,4% pour les Turcs. On constate en revanche l’irruption de clients asiatiques pour le grain russe : Pakistan (+47%), Bangladesh (+161%) et Indonésie (+100%) sur juillet-décembre 2023. L’approvisionnement de ces marchés nécessite d’emprunter la route maritime de la mer Rouge. Si celle-ci venait à fermer en raison d’un embrasement, la Russie se verrait contrainte d’augmenter la voilure de sa « flotte fantôme » afin de maintenir aussi ininterrompu que possible le flux de tankers entre la mer Noire et ses clients en Asie. Cela constituerait un défi logistique et nécessiterait des investissements.
Les tensions en mer Rouge montrent ainsi que, bien que les Houthis fassent figure d’alliés objectifs de la Russie dans le contexte de confrontation avec la communauté euro-atlantique en Ukraine, leurs actions, si elles venaient à générer une escalade, font peser une menace sérieuse sur le commerce maritime russe. Celui-ci, loin d’être moribond, progresse, surtout en mer Noire, et constitue une source de revenus indispensables pour Moscou en vue de financer notamment son « opération spéciale ». La réorientation des exportations russes de brut vers l’Asie réhaussent la valeur stratégique pour la Russie de la route maritime qui passe par le canal de Suez et la mer Rouge. Cette zone constitue en réalité désormais un enjeu pour les intérêts vitaux de la Russie liés à ses exportations maritimes. Ceci devrait conduire Moscou à persister dans la promotion de son concept de sécurité collective pour le golfe Persique (présenté en 2019) auprès des acteurs régionaux, ainsi qu’à maintenir un effort en vue d’acquérir en mer Rouge ou dans le golfe d’Aden un point d’appui naval.