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D) Régions

Olga Vendina
1 novembre 2018

La Crimée du Nord : étude de cas *

* La France ne reconnaît pas l’appartenance de la Crimée à la Fédération de Russie.

Les problèmes de développement local suscitent rarement l’intérêt : ils sont particuliers et ne sont pas liés à l’actualité politique. Néanmoins, les processus en cours à la périphérie de l’attention du public méritent qu’on s’y penche, dans la mesure où ils enclenchent, bien souvent, des mécanismes d’évolution qui gagnent ensuite, progressivement, l’ensemble de la société. La Crimée du Nord en est l’illustration la plus criante. L’entrée de la péninsule dans la composition de la Fédération de Russie l’a transformée, de région intérieure d’un pays, en région frontalière de ce même pays, de zone de transit, en impasse (figure 1). Le caractère particulier de cette situation est renforcé par la non-reconnaissance internationale de la frontière entre l’Ukraine et la Russie, et par l’hostilité entre les deux États. Le blocus imposé à la Crimée par la partie ukrainienne – pour l’énergie, la production, l’eau et les transports – a compliqué la vie de l’ensemble de la péninsule, frappant très douloureusement sa zone septentrionale, étroitement liée au voisin ukrainien. Celle-ci s’est retrouvée à la limite de la survie économique et a été contrainte d’imaginer des solutions peu communes. Nombre de problèmes ne pouvaient être résolus par une simple augmentation des injections financières et une amélioration des structures existantes ; il y fallait des transformations radicales, modifiant la structure de l’économie et les habitudes de la population. 
La Crimée du Nord est une plaine mal irriguée, soumise, l’été, au manque d’eau et à des vents secs, et, l’hiver, au gel et à des vents forts. Dès les années 1930, la région apparaît comme extrêmement pauvre, peu propice à la vie et à l’agriculture. La situation change radicalement après la construction du canal de Crimée du Nord et l’installation d’une ligne à haute tension depuis la centrale hydro-électrique de Kakhovka. La réalisation de ces deux projets d’envergure transforme littéralement la structure de la zone septentrionale de la péninsule. Dès lors, les secteurs clefs de l’agriculture sont : la riziculture (!), l’horticulture, la pisci  culture en étang. On voit apparaître des vignes et du bétail pour la boucherie et le lait. Les industries locales sont axées sur les produits chimiques (usine de brome, « Titane de Crimée », usine de soude…) et le secteur agroalimentaire : conserves de fruits, légumes et poissons, aliments mixtes pour animaux, silos, produits laitiers, boucherie, viniculture. Les nœuds de transport prennent une importance accrue, en premier lieu celui de Djankoï, qui devient le pourvoyeur d’emplois le plus important pour la population locale. La Crimée du Nord se dote de ressources assurant son autonomie. Sa croissance économique, dans les années 1970-1980, conduit au développement d’un réseau de villes et de leurs banlieues.  

La crise morale et politique, caractéristique des dernières années d’existence de l’URSS, survient au moment où cette région est la plus solide économiquement. Parmi les événements qui marquent durablement la population locale, retenons le référendum sur le changement de statut de la Crimée et le retour spontané des Tatars. Les Criméens votent pour en revenir à un statut de république autonome, voire obtenir celui de « sujet » indépendant. Déportés en 1944, les Tatars de Crimée s’empressent de mettre à profit la décrépitude du régime soviétique pour réintégrer leur patrie historique, recourant dans ce but à tous les moyens qui s’offrent, depuis le soutien de l’État jusqu’à la saisie de terres.

Durant les vingt années qui suivent l’effondrement de l’URSS, on note, en Crimée du Nord, une dégradation progressive de toutes les branches de l’économie créées durant la période soviétique. Seules les grosses entreprises chimiques bénéficient de quelques investissements, leur production étant démandée sur les marchés étrangers. C’est également le cas d’entreprises isolées dont la direction réussit à assurer la modernisation. Ce contexte économique défavorable est en partie compensé par le développement d’exploitations agricoles privées et de plus grands domaines, grâce à la présence d’eau. Le commerce et les services occupent le devant de la scène ; l’augmentation de leur chiffre d’affaires est due, pour une bonne part, au flux de voyageurs traversant le Nord de la péninsule pour gagner les stations balnéaires du Sud. L’espoir que l’initiative privée, les petites entreprises et l’agriculture technologique (riz, maïs, horti-

culture, pisciculture d’étang) deviennent les moteurs locaux de l’économie, se révèle toutefois infondé. L’une des raisons en est l’ambivalence de la législation ukrainienne, qui admet des interprétations diverses de nombreuses dispositions et, bien souvent, ne prévoit pas de mesures en cas de non-respect des normes juridiques en vigueur. Pour le simple citoyen, cela signifie agir à ses risques et périls, en faisant fi des poursuites judiciaires. Il en résulte le développement d’une semi-économie de l’ombre, visant de stricts intérêts personnels, et non le développement du territoire. Une autre cause est le caractère limité des intérêts profonds de la population locale, qui s’en tient à sa vie privée et à celle de son entourage social le plus proche (famille, parentèle, amis, voisins, associés…), le manque d’enthousiasme pour la coopération et l’action solidaire. On peut trouver, enfin, une troisième explication dans la perception du jeune État ukrainien comme d’un « simulacre » (1), d’un « faux », d’où le souhait des individus de conserver leur autonomie personnelle et d’ignorer les intérêts de la société.

C’est dans cet état d’esprit et dans ce contexte économique que la Crimée du Nord accueille le « printemps criméen », qui change radicalement sa vie. Sans nous arrêter sur les événements bien connus de 2014, nous passerons à l’évocation de ses conséquences.

L’adaptation aux nouvelles réalités : une identité mouvante

Pour commencer, les habitants des zones septentrionales de la péninsule, habitués à leur situation périphérique, se sentent, soudain, l’épicentre du conflit, non plus observateurs, mais acteurs de l’Histoire. L’avenir dépend directement de leurs actes. La menace en provenance de Kiev, quelle qu’en soit la réalité, est perçue comme vitale et exige une mobilisation. Nombreux sont ceux qui, pour la première fois peut-être, se lèvent pour défendre l’entièreté de « leur » Crimée : la statue de Lénine, les maisons, les familles, les représentations, l’identité. Le sentiment vécu de solidarité, dans une société où les gens étaient accoutumés à survivre isolément et à s’adapter aux circonstances, va marquer la conscience collective. L’intervention de l’État russe dans le cours des événements, qui met fin à l’incertitude, produit une aussi forte impression. À la peur succède le soulagement, permettant à la population de lever les barrages routiers et de rentrer chez elle. Beaucoup, alors, se posent cette question : « Qui sommes-nous ? » La réponse est donnée par le recensement organisé en Crimée à l’automne 2014, qui fixe des changements importants dans la composition ethnique de la population (tableau 1).
Il semble impossible d’expliquer ce fait par des processus migratoires ou par la crainte des « autorités russes d’occupation ». Les migrations n’ont pas eu un caractère massif, l’on n’a observé ni des départs nombreux d’Ukrainiens, quittant la péninsule, ni un afflux de Russes, bien qu’on en ait beaucoup parlé et que l’entrée dans la composition de la Fédération ait été saluée par la majorité de la population. Les Tatars eux-mêmes, qui portent au compte du pouvoir russe actuel tous les vices de l’Empire de Russie et du stalinisme réunis, sont un certain nombre à accepter le nouvel état de choses comme une réalité ne dépendant pas d’eux. Il est impossible d’expliquer autrement pourquoi, dans la zone septentrionale de la Crimée, où la population tatare a grimpé en flèche, beaucoup s’identifient au groupe ethnique dépolitisé des « Tatars ».

Est-il meilleure interprétation des glissements survenus dans la structure ethnique de la population que la reconnaissance d’une consolidation de la population russe et prorusse et, simultanément, d’une fracture dans le milieu ukrainien et tatar ? Les conflits dont on parle aujourd’hui en Crimée éclatent moins entre ethnies qu’au sein même des groupes de population, divisant parents, familles, amis, qui se retrouvent de part et d’autre de la frontière ou opposés dans leurs préférences politiques. Beaucoup ont rompu tout contact. Pourtant, quatre ans plus tard, les tensions se sont atténuées et les accusations de trahison sont moins virulentes. Mais les relations sont loin d’être normalisées.

Les changements dans la gouvernance locale

Il n’y a pas, en Ukraine, de répartition claire des fonctions entre la gouvernance locale et la politique menée par l’État au niveau régional. Pourtant, aux termes de la Constitution, les organes représentatifs des régions, districts, villes et villages sont électifs, tandis que les responsables de l’exécutif, à tous les niveaux, sont nommés et susceptibles d’être remplacés par le président lors de la présentation du gouvernement. Le choix des fonctionnaires se fonde essentiellement sur le principe de « loyauté personnelle ». Les postes régionaux sont bien souvent occupés par des dirigeants non seulement peu au fait de la situation locale, mais encore extrêmement impopulaires, ne suscitant, au sein des administrés, qu’irritation et hostilité. Afin de déminer ce terrain propice aux conflits, l’Ukraine a intégré dans sa loi « Sur la gouvernance locale » une disposition obligeant les conseils locaux à déléguer les pouvoirs qui leur sont conférés par la Constitution aux structures nationales correspondantes. Bien que cette norme s’accompagne d’une réserve sur la responsabilité et le contrôle des administrations d’État, dans la pratique cette mesure est inapplicable. La population locale n’a d’autre moyen d’action que les manifestations de rue, et les rapports entre les différents niveaux et systèmes de pouvoir sont construits hiérarchiquement. Pour finir, la notion de « gouvernance locale » est devenue synonyme d’impuissance politique. Une situation particulièrement complexe et conflictuelle s’est instaurée en Crimée. Les élites se succédant à la tête de l’Ukraine étaient solidaires sur un point : il fallait à tout prix écraser les tendances irrédentistes ayant cours dans la péninsule. Les moyens utilisés pour ce faire étaient : 1) le soutien au mouvement des Tatars de Crimée, qui mettait en doute le droit de la majorité russe à exercer sa domination culturelle ; 2) une minimisation du rôle de la population locale dans la composition des organes du pouvoir exécutif ; 3) une réduction des moyens financiers de la gouvernance locale. Ce mode d’administration ne pouvait fonctionner et il n’avait qu’une qualité aux yeux des administrés : ceux-ci comprenaient qui était « le plus important » dans cette pyramide et à qui il fallait s’adresser en cas de problème.

L’intégration de la Crimée dans la Fédération de Russie impliquait une réforme administrative. On sépare donc les fonctions du pouvoir municipal et régional, avec pour conséquence immédiate une prolifération de l’appareil bureaucratique. Les responsables locaux ont quelque peine à assimiler leurs nouvelles obligations et responsabilités ; la population, elle, a du mal à saisir à qui elle doit s’adresser et dans quel cas : aux députés locaux, au responsable du district ou de la ville, ou directement à Moscou ? Mais, tout en bureaucratisant et en complexifiant la structure, la législation russe confère des pouvoirs importants aux autorités locales, ainsi que des moyens de rentabiliser leur budget, en changeant le mode de collecte des impôts et en tirant de l’ombre les petites entreprises. La production laitière en est un très bon exemple. Jusqu’en 2014, plus de 90 % du lait étaient produits, en Crimée du Nord, par des exploitations individuelles. On se figurait que les petits producteurs vendaient sur les marchés leurs surplus, une fois leur consommation personnelle assurée – un mode d’activité ne nécessitant pas l’existence d’une personne morale ni une production à l’échelle commerciale. Or, dans les exploitations, le cheptel pouvait se compter en centaines de têtes et le volume du lait largement excéder les besoins personnels du producteur. Cette pratique permettait à la population locale de s’exonérer de la plupart des impôts, et l’absence de contrôle de réduire au strict minimum les dépenses en vue d’améliorer la qualité de la production. L’instauration de la législation russe a eu pour effet qu’une partie des exploitations a renoncé, tandis qu’une autre partie était enregistrée conformément aux nouvelles normes en vigueur. Aujourd’hui, plus de 90 % du lait sont produits par des fermes commerciales ou des coopératives qui contribuent, par leurs impôts, aux différents budgets. Le volume et la qualité de la production sont en hausse, et celle-ci bénéficie de ventes plus assurées. Elle est désormais achetée par la fabrique locale de produits laitiers, située à Djankoï, qui s’y refusait auparavant en raison des trop grands sauts de qualité.

Certes, les rentrées fiscales locales n’ont pas engendré de miracle économique en Crimée du Nord. Comme partout en Russie, elles sont des plus négligeables. Néanmoins, en comparant la situation de l’époque ukrainienne à celle d’aujourd’hui, les autorités locales ont le sentiment de bénéficier d’opportunités nouvelles. On a vu, partout, apparaître des programmes d’aménagement des localités, de remise en état de l’éclairage et des bâtiments publics, de réparation des rues et des places centrales. On a reconstruit écoles et hôpitaux. Dans de nombreux cas, les canalisations ont été révisées de fond en comble, et les infra-structures sociales partiellement restaurées. Les modestes travaux effectués dans les locaux administratifs – ce qui n’avait pas été fait depuis un quart de siècle – ont eu un impact certain sur l’estime de soi des employés.

Le blocus économique

Quelle que soit l’immense importance des changements décrits, leur influence sur la vie de la société et l’économie semble insignifiante, comparée au blocus imposé à la Crimée par l’Ukraine dans le transport, l’énergie et l’approvisionnement en eau. Afin que cette situation ne tourne pas à la catastrophe économique et sociale, qu’elle n’engendre pas une montée du mécontentement et une explosion politique, il était indispensable que le système administratif russe soit efficace dans l’application de ses décisions, coopère avec la population et justifie le crédit de confiance qui lui était accordé. La souplesse montrée dans la réaction au défi du blocus a permis à la population et à l’économie de la Crimée du Nord de mettre pleinement à profit ses capacités d’adaptation.

Après la fermeture par les autorités ukrainiennes des écluses du canal de Crimée du Nord en 2014 et la construction d’une digue en béton, interrompant l’alimentation de la péninsule en eau du Dniepr, l’agriculture irriguée est devenue quasi impossible. La pénurie touche à égalité entreprises agricoles, exploitations individuelles et jardins particuliers. Les citadins transportent des jerricans pour arroser leurs potagers. Beaucoup finissent par renoncer, les localités rurales sont désertées. Les forages anarchiques pour trouver de l’eau ne tardent pas à avoir des conséquences négatives sur le plan écologique (épuisement des nappes, salinisation des sols, notamment) ; cette pratique, par bonheur, n’est pas très répandue. En 2014-2015, on observe une chute nette de la production agricole. Elle n’est pas due aux seuls problèmes d’irrigation. La restructuration de tout le système de production est également en cause. Il n’est plus question de riziculture. La diminution progressive des récoltes de riz, le remplacement de celui-ci par du blé d’hiver, des oléagineux et des cultures fourragères, entamé dès les années 2000, s’achève par la disparition, de fait, du premier, au profit de plantes résistant à la sècheresse. Simultanément, on entreprend d’améliorer les terres, on déblaie les vieux vergers et les vignes, on en plante de nouveaux, pourvus de systèmes d’irrigation goutte à goutte. On en revient au projet de dessalement de l’eau de mer et de traitement des eaux usées pour réutilisation. La mise en œuvre progressive de ces mesures entraîne une hausse de la production de blé d’hiver, de tournesol, de fruits et d’une série d’autres spécialités agricoles de la région, qui, en 2017, dépasse la période précédant la crise.

L’industrie est confrontée à des défis au moins aussi importants. Le fonctionnement de « Titane de Crimée », l’entreprise la plus grosse, la plus moderne et la plus rentable de la Crimée du Nord, qui a accumulé des problèmes de tous ordres, est encore en question. Son propriétaire est assigné à résidence en Autriche, l’activité économique dans la république est limitée par les sanctions internationales, le gouvernement ukrainien a résilié le contrat de l’entreprise d’extraction et de traitement de minerais d’Irchansk avec « Titane de Crimée », et adopté une convention interdisant toute forme de transport par rail de toutes marchandises entre la partie continentale de l’Ukraine et la Crimée. En 2015, les radicaux ukrainiens bétonnent la voie ferrée assurant les livraisons de matière première à l’usine. Ces diverses actions entraînent une chute brutale de la production, les revenus de l’entreprise sont divisés par quatre, les salaires subissent une baisse importante et sont payés avec retard, sans compter les longues périodes de chômage technique affectant l’activité de l’usine. La région cède aux humeurs dépressives, et les prévisions sont négatives. Néanmoins, en 2017, l’usine continue de fonctionner, à environ 75 % de sa capacité. La question des matières premières est en partie réglée par des livraisons en provenance du Sri Lanka, où les prix se révèlent inférieurs à ceux de l’Ukraine, et par des schémas logistiques permettant de contourner les restrictions. L’Ukraine reste, à ce jour, le principal pourvoyeur en matières premières de « Titane de Crimée », mais il est recouru à des intermédiaires pour les livraisons (Turquie, Norvège, entre autres). Le point de livraison du minerai est le port de Kavkaz, dans le territoire de Krasnodar, en Fédération de Russie. De là, le chargement rejoint la Crimée, ce qui permet de ne pas enfreindre les sanctions imposées à la République. Ce périple, il est vrai, augmente substantiellement les frais de l’entreprise. Du moins celle-ci continue-t-elle de fonctionner. Elle use de modèles similaires pour exporter sa production, dont la moitié vise le marché intérieur.

Le blocus des transports

La fermeture des voies régulières de communication entre la Crimée et la Russie, via le territoire de l’Ukraine, a frappé le plus fortement la ville de Djankoï. La gare de cette ville, remise en état, des buissons de roses ornant le quai principal, forme, avec ses voies et ses quais absolument déserts, un contraste frappant avec l’image qu’elle offrait naguère, bruyante, sale et animée. Elle était non seulement un lieu de transit pour les voyageurs, fréquenté par des vendeurs de petits pâtés, fruits et autre menu ravitaillement, mais fournissait aussi des emplois à la population locale, étant une gare de triage et de réparations. Au demeurant, le blocus n’est pas ici seul en cause : la construction du pont de Crimée remet en question la nécessité de Djankoï comme nœud de transport. Le caractère périphérique de la ville s’en trouve renforcé, elle perd son statut de principale « porte de la Crimée » – perte en partie compensée par le maintien de la ligne Kertch-Sébastopol, qui assure un flux de voyageurs comparable à ce qu’il était autrefois, et permet simultanément d’utiliser ses services de maintenance. Pour la ville, cela signifie la préservation d’emplois qualifiés et des rentrées dans les caisses de la municipalité.

Le blocus du transport a une autre conséquence : il est devenu beaucoup plus compliqué de se rendre en Ukraine, où plus de la moitié des habitants de la Crimée du Nord ont de la famille et des proches. En principe, il n’y a aucun obstacle au maintien des liens familiaux et amicaux. Les personnes privées peuvent franchir librement la frontière à pied ou dans leur voiture personnelle. Mais, comme on sait, le diable est dans les détails. À pied, on ne saurait aller très loin. En outre, les habitants de la Crimée munis d’un passeport russe seront aussitôt accusés d’avoir violé les frontières de l’État ukrainien. Aussi la totalité de la population locale garde-t-elle deux passeports, russe et ukrainien, chacun à l’intention de « ses » gardes-frontières. Toutefois, si la législation russe autorise la double nationalité (hormis pour les fonctionnaires et les collaborateurs des structures « de force »), la loi ukrainienne l’interdit. Aucune mesure répressive n’est cependant prévue pour ce type d’infraction, ce qui permet aux gens d’ignorer l’interdit. Que la majorité des Criméens ait la double nationalité est un secret de Polichinelle. Les deux pays ferment les yeux, chacun poursuivant ses objectifs politiques, et les individus jouent de ces contradictions interétatiques et en retirent des avantages (double pension de retraite, régime sans visa pour l’Union européenne, etc.).

La situation est identique pour ceux qui prétendent passer la frontière en voiture. Tout résidant de Crimée a, selon la réglementation russe, l’obligation de procéder à un nouvel enregistrement de son véhicule. Or, une voiture immatriculée en Russie sera aussitôt arrêtée à la frontière, car dans la base de données ukrainienne, elle figure sous un autre numéro. Et s’il s’agit d’une voiture neuve, le propriétaire doit présenter un tampon l’autorisant à la faire entrer en territoire ukrainien, ce dont il ne dispose évidemment pas. Toujours pleine d’initiatives, la population a trouvé la solution pour sortir de cette impasse. On a bientôt vu apparaître un réseau de taxis collectifs « internationaux », constitué de véhicules immatriculés en Ukraine et assurant la liaison de la Crimée avec les principales villes ukrainiennes. Ces transporteurs se divisent en deux catégories : les uns conduisent leurs passagers à la frontière qu’ils les laissent franchir à pied, en leur indiquant les coordonnées d’un chauffeur qui les attend de l’autre côté ; les autres, pour un prix plus élevé, transportent leurs clients jusqu’à destination – les mêmes assurent la livraison des colis. Bien que les annonces de ces transporteurs internationaux fleurissent un peu partout en Crimée et que leurs offres attirent quantité d’amateurs, les habitants de la Crimée du Nord jugent élevé le risque d’avoir des ennuis en Ukraine. Aussi le nombre de ceux qui passent la frontière depuis l’Ukraine est-il nettement plus important que dans l’autre sens.

Le blocus des transports en Crimée a aussi eu une conséquence inattendue. Pour la population rurale du Nord de la péninsule, il a, en quelque sorte, ses bons côtés, dans la mesure où il a considérablement réduit la concurrence pour les petits producteurs de fruits et légumes. La population locale jouit désormais d’un monopole sur « ses » marchés, alors qu’elle y était naguère évincée par les paysans des régions de Kherson, Odessa et Zaporojié, où la nature et le climat sont plus favorables. L’augmentation de leurs revenus s’est bientôt reflétée dans le ravalement des maisons, l’achat de voitures et d’autres biens de consommation. Cette catégorie de la population nord-criméenne en arrive à se désoler de la construction du pont de Crimée, qui ouvre directement la voie à la production du territoire de Krasnodar, où de grosses agro-holdings sont à l’œuvre.

Conclusion

L’histoire des transformations survenues en Crimée du Nord laisse imaginer ce que pourrait être l’avenir de toute la péninsule. La crise politique et le blocus de la république ont mis un terme à l’inertie dans le développement des zones septentrionales. L’effondrement potentiel de toutes les activités économiques a contraint à considérer d’un œil neuf les possibilités et ressources du territoire, à diversifier les moyens de gérer la région. La population, les entreprises et le pouvoir ont assimilé l’art de la survie, non comme une simple adaptation aux circonstances, ce qui a toujours été leur point fort, mais comme un changement actif en leur faveur. Cet art se fonde en grande partie sur l’improvisation pour les individus et les entreprises, ainsi que sur la souplesse administrative, une répartition des pouvoirs, une harmonisation du pouvoir régional, de la gouvernance locale et de l’organisation spontanée de la population. Cette combinaison de facteurs n’existe, sans doute, nulle part ailleurs dans la Fédération de Russie. La vitalité économique de cette région, restée à flot en dépit du blocus, peut permettre, avec le temps, de fonder la légitimité des événements survenus, non sur une base administrative et politique, mais sociale et économique. Cependant, l’histoire n’est pas entièrement écrite et nul ne sait comment elle se terminera.

1. A. Ermolaïev, A. Levtsoun, S. Denissenko, Oukraïnski kharakter. Kharakternyïé sotsialno-psikhologuitcheskié ossobennosti nasselenia Oukraïny [Le caractère ukrainien. Particularités socio-psychologiques de la population de l’Ukraine], Rapport analytique, Centre d’études sociales « Sofia », Kiev, 2011, pp. 44-46. Accès : https://docs.wixstatic.com/ugd/4b51c0_8fb218f43e43402496e9380131372966.pdf