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E) Miscellanées franco-russes

Anne Coldefy-Faucard Anne Coldefy-Faucard
1 novembre 2018

Le conte de fées de la diplomatie russe

L’image de festins grandioses, de fêtes merveilleuses comme on n’en voit que dans les contes, est rarement associée à la Russie par les étrangers. À tort. Les contes populaires russes ne parlent, au fond, que de repas pantagruéliques : les épreuves imposées par la sorcière Baba Yaga à ceux qui ont le malheur de s’aventurer chez elle consistent avant tout à lui préparer des repas abondants et de qualité ; pour ne rien dire des histoires – nombreuses – qui se terminent par les noces d’un tsarévitch et d’une sage et/ou belle Vassilissa (illustration 1). Le conteur, d’ordinaire, pour authentifier son récit, l’achève par cette phrase quasi rituelle :

« Et là je fus,

Hydromel et bière je bus,

Sur les moustaches ça me coula, 

Mais dans ma bouche rien n’entra. »

On notera que la vodka, arrivée plus tardivement en Russie, ne figure pas dans les contes.

Créations très, très anciennes, les contes sont au cœur de l’imaginaire et du rêve populaires. Mais il arrive que la réalité égale la fiction. Ou faut-il penser que la fiction se conforme à la réalité, ou encore – ce qui serait plus curieux – que la réalité se conforme à la fiction ? Peut-être aussi assiste-t-on, en l’occurrence, à un double processus. C’est ce que nous tenterons de déterminer ici.

Le festin du tsar

Le récit (oral ou écrit) du festin du tsar, du « vrai » tsar, est presque aussi vieux que les contes. L’un des premiers documents non russes dont nous disposons est la relation de Sigmund von Herberstein. Ambassadeur de l’empereur germanique Maximilien, puis de Charles Quint, il effectue deux missions dans la Moscovie du XVIe siècle, en 1517 et 1528, sous le règne de Vassili III, père d’Ivan le Terrible. Certes, officiellement, Vassili III est « grand-prince de Vladimir et Moscou », mais son propre père, Ivan III, a hérité de Constantinople le titre de tsar et, dans les contes, il ne peut être question que de « tsar ».

L’ambassadeur Herberstein est non seulement reçu, mais aussi prié à dîner par le grand-prince, ce qui est un honneur exceptionnel.

Une fois les convives attablés, se déroule ce que l’on peut appeler le « rite du pain et du sel », offerts aux étrangers ou, plus généralement, aux nouveaux-venus, en signe de bienvenue, de partage, d’amitié. Puis commence le festin proprement dit :

« Enfin les sénéchaux sortirent pour aller chercher la nourriture […] et apportèrent l’eau-de-vie (1), que l’on commence à boire dès le début des repas ; puis des cygnes rôtis qui sont normalement servis comme premier plat, quand on mange de la viande. On en met trois face au Prince qui les sonde avec un couteau pour savoir lequel est le meilleur, et doit être choisi ; puis il les fait immédiatement emporter » (2).

Notons que le cygne que l’on sert au festin du tsar apparaît aussi au festin de noces du tsar, ainsi que dans les contes et les noces des contes.

« Les serviteurs furent bientôt sortis dans l’ordre qui les avait vu entrer et les cygnes, découpés en morceaux, furent disposés dans des assiettes plus petites, quatre morceaux par assiette. Les gens revinrent et posèrent cinq assiettes devant le Prince ; les autres furent distribuées aux frères, aux ambassadeurs et aux autres convives, dans l’ordre. Il y a quelqu’un debout près du Prince pour lui tendre sa coupe ; et c’est lui qu’il envoie porter à chacun le pain et les autres mets. Le Prince a coutume de donner au sénéchal une petite portion à goûter, puis il coupe sa part en différents morceaux, qu’il goûte, et il envoie à son frère ou à un conseiller ou aux ambassadeurs un plat dont il a goûté. Mais c’est toujours avec une plus grande solennité que l’on offre aux ambassadeurs des mets de ce genre, […] ; quand on les reçoit, non seulement ceux auxquels ils sont adressés mais également tous les autres doivent se lever, de sorte que toutes les fois que le Prince a témoigné sa faveur, on se lève, on reste debout, on rend grâces, on incline à plusieurs reprises la tête dans toutes les directions et on est vite éreinté » (illustration 2).
Place des invités, ordre des plats, tout est codifié et doit être respecté à la lettre. Le tsar occupe une table à part, souvent placée sur une petite estrade, afin qu’il voie et qu’on le voie. À ses côtés se trouve parfois son fils, le tsarévitch, parfois encore le Patriarche. Herberstein précise que toute la vaisselle est en or massif. C’est du moins ce qu’on lui a dit et il juge la chose vraisemblable, « vu son poids ».

Plus tard, en 1555, Richard Chancellor quitte l’Angleterre et, par le Nord, finit par arriver à Moscou, où il est reçu très solennellement par le tsar Ivan le Terrible. Ce dernier, plus encore peut-être que son père, cherche à impressionner les visiteurs étrangers. Tel sera le cas de presque tous les tsars de Moscovie et, en grande partie, des empereurs de Russie à partir de Pierre le Grand.

Au début des années 1860, Alexis Tolstoï écrit un roman historique, Le Prince Serebriany, dont l’action se déroule au temps d’Ivan le Terrible. On y trouve une description détaillée d’un festin du tsar, basée sur des récits anciens :

« Lorsqu’on en eut fini avec les cygnes, les domestiques quittèrent la salle par deux pour revenir avec trois cents paons grillés... Après les paons on servit des koulibiacs [tourtes de poisson] et des kournik [tourtes de volailles], des tourtes à la viande et au fromage, toutes sortes de bliny, des pirojki… »

Voilà pour se mettre en appétit. Mais ce ne sont que les hors d’œuvres, on passe ensuite aux choses sérieuses :

« On servit d’abord diverses sortes d’aspics ; puis des grues aux épices, des coqs marinés au gingembre, du poulet désossé et du canard avec des concombres. Puis l’on mit sur la table une variété de soupes, notamment trois types d’oukha [soupe de poisson]. »

Nous ferons l’impasse sur les desserts et autres friandises.

De l’art de recevoir les étrangers en Moscovie

Ivan le Terrible (et bien d’autres tsars après lui) ne sert à ses hôtes étrangers que des mets russes. Il s’agit de montrer la richesse et le savoir-faire de la gastronomie moscovite.

Les festins sont interminables. Sous Ivan le Terrible, ils durent six heures et plus. Pour la plus grande joie du tsar, il arrive que les étrangers ne le supportent pas, qu’ils ne supportent pas non plus tout ce qu’ils doivent ingurgiter en nourritures et boissons, et qu’ils perdent connaissance, à l’immense satisfaction du souverain qui peut se gausser à son aise de ces « petites natures » (illustration 3).
Chroniques et témoignages font état de deux à trois cents serviteurs, tous richement vêtus et auxquels il arrive de changer de vêtements deux ou trois fois entre les plats.

Le festin le plus légendaire reste toutefois celui organisé par Boris Godounov en 1598, dans la ville de Serpoukhov, sur les bords de l’Oka. Cinquante mille personnes y ripaillent, dix mille invités sont logés dans une véritable ville de tentes blanches. L’hydromel et la vodka sont régulièrement réapprovisionnés par convois entiers. Les festivités durent six semaines.

Cet incroyable festin semble attesté par des témoins étrangers autant que russes. A-t-il vraiment eu lieu ou relève-t-il de la légende ? Les images, tableaux, dessins représentant ces tentes fabuleuses, font curieusement défaut. Mais cela s’explique peut-être par le souvenir négatif qu’a laissé le règne de ce Boris Goudonov, vécu comme un usurpateur et, depuis Pouchkine, comme l’assassin de l’héritier légitime. Peu importe, d’ailleurs ! Ce qui compte ici, c’est une impression d’abondance sans limite, d’excès, de folle générosité ; c’est une volonté d’époustoufler les étrangers dont on suppose, d’emblée, qu’ils sont incapables de faire de même. Le conte et la réalité se confondent en une vision mythique du pouvoir, fortement teintée d’influence byzantine.

En 1639, sous le règne de Michel, le premier Romanov, Adam Olearius, ambassadeur de Frédéric III de Holstein-Gottorp, conclut la relation de son Voyage en Moscovie, Tartarie et Perse – l’ouvrage sur la Moscovie sans doute le plus célèbre du XVIIe siècle – en notant que les Russes « sont plus portés sur l’ivrognerie que tout autre peuple du monde ». Il précise toutefois que ceux qui boivent le plus sont des étrangers – Polonais, Lituaniens et Allemands –, pour la plupart soldats au service du tsar, et qu’ils sont refoulés par les autorités moscovites dans un faubourg, « afin de ne pas contaminer les bonnes gens russes par leur mauvais exemple » (illustration 4).
Olearius est toutefois contredit par un de ses contemporains, ambassadeur de Suède, qui constate que « celui qui ne boit pas sans retenue n’a pas sa place parmi les Russes. Cela explique l’existence de ce dicton à propos de ceux qui ne mangent ni ne boivent lors d’un festin : “Tu ne manges pas, tu ne bois pas, tu ne m’honores pas”, et les Russes sont très mécontents de ceux qui ne boivent pas autant qu’ils voudraient. Au contraire, si la personne boit selon leurs désirs, ils sont bienveillants avec elle et elle devient leur meilleur ami ».

Le deuxième Romanov, Alexis Mikhaïlovitch, père du futur Pierre le Grand, est également, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, célèbre pour ses festins grandioses. Ils ont lieu entre vingt et trente fois par an, dans le nouveau palais que le souverain a fait ériger, en bois, à Kolomenskoïé, village situé, à l’époque, aux environs de Moscou et englobé aujourd’hui dans la capitale (illustrations 5 et 6). Ils durent quelque huit heures et on y sert jusqu’à deux cents plats, sans compter les pains et les desserts. Le clou, parmi ces derniers, est un « kremlin en sucre ».
L’art pétersbourgeois de recevoir les étrangers

Tout semble devoir changer avec le règne de Pierre le Grand et le XVIIIe siècle.

À la Moscovie succède l’Empire de Russie, et le tsar est, avant tout, Imperator. Fanatique de l’Europe, Pierre veut à toute force imposer à la Russie les mœurs européennes, et sa nouvelle capitale, Saint-Pétersbourg, en sera le symbole. Dans le célèbre prologue de son Cavalier de bronze, Alexandre Pouchkine campe l’empereur sur les terres marécageuses du Nord qu’il vient de soustraire aux Suédois, où il réfléchit à l’idée de fonder sa cité prodigieuse (illustration 7) :

« Il songeait : la Suède est puissante ;

D’ici nous la menacerons.

Abattons son orgueil, ouvrons

Sur l’Occident une fenêtre.

Une ville ici doit paraître.

Lorsque nous serons établis

Des hôtes de tous les pays

Viendront, par des routes nouvelles,

Mener une fête éternelle ».

On relève ici de surprenantes constantes dans l’attitude du pouvoir russe envers les étrangers, ce qui revient à dire – jusqu’à la révolution et pendant une bonne partie du XXe siècle – les Occidentaux et, pour Pierre le Grand, les Européens. Ces derniers sont présentés comme les éternels rivaux d’une Russie qu’ils cherchent à dominer. Ils sont pleins de morgue, sûrs d’eux, et il ne serait pas mauvais de leur « clouer le bec ». Pouchkine, lui-même auteur de contes qui puisent aux sources populaires, formule, à la manière des contes, l’histoire de la naissance de la ville. On s’attend presque à ce que Pierre fasse apparaître Saint-Pétersbourg d’un coup de baguette magique. Au demeurant, est-on si loin de la réalité ? La cité a surgi comme dans un conte, féerique tel le palais de bois d’Alexis Mikhaïlovitch. D’Alexandre Pouchkine à Andreï Biely, en passant par Nikolaï Gogol, nombreux seront les écrivains à en faire une ville maléfique, susceptible de disparaître à tout instant, aussi vite et magiquement qu’elle est apparue (illustration 8). 
Dans le projet de Pierre le Grand, la ville n’a pas vocation à disparaître. Elle n’en est pas moins une cité de conte, où l’on vient de toute la Terre ripailler en un éternel festin. Avec Saint-Pétersbourg, du moins dans la représentation qu’en donne Pouchkine, on reste dans l’imaginaire populaire russe, mais Pierre fait mieux que ses prédécesseurs : sa capitale surpasse les tentes blanches de Boris Godounov ; elle surpasse même le palais de bois d’Alexis Mikhaïlovitch, tenu par les contemporains pour la « huitième merveille du monde », mais que Catherine II, l’Allemande, fera détruire en 1768 pour cause de complet délabrement.

Saint-Pétersbourg n’est cependant pas à l’abri des dégradations. En décembre 1837, un incendie cause d’énormes dégâts aux plus belles salles du Palais d’Hiver (illustration 9).
Au pays du miracle ordinaire

Sur l’ordre de l’empereur Nicolas Ier, tout est rebâti en un an. Le Marquis de Custine, alors en voyage en Russie à titre privé, est convié, avec les ambassadeurs étrangers, à dîner dans la partie reconstruite du palais et, bien sûr, à admirer l’exploit réalisé. Ce n’est pas un hasard si le tsar invite les ambassadeurs : une fois de plus, il faut impressionner les étrangers. Custine lui-même, pourtant très critique envers le pays, s’y laisse prendre :

« La fête qui suivit notre présentation est une des plus magnifiques que j’aie vues de ma vie. C’était de la féerie, et l’admiration et l’étonnement qu’inspirait à toute la cour chaque salon renouvelé en un an, mêlait un intérêt dramatique aux pompes un peu froides des solennités ordinaires. Chaque salle, chaque peinture était un sujet de surprise pour les Russes eux-mêmes qui avaient assisté à la catastrophe et n’avaient point revu ce merveilleux séjour depuis qu’à la parole du dieu le temple est ressorti de ses cendres. […] La table du souper était éclatante ; dans cette fête tout me semblait colossal, tout était innombrable, et je ne savais ce qu’il fallait admirer le plus de l’effet de l’ensemble ou de la grandeur et de la quantité des objets considérés séparément. Mille personnes étaient assises à la fois à cette table servie dans une seule salle. »

On serait presque tenté de conclure le récit du Marquis par la phrase rituelle :

« Et là je fus,

Hydromel et bière je bus,

Sur les moustaches ça me coula,

Mais dans ma bouche rien n’entra. »

Grenouilles au sucre contre mouton entier

Le Marquis de Custine n’a sûrement pas bu d’hydromel ni mangé de cygne au Palais d’Hiver. Au XIXe siècle, l’élite russe boit et mange « exotique », ce qui, bien souvent mais pas toujours, signifie « français ». Dans son roman en vers Eugène Onieguine, Pouchkine évoque « roastbeefs saignants », « gras chaud d’entrecôte », « truffes », « ananas dorés », « immortels gâteaux de Strasbourg », « vifs fromages de Limbourg ». Il compare les mérites du champagne et du bordeaux, le premier s’apparentant pour lui à une « maîtresse volage », le second à un « ami ».  

L’élite provinciale, qui se veut plus « parisienne » que Paris, est également de la partie, mais avec des résistances, comme il en est d’ailleurs dans la capitale. Dans les Âmes mortes de Nikolaï Gogol, le personnage de Sobakievitch, propriétaire terrien, reprend, en moins féerique, l’idée d’abondance et de générosité russes, alliées à la résistance et à l’appétit des hommes, et en profite pour critiquer vertement les pratiques européennes en matière de gastronomie et de savoir-vivre :

« En ce qui me concerne, on peut bien me rouler une grenouille dans le sucre, on ne me la fera pas gober. Pareil pour les huîtres : je sais trop à quoi ça ressemble. […] Parlez-moi de ces manigances des docteurs allemands ou français ! S’il n’en tenait qu’à moi, j’ordonnerais qu’on les pende ! Avoir inventé la diète ! Avoir imaginé de vous soigner en vous affamant ! Que voulez-vous, ces petites natures d’Allemands se figurent qu’elles viendront à bout des estomacs russes ! […] Chez moi, en tout cas, vous ne verrez jamais cela. Chez moi, quand on sert du mouton, c’est l’animal entier qu’on apporte, et même chose pour l’oie. Je préfère, pour ma part, ne manger que deux plats mais avoir ma suffisance pour le contentement de mon âme ».

Le premier livre de cuisine en langue russe paraît en 1773. La plupart des recettes y sont empruntées à des revues et des livres étrangers. À la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, ces ouvrages commencent à se multiplier. Là encore, ils sont consacrés à diverses cuisines étrangères et s’adressent aux seuls professionnels. Pour les cuisiniers ou cuisinières amateurs ils sont de peu d’utilité. Il faut attendre… Napoléon et l’élan de patriotisme qu’il déclenche en Russie pour que paraisse le premier livre de cuisine nationale. L’auteur y révèle au public les secrets de la cuisine des ancêtres, autrement dit d’avant Pierre le Grand, regrettant la mode qui, depuis, consiste à imiter les étrangers, au détriment des spécialités russes.

Après vingt ans de disette, de guerres, de révolutions, d’anéantissement de la civilisation russe, paysanne et chrétienne, Staline lance, en 1935, son célèbre slogan : « La vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus gaie. » Puisqu’il le dit, ce ne peut qu’être vrai. La réalité est bien différente : l’approvisionnement est catastrophique, conséquence de la collectivisation des campagnes, et les années suivantes seront celles de la terreur et des grands procès.

Que font les gourmets soviétiques dans ce contexte ? Ils se régalent en lisant frénétiquement des livres de recettes. Ils cherchent, dans les bibliothèques ou chez les bouquinistes, de vieilles éditions d’avant la révolution, et se délectent.

En 1939, Anastase Mikoyan, commissaire à l’Industrie alimentaire, ordonne la publication de ce qui deviendra la bible de la cuisine soviétique et que l’on trouvera dans chaque famille pour plusieurs générations : Le livre de la nourriture saine et bonne.

L’ouvrage comprend près de quatre cents recettes, des commentaires concernant l’hygiène et la santé, des sermons idéologiques. Les différentes – et nombreuses – éditions retracent presque toute l’histoire de l’Union soviétique. Dans celle de 1953 (soit quelques mois à peine après la mort du « Petit Père des Peuples »), toutes les photos de Staline auront disparu.

Ce livre, on le lit dès sa parution, on en contemple les images, comme on le ferait pour un conte de fées. Mais il n’y est pas question de festins « royaux » ni de fastueuses réceptions d’ambassadeurs étrangers.

La plupart des produits nécessaires à la préparation des recettes sont introuvables en magasin. Qu’importe ! On salive rien qu’en le feuilletant. Des gosses apprennent à lire avec lui.

Aujourd’hui, le Livre de la nourriture saine et bonne, devenu rare en magasin, connaît un succès tout particulier, version collector.

Et le conte reprend ses tours

Durant la préparation des Jeux olympiques d’hiver 2014, les blogueurs russes étaient nombreux à comparer malicieusement les travaux pharaoniques entrepris à Sotchi au chantier de la construction de Saint-Pétersbourg. Les uns voyaient en Vladimir Poutine un nouveau Pierre le Grand, bâtissant une nouvelle capitale sur un territoire conquis de haute lutte, donc impliquant la nécessité de demeurer sur ses gardes. La comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais Sotchi, en effet, est située dans un Caucase plus que turbulent aujourd’hui et, parfois, hostile à la Russie. D’autres établissaient un parallèle entre la rapidité des travaux dans chacune des villes. Il en était pour dénoncer le coût de ces entreprises, en vies humaines pour la fondation de Saint-Pétersbourg, en espèces sonnantes et trébuchantes pour l’aménagement de la paisible ville de Sotchi. Dans les deux cas, l’accès à la mer jouait son rôle, mais on soulignait la volonté du Pétersbourgeois Poutine d’accéder à une « mer chaude ».

Il y avait aussi – oserons-nous dire surtout ? – une volonté d’en imposer aux Occidentaux (Europe et États-Unis confondus), dans tous les sens du terme, c’est-à-dire aussi de jouer des muscles et de montrer sa puissance. La somptueuse cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, dont le fil conducteur,

rappelons-le, était l’histoire de la Russie, en fut une éclatante démonstration. Cette diplomatie, que l’on pourrait résumer par la formule : « des amabilités en guise d’avertissement », n’est pas sans effet : si, à Sotchi, les critiques occidentales ont été nombreuses, aujourd’hui, le ton de nombreux commentateurs étrangers des fastes de la Coupe du monde de football est nettement moins virulent.

On notera également que, plus les sanctions occidentales s’accumulent à l’encontre de la Russie, plus la « fête » se fait démonstrative à Moscou : les décorations de Noël sont restées, cette année, jusqu’après l’élection présidentielle, aussitôt remplacées par celles de Pâques – gros œufs assez kitsch dans les rues –, et de printemps – arbres roses-roses. Et jamais, semble-t-il, la capitale n’a connu autant d’« illuminations », ainsi qu’on appelait, sous le règne de Pierre le Grand, les feux d’artifices.

Toujours plus haut, toujours plus fort et plus grandiose : en 2006, on décidait de reconstruire, à l’identique, le palais de bois de Kolomenskoïé (illustration 10). Comme au temps de Nicolas Ier, c’était chose faite en un an, mais il fallait en compter trois de plus pour la décoration intérieure.

Il y a néanmoins gros à parier que Custine n’en aurait pas été émerveillé et que l’on ne saurait reprendre ses paroles à propos du Palais d’Hiver : « Quel effort de volonté ! pensais-je à chaque galerie, à chaque marbre, à chaque peinture que je voyais. Le style de ces ornements, bien qu’ils fussent refaits d’hier, rappelait le siècle où le palais fut fondé ; ce que je voyais me semblait déjà ancien. »

Même de loin et sous la neige, le palais de Kolomenskoïé fait vraiment trop « neuf ». À l’intérieur, on n’a pas ménagé les dorures, mais dans la reconstitution des festins d’Alexis Mikhaïlovitch, le plastique des esturgeons n’a rien d’appétissant (illustrations 11 et 12). 
Tout y est, pourtant, jusqu’aux mannequins représentant le tsar, les boïars et les serviteurs ; jusqu’au kremlin en « pseudo-sucre » du dessert (illustration 13).

Dans la suite de sa Journée d’un opritchnik, Vladimir Sorokine faisait paraître en russe, en 2008, un recueil de nouvelles intitulé, d’après l’une d’elles, Le Kremlin en sucre. Comme souvent chez l’écrivain ces dernières années, passé, présent et avenir s’y confondent, dans une permanence dont les caractéristiques ressortissent plus au cauchemar qu’au conte de fées.

Dureté du réel versus conte de la diplomatie ?
Bibliographie

François Angelier, Dictionnaire des Voyageurs et Explorateurs occidentaux, Pygmalion, Paris, 2011.

Rodolphe Baudin (dir.), « Manger russe », in La Revue russe, n° 44, Institut d’études slaves, Paris, 2015.

Andreï Biely, Pétersbourg, traduction de Jacques Catteau et Georges Nivat, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1967 ; repris par les éditions des Syrtes, « La Bibliothèque russe », 2018.

Michel Heller, Histoire de la Russie et de son empire, traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard, Champ Flammarion, Paris, 2009.

Astolphe de Custine, La Russie en 1839, Actes Sud, « Thesaurus », Arles, 2005.

Nikolaï Gogol, Les Âmes mortes, traduction d’Anne Coldefy-Faucard, Le Cherche midi – illustrations de Marc Chagall, Paris, 2005 et 2009 ; repris en 2009 dans la collection de Poche des éditions Verdier.

Sigmund von Herberstein, La Moscovie du XVIe siècle vue par un ambassadeur occidental, traduit du latin, Calmann-Lévy, « Temps et Continents », Paris, 1965.

Galina Kabakova, L’hospitalité, le repas, le mangeur dans la civilisation russe, L’Harmattan, Paris, 2013.

Adam Olearius, Voyages très curieux et très renommez faits en Moscovie, Tartarie et Perse, 1666 (on le trouve très facilement en ligne).

Alexandre Pouchkine, « Le cavalier de bronze », Œuvres poétiques, tome 1, traduction de Jean-Louis Backès, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1981.

Alexandre Pouchkine, Eugène Onieguine, édition bilingue, traduction de Marc Semenoff et Jacques Bour, Aubier, Paris, 1979.

Vladimir Sorokine, Journée d’un opritchnik, traduction de Bernard Kreise, éditions de l’Olivier, Paris, 2010.

Vladimir Sorokine, Le Kremlin en sucre, Nouvelles, traduction de Bernard Kreise, éditions de l’Olivier, Paris, 2011.

Alexis Tolstoï, Le Prince Serebriany. Roman historique du temps d’Ivan le Terrible, traduction de S. Tirnovsky, Le Carrefour, Bruxelles, 1946 (2 volumes, livre rare).

En russe : Ivan Pryjov, Istoria kabakov v Rossii v sviazi s istorieï rousskogo naroda [« Histoire des estaminets en Russie en relation avec l’histoire du peuple russe »] ; ouvrage des années 1860 ; l’édition russe de 1914 est disponible en ligne. Pas de traduction en français