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D) Régions

Angelina Vachtchouk
1 novembre 2018

La main d'œuvre nord-coréenne en Russie

Le gouvernement russe a énormément œuvré pour intégrer les travailleurs temporaires en provenance de la Corée du Nord dans le cadre de la législation migratoire, en tenant compte des nouvelles réalités économiques, des relations politiques, mais aussi de l’expérience historique des Nord-Coréens qui ont séjourné dans l’Extrême-Orient et en Sibérie. En 1997, un Accord d’échanges mutuels est conclu entre la Fédération de Russie et la République populaire démocratique de Corée, sur la base d’un régime de visas. Après l’expiration, le 31 décembre 1998, du sixième accord inter-gouvernemental relatif à des travaux conjoints d’exploitation forestière, les services compétents se chargent de la liquidation de la société et du rapatriement des bûcherons eux-mêmes. Dans les années 2000, toutefois, les relations se poursuivent dans le domaine des migrations de travail, fondées sur les besoins des entrepreneurs russes et le pragmatisme de la direction nord-coréenne, qui voit dans l’emploi de ses ressortissants à l’étranger un mode de soutien social pour une partie de la population et un moyen de compléter ses réserves de devises convertibles. Les ressortissants nord-coréens exercent une activité en Russie sur la base de l’Accord intergouvernemental du 31 août 2007 et de la Loi de la Fédération de Russie du 28 novembre 2009, n° 299-FZ, relative à la « ratification de l’Accord entre le gouvernement de la Fédération de Russie et le gouvernement de la République populaire démocratique de Corée sur l’emploi temporaire de ressortissants d’un des États sur le territoire de l’autre », entrée en vigueur le 13 décembre 2009.

L’activité et les conditions de séjour des Nord-Coréens dans la Fédération de Russie, y compris leur rémunération, de même que l’acquisition de devises sur le marché intérieur et leur exportation, sont régies par l’Accord de 2007. Les services russes veillent au respect des normes d’entrée et de sortie, des règles relatives au séjour des migrants, des quotas, de la validité des permis de travail. Les employeurs s’occupent des postes de travail, de l’hébergement (le plus souvent en foyer ou dans des bâtiments aménagés à cet effet), des autorisations et invitations nécessaires. La partie nord-coréenne se charge, elle, de trouver des postulants censés posséder des rudiments de la langue et de la culture russes. Les compagnies d’État, dont Rynnado, la plus connue, effectuent le transport des ouvriers. Les Nord-Coréens passent devant une commission médicale qui se prononce sur leur solidité. Toutefois, selon les experts, la société nord-coréenne a changé et il n’est pas rare que des travailleurs désireux d’aller en Russie graissent la patte des fonctionnaires. Il en ressort qu’une migration de travail dans la Fédération a une certaine valeur. Le gouvernement de la Corée du Nord montre de toutes les façons son intérêt à entretenir ces liens migratoires avec la Russie, mais il agit en tenant compte des nouvelles réalités.

Nombre de migrants et bassin d’emplois

La question du nombre de ces travailleurs étrangers sur le marché russe reste complexe. Ce flux migratoire est celui qui, parmi tous les autres, comporte le moins de zones d’ombre, mais le Service fédéral des statistiques (Rosstat) ne livre que d’infimes renseignements. Les diverses sources d’information (incluant les réponses du Service fédéral des migrations aux enquêtes, des travaux d’experts, des études de terrain) permettent, pour l’essentiel, de dégager des tendances. Au cours des huit dernières années, le nombre de travailleurs nord-coréens en Russie n’a pas excédé trente-sept mille, avec des pics et des creux (figure 1). À partir de 2014, on note une tendance à la stabilisation ; les quelques oscillations dans l’un ou l’autre sens s’expliquent par la politique sécuritaire du pays hôte et par quelques facteurs particuliers (quotas pour ce pays, respect de ces quotas par les régions, envergure des projets à réaliser dans la Fédération de Russie, pratiques des chantiers de construction et d’autres secteurs...). À la fin de 2017, la Russie décide de s’associer aux sanctions adoptées à l’encontre de la Corée du Nord. Elle a alors, sur son territoire, trente-deux mille ressortissants de ce pays munis d’un permis de travail. Le système russe des quotas fixe les limites de leur recrutement, comme pour tous les travailleurs étrangers non qualifiés. La part des Nord-Coréens dans l’ensemble des migrants employés en Russie n’excède pas 2,2 %, à l’exception de Sakhaline (6 %) et du Primorié (8,9 %).
La répartition des travailleurs nord-coréens dans les régions de Russie, au cours des cinq dernières années, a été très inégale ; en comparaison de la période soviétique, la géographie de ces ressortissants s’est considérablement élargie. À la fin de 2017, 53 % d’entre eux se trouvent dans l’Extrême-Orient et dans la région d’Irkoutsk (figure 2). La majeure partie travaille dans le Primorié (qui a une frontière commune avec la Corée du Nord). Certaines années, leur nombre y atteint douze mille. Ils jouent un rôle important sur le marché du travail de ce territoire, notamment dans le secteur de la construction de logements sociaux. En 2010, on en a vu affluer à Vladivostok pour les chantiers de construction en vue du 12e Sommet de l’Organisation de coopération économique Asie-Pacifique (APEC). Leur nombre fluctue selon le type d’activité qu’ils exercent, les lieux et les années (les Coréens se spécialisent dans le béton monolithe et les finitions).
Les Nord-Coréens employés dans le Primorié travaillent également dans la transformation du poisson, les entreprises de la flotte de pêche Dobroflot, principalement dans la mariculture, le tri de la pêche et les conserves de poisson. Dans la région de l’Amour, le nombre des Coréens qui y sont traditionnellement employés est divisé par deux à la fin de 2017 par rapport à 2014. 60 % des sept cent huit personnes qui s’y trouvent sont dans l’industrie forestière, et 3,6 % dans l’agriculture. Cette tendance à réduire le nombre des travailleurs temporaires de ce pays peut également être observée dans le territoire de Khabarovsk, où, à la fin de 2017, ils sont mille neuf cents, principalement occupés dans la construction et l’industrie forestière. En 2017, ils sont deux mille cent à être autorisés à travailler à Sakhaline. On trouve aussi des Nord-Coréens dans la région d’Irkoutsk, employés, pour la plupart, dans la construction, hormis une part infime travaillant dans les organisations du complexe forestier ou dans la restauration.

Les migrants temporaires de Corée du Nord sont très demandés par les entrepreneurs du bâtiment dans les villes de plus d’un million d’habitants où sont réalisés de grands projets. Ainsi une quinzaine de compagnies en ont-elles embauché sur leurs chantiers. Leur nombre oscillait, au cours des deux dernières années, entre deux et quatre mille personnes. Ils sont moins nombreux dans certaines villes, telle Nijni-Novgorod : trois cents environ, employés dans la couture.

On note, durant le séjour des travailleurs temporaires, dans les années 2007-2017, des changements de comportement, manifestes dans le territoire du Primorié. Dans les conditions d’une économie de marché, ils développent une tendance à moins s’isoler de la communauté qui les accueille. Celle-ci se remarque à de petits signes : mobilité plus libre dans les villes, entraînement à la consommation. On voit ainsi un groupe de Nord-Coréens, ayant fait des achats au marché, prendre un taxi, ou rentrer au pays avec des bagages imposants. Les serveuses, dans les restaurants, maîtrisent bien le russe et chantent des chansons russes. Leur insertion dans les structures quotidiennes liées au marché du travail apparaît dans diverses pratiques. Bien que, dans leur immense majorité, ils ne cherchent pas spécialement à élargir leurs contacts avec la population locale, ils sont chaque jour en situation d’échanger avec des Russes.

Conditions de vie et de travail

Les Nord-Coréens acceptent, après accord avec ceux qui les embauchent, des journées de travail plus longues, dépassant les huit heures habituelles. Comme pour d’autres travailleurs étrangers, leur salaire varie selon les régions, les secteurs et les compagnies qui les emploient. Dans le bâtiment, il est, en moyenne, de vingt mille roubles ; dans la transformation du poisson, de dix-neuf ou vingt mille. Mais il est des entreprises où, travaillant douze heures par jour, ils gagnent nettement plus (près de cinquante mille roubles sur les chantiers du Primorié). Leurs conditions matérielles ne sont pas non plus les mêmes partout. Là encore, tout dépend de la compagnie qui les emploie. Sur le chantier du campus de l’Université fédérale d’Extrême-Orient, ils vivent dans des conditions similaires à celles des ressortissants d’Ouzbékistan. Les Nord-Coréens travaillant dans le traitement du poisson (port de Zaroubino, territoire du Primorié) logent dans un foyer de type « soviétique ». Comparées aux conditions de vie des travailleurs chinois de l’agriculture dans le Primorié, leurs conditions sont plutôt meilleures. Pour tout ce qui concerne les forêts et le poisson, les Nord-Coréens ont droit au même traitement que les autres travailleurs temporaires, à ceci près qu’en règle générale, ils sont employés aux travaux physiquement les plus durs. On recense aussi des cas où les chefs d’entreprise font des économies sur leur dos (par exemple, sur certains chantiers de Saint-Pétersbourg) en leur offrant des conditions de vie sommaires. Mais vis-à-vis des travailleurs étrangers, la Russie ne se distingue pas de l’attitude et des usages de la plupart des entrepreneurs dans les pays où se développe l’économie de marché.

Vers la fin de la main-d'œuvre nord-coréenne en Russie ?

Au détriment des intérêts économiques de ses régions, la Russie a été contrainte de se plier à la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, relative à l’adoption de sanctions contre la Corée du Nord (11 septembre 2017), notamment en limitant l’embauche de ses ressortissants. En octobre 2017, Vladimir Poutine en signe le décret d’application. La Russie suspend la venue des travailleurs temporaires nord-coréens et, conformément à l’article 4 de l’Accord évoqué ci-avant, en informe leur gouvernement. Un mécanisme de réduction progressive du nombre de Nord-Coréens sur le territoire de la Fédération est mis en place, les demandes en provenance des régions russes pour 2018 sont rejetées et, en 2019, ces travailleurs étrangers devront être partis. Leur départ risque d’avoir un impact négatif dans les secteurs du bâtiment et de l’industrie du poisson, notamment en Extrême-Orient. Les prix des logements neufs et des travaux dans des appartements plus anciens, majoritairement réalisés par des Nord-Coréens, vont augmenter. Même si le pourcentage de ces migrants n’est pas très élevé, à peine 6 à 8 % de la main-d’œuvre étrangère en Extrême-Orient, les employeurs devront trouver des solutions pour en compenser la perte.