Le Tatarstan, république de la Volga avec pour capitale Kazan, est à tous égards une des régions clefs du système fédéral russe. Les Tatars sont la première minorité ethnique du pays et, au début des années 1990, alors que se mettent douloureusement en place les nouvelles institutions russes, ils jouent un rôle déterminant dans la définition des équilibres entre Centre et périphéries, ce qu’on nomme alors le fédéralisme « à la carte ». Cet équilibre précaire est remis en cause dès l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, en 2000, quand celui-ci redéfinit le champ institutionnel de l’ensemble fédéral en réduisant les inégalités consenties par son prédécesseur. Ce processus arrive à son terme en 2017, avec le refus de renouveler le « traité de partage des compétences », accordé initialement au Tatarstan par Boris Eltsine en 1994. Alors que se jouent les dernières batailles sur la définition des prérogatives républicaines (à propos de la politique scolaire ou de la dénomination du président), les dirigeants de Kazan s’orientent vers d’autres enjeux, peut-être plus décisifs pour l’avenir : ceux de la modernisation de l’économie et du partage de ses bénéfices.
Boris Eltsine et la naissance du « fédéralisme à la carte »
Héritage sur ce plan de la poupée gigogne soviétique, les rapports entre le Centre et les différents « sujets » (1) de la nouvelle Fédération de Russie constituent très tôt un enjeu décisif. C’est à Kazan, en août 1990, que Boris Eltsine, à peine élu président du Soviet suprême de la République soviétique fédérative socialiste de Russie (RSFSR), prononce une phrase qui fera date. S’adressant aux dirigeants des républiques encore « autonomes », il lance : « Prenez autant de souveraineté que vous pouvez en avaler ». Il est alors en concurrence avec le président de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev, et compte sur le soutien des républiques de la Fédération de Russie pour conforter son pouvoir.
Les dirigeants tatars ne se le font pas dire deux fois. Ils déclarent la souveraineté de leur république dès le mois d’août 1990 et, après l’éclatement de l’URSS en décembre 1991, votent leur nouvelle Constitution en novembre 1992, précédant ainsi l’adoption de la Constitution fédérale, en octobre 1993. Ce calendrier a l’avantage de leur permettre de définir leur propre cadre pour ce que doit être, selon eux, le nouveau fédéralisme russe. De leur point de vue, ce sont les « sujets » de la Fédération qui doivent être les éléments clefs d’un système conçu de bas en haut. Le Tatarstan est défini comme un État démocratique souverain, « associé à la Russie », qui dispose d’une entière souveraineté sur sa politique intérieure et délègue certaines fonctions (la défense et la sécurité, la politique monétaire et douanière, la politique étrangère) au centre fédéral. Notons que ce n’est pas la première fois que Kazan joue un rôle spécifique dans la tentative de réformer le système politique russe. Forts de leur vieille Université (elle fut créée en 1804), les intellectuels musulmans tatars du mouvement jadidiste (« nouvelle méthode ») jouèrent un rôle moteur à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, proposant un renouveau de l’islam, puis dans les débats sur la réforme du système impérial qui conduisirent aux révolutions de 1917.
Le 31 mars 1992, le Tatarstan est la seule république, avec la Tchétchénie, à refuser de signer le nouveau « Traité fédéral » proposé par Boris Eltsine, qui tente ainsi de restaurer par le haut la verticale du pouvoir. Mais, contrairement aux Tchétchènes qui engagent la lutte armée pour leur indépendance, les Tatars entrent en négociation avec le centre fédéral. Leur président, Mintimer Chaïmiev, et la majorité des élites sont bien conscients de l’impossibilité de l’indépendance pour un « sujet » situé en plein cœur de la Russie européenne, alors que la moitié des Tatars vivent hors de leur république, dispersés et très bien intégrés sur tout le territoire russe. Ces négociations aboutissent, le 15 février 1994, à la signature d’un « Traité sur la délimitation des domaines de compétence et la délégation mutuelle de pouvoirs entre les pouvoirs d’État de la Fédération de Russie et les pouvoirs d’État de la République du Tatarstan ».
Introduisant toute une série de dérogations tant à l’égard du Traité fédéral de mars 1992 que de la nouvelle Constitution de la Russie adoptée en décembre 1993, ce traité bilatéral est un compromis qui confère au Tatarstan une série de privilèges. Les Tatars renoncent à la formule, adoptée dans leur Constitution, d’« État souverain associé à la Fédération de Russie » au profit de la définition plus neutre d’« État de droit démocratique uni à la Fédération de Russie ». En échange, ils obtiennent l’élargissement de leurs compétences dans plusieurs domaines clefs. Outre la définition de leur politique intérieure (gestion du territoire, politique scolaire et culturelle), ils jouissent d’un large contrôle sur toutes leurs ressources naturelles (en particulier le secteur des hydrocarbures qui fournit alors à lui seul près de 40 % de l’ensemble des recettes budgétaires de la république), sur la privatisation des grandes entreprises (l’État tatar obtient ainsi des minorités de blocage et des parts de bénéfices dans plusieurs secteurs, tels que l’usine de camions KAMAZ ou les usines d’avions et hélicoptères de Kazan). Ils obtiennent même des droits en matière de politique étrangère, avec la possibilité de créer des représentations diplomatiques à l’étranger (des bureaux seront ouverts dans une quinzaine de pays dont la France, l’Italie, les États-Unis, la Turquie et plusieurs États postsoviétiques).
Ce texte est le premier d’une longue série de traités, tous plus ou moins différents, signés entre 1994 et 1998 avec quarante-six « sujets » de la Fédération, ce qui vaut à ce processus la dénomination de « fédéralisme à la carte ». Si le Tatarstan obtient le plus de privilèges dans le traité initial, chaque région concernée tente de s’assurer quelques dérogations, en fonction de ses ressources, de sa situation particulière, de ses rapports personnels avec le président et son administration.
Vladimir Poutine et la reprise en main centralisée
L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine entraîne une rupture brutale dans ce processus. Dès juin 1998, il devient, en tant que chef adjoint de l’administration présidentielle, responsable de la politique régionale, et remplace Sergueï Chakhraï à la tête de la commission qui préparait justement ces traités. Fait notable, aucun nouveau traité ne sera plus signé après cette date. L’une des premières décisions de Vladimir Poutine, après son élection à la présidence en mars 2000, consiste à créer, au sein de l’administration présidentielle, une nouvelle structure : les districts fédéraux, avec à leur tête un « représentant plénipotentiaire » du président. Ces sortes de superpréfets ont une tâche prioritaire, celle de restaurer l’intégrité du champ institutionnel de l’ensemble fédéral, en reprenant notamment le contrôle des institutions et des nominations dans chacun des « sujets ». Concrètement, cela signifie la nécessité pour chaque région ou république de mettre l’ensemble de ses textes de loi régionaux en conformité avec la Constitution et les lois fédérales. Par ailleurs, Vladimir Poutine critique ouvertement le « fédéralisme à la carte », qui introduit selon lui des inégalités inacceptables entre les différents « sujets ». Pour lui, tous doivent être réellement égaux, ce qui sous-entend que les républiques ne doivent plus être traitées différemment. Une longue bataille politique et judiciaire s’engage, afin de forcer toutes les entités de la Fédération, dont le Tatarstan, à réécrire les divers textes qui s’écartent de ces principes. Très logiquement, l’administration présidentielle entame une campagne visant à annuler l’ensemble des traités bilatéraux, qui étaient justement l’un des principaux vecteurs de ce traitement différencié.
Les autorités du Tatarstan font partie des quelques foyers de résistance ouverte à cette recentralisation. Reprenant un avis attribué au Premier ministre Viktor Tchernomyrdine, Mintimer Chaïmiev, affirme publiquement que c’est bien cette politique souple et différenciée, en particulier les traités bilatéraux, qui avait permis de « préserver la Russie de la désintégration » dans cette période de grande tension entre le Centre et les périphéries. Notons cependant que, fidèle à sa tactique de recherche du compromis suivie sous la présidence Eltsine, le président tatar entame des négociations avec Vladimir Poutine. Lors d’une visite de celui-ci à Kazan en mars 2000, juste avant l’élection présidentielle, Mintimer Chaïmiev admet que le Tatarstan doit abandonner le principe de souveraineté et entrer définitivement dans le champ institutionnel russe, et Vladimir Poutine le présente comme l’« un des fondateurs de l’État russe contemporain ». À l’élection présidentielle de mars 2000, le Tatarstan vote à 68,89 % pour le candidat Poutine, soit le quatrième score le plus élevé de tout le pays. Mais, dès 2001, le président tatar insiste sur la nécessité de garantir une large autonomie aux régions : « Il est vain de faire peur en déclarant que si l’on donne de l’autonomie aux régions, la Russie va s’effondrer. Si nous avons réussi à préserver l’intégrité du pays au moment le plus difficile des réformes politiques, il n’y a plus de place pour de telles craintes aujourd’hui. La Russie ne peut être forte qu’avec des régions fortes. Un pays aussi vaste ne peut être gouverné dans tous ses aspects depuis un centre unique. »
Au terme de longues négociations, les autorités de Kazan vont réussir à « sauver » leur traité qui, en 2007, sera le seul renouvelé pour une période de dix ans. Mais cet apparent succès n’est qu’une victoire en trompe-l’œil. La plupart des articles du traité et ses annexes sont peu à peu vidés de leur contenu initial, les Tatars devant se résoudre à mettre en conformité leur législation républicaine et leurs pratiques réelles avec les lois fédérales qui suppriment la plupart des concessions faites en 1994. Ainsi, la Loi fédérale n° 95 de juillet 2003 redéfinit les « compétences partagées » entre le centre fédéral et les régions. Les domaines où ces dernières bénéficiaient d’un droit de regard sur les décisions à prendre sont réduits, et la prééminence du Centre dans de nombreux champs renforcée. Pour le Tatarstan, c’est la perte de ses privilèges concernant la jouissance et l’utilisation des terres, des ressources hydrauliques et autres richesses naturelles de son territoire. C’est aussi la redéfinition des équilibres budgétaires qui va progressivement rogner la part des taxes et impôts sur les hydrocarbures et autres productions stratégiques que percevait Kazan, au profit du budget fédéral. Certes, Mintimer Chaïmiev obtient en échange la promesse du financement par le Centre de plusieurs grands projets, mais au total, c’est bien l’administration et le gouvernement fédéral qui reprennent en main tous les grands équilibres. La réforme du Conseil de la Fédération (Sénat) en 2000, qui voit les présidents et gouverneurs perdre leur fonction de « sénateur » et, en même temps, leur immunité parlementaire, participe de ce rééquilibrage.
Nouveaux enjeux, nouveaux équilibres ?
Alors qu’approche la date fatidique de 2017, qui marque la fin de la validité du traité de 1994 renouvelé en 2007, les dirigeants tatars comprennent qu’il sera impossible d’en obtenir un second renouvellement. Mintimer Chaïmiev n’est plus aux commandes depuis 2010 ; il est devenu « président d’honneur » et a été remplacé par Roustam Minnikhanov, son ancien Premier ministre. Ce dernier multiplie les déclarations réaffirmant l’intérêt du traité. Pour les dirigeants tatars, ce document a été un facteur fondamental du « maintien de la stabilité interconfessionnelle, interethnique et politique ». La pratique décentralisée, l’autonomie de gestion accordée à la république ont été des moteurs décisifs de son dynamisme économique qui a, de fait, placé constamment le Tatarstan parmi les « sujets donneurs » de la Fédération, c’est-à-dire les quelques régions et républiques qui contribuaient plus au budget fédéral (par les impôts et taxes qu’elles reversaient) qu’elles n’en bénéficiaient au titre des subventions centralisées. Mais ces déclarations sont plutôt un baroud d’honneur : on a compris à Kazan que le Kremlin serait inflexible sur le non-renouvellement du traité, et le débat se déplace sur quelques questions sensibles qui ont défrayé la chronique depuis le début des années 2000.
La première pourrait paraître anecdotique s’il ne s’agissait d’un enjeu hautement symbolique : comment dénommer le responsable de la république ? La Constitution tatare insiste sur le titre de « président », perçu en 1992 comme le symbole de l’existence étatique et de la souveraineté fraîchement déclarée. Or, en 2010, s’est développée une campagne pour supprimer ce titre dans toutes les républiques, car, selon le président tchétchène Ramzan Kadyrov : « Dans un État uni, il ne peut y avoir qu’un président, celui de la Fédération », c’est-à-dire Vladimir Poutine. Toutes les républiques obtempèrent, troquant l’ancienne dénomination pour celle de « Chef » (Glava). Seule Kazan résiste et, comme souvent dans ce type de dispute, les autorités républicaines s’appuient à la fois sur des motifs juridiques (leur propre Constitution) et sur l’existence d’une mobilisation populaire, animée par un mouvement nationaliste tatar effectivement toujours actif, qui réclame le maintien du titre originel. Ce mouvement peut d’ailleurs arguer d’une réponse de Vladimir Poutine lui-même, qui, au cours d’une conférence de presse en 2015, a déclaré : « Nous respecterons le choix du peuple tatar, quel qu’il soit… alors décidez vous-mêmes ».
L’autre question en débat est encore plus névralgique : elle concerne la politique linguistique. Aux termes du traité de 1994, la politique éducative et la définition des programmes scolaires entraient pleinement dans les compétences républicaines, mais les nouvelles lois fédérales en ont décidé autrement et ceci touche aussi l’apprentissage des langues. Or, depuis les années 1990, de vives polémiques opposent à ce sujet deux camps déterminés, en tenant compte de l’équilibre ethno-démographique bien particulier de la république. Au recensement de 2010, sur près de quatre millions d’habitants, on compte 53,2 % de Tatars, en majorité musulmans, et 39,7 % de Russes, pour la plupart de tradition orthodoxe. Selon la lettre de la Constitution fédérale de 1993, il y a au Tatarstan deux langues officielles : le russe, langue d’État de la Fédération, et le tatar (une langue de la famille turco-altaïque), langue d’État de la république. Suivant en cela une revendication très forte du mouvement nationaliste tatar, les dirigeants républicains ont instauré l’apprentissage obligatoire du tatar dans toutes les écoles de la république, suscitant très tôt la vive opposition d’une partie des parents d’enfants russes. Ceux-ci se plaignaient à la fois qu’on oblige leurs enfants à apprendre une langue qu’ils ne jugeaient pas indispensable (de fait, pratiquement tous les Tatars parlent le russe, en particulier dans les villes où résident les familles russes et où il n’y a jamais eu de problème de relations lié à la langue) et que cet enseignement se fasse au détriment des heures de russe, si bien que leurs enfants sont pénalisés par rapport à ceux d’autres régions de Russie. Là encore, la nouvelle loi fédérale sur le système scolaire vient bousculer un équilibre fragile, en contraignant les responsables républicains de l’éducation à rendre facultatif l’apprentissage du tatar. Cette décision relance une forte mobilisation des mouvements tatars, qui craignent qu’elle n’entraîne inéluctablement un affaiblissement de l’usage de leur langue dans leur propre république. Toutefois, alors que certains dirigeants tentent, durant toute l’année 2017, d’obtenir une dérogation à la loi fédérale, menaçant même d’organiser un référendum sur la question, le président Roustam Minnikhanov déclare que c’est aux Tatars de faire en sorte de maîtriser correctement leur langue maternelle, et appelle les habitants de la république à « oublier toutes les offenses » et à voter pour Vladimir Poutine à l’élection présidentielle (ce dernier obtient 82,1 % des voix en mars 2018).
Dans le même temps, le président tatar ouvre un nouveau front de contestation à propos de la gestion fédérale. En décembre 2016, il remet en cause, sans mâcher ses mots, la décision du gouvernement fédéral d’augmenter d’1 % la part que le ministère fédéral des Finances prend aux impôts sur les bénéfices des entreprises, au détriment du budget républicain. Roustam Minnikhanov s’insurge contre cette ponction des bénéfices des « sujets donneurs ». « Ceux qui travaillent bien ne doivent plus toucher de subsides de la Fédération, déclare-t-il au Conseil d’État de la république, c’est absurde. Où va le pays ? Nous comprenons bien qu’il faut soutenir les régions faibles. Mais pas au détriment de celles qui fonctionnent. Certains suggèrent au président de Russie que ce serait sans importance. Ce n’est pas vrai. Nous avons connu la dékoulakisation. Une fois, déjà, on a tout égalisé et nous en avons vu les conséquences. Or, ceci y ressemble. » Le sujet est sensible, et le président tatar sait pouvoir trouver un écho, au moins tacite, auprès de nombreux dirigeants régionaux qui estiment que la centralisation budgétaire est allée trop loin, en dépit des tentatives de justification du chef du gouvernement fédéral, Dimitri Medvedev, et de ses ministres.
Sans doute est-ce là un terrain potentiellement plus ouvert pour les évolutions en cours. Ces dernières années, le Tatarstan s’est montré très actif dans le domaine de la diversification et de la modernisation de son économie, utilisant toutes les ressources disponibles. Ses dirigeants ont créé plusieurs grands « technoparcs » et autres pépinières de nouvelles technologies en s’appuyant sur les laboratoires de pointe de l’université de Kazan et les autres grands établissements de recherche de la république. Ils comptent aussi sur les représentations diplomatiques et les contacts dont ils disposent tant en Occident que dans le monde musulman pour attirer des investissements qui n’aient pas pour seul objectif de restaurer le Kremlin de Kazan et de reconstruire la fameuse mosquée Qol Charif, détruite par Ivan le Terrible lors de la prise de la ville en 1552. Ces fonds trouveraient là un usage autrement plus productif pour le futur. À n’en pas douter, l’issue de cette bataille sur la répartition des budgets entre le Centre et les régions sera très significative des équilibres que le président Poutine entend instaurer durant son dernier mandat au pouvoir. Et, une fois de plus, le Tatarstan se retrouve aux avant-postes de ce nouveau test du fédéralisme à la russe.
1.
La Fédération de Russie comprend 85 « sujets » en comptant la Crimée dont l’annexion, en mars 2014, n’est pas reconnue par les États occidentaux : 49 oblast (régions), 6 kraï (territoires), 22 républiques, 4 okroug (districts) nationaux, une région autonome et trois villes fédérales (Moscou, Saint-Pétersbourg et Sébastopol).