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E) Miscellanées franco-russes

Natalia Speranskaya
1 novembre 2018

La presse en langue française dans l’Empire de Russie

Dès le XVIIIe siècle, l’usage du français par l’élite de la société est un phénomène paneuropéen, et la Russie ne fait pas exception. Le français est également la langue de communication entre États. Des journaux et des revues en français sont édités partout en Europe où, surtout dans les pays protestants, existent d’importantes colonies françaises. En Russie, des périodiques en français commencent à paraître au milieu du XVIIIe siècle et continueront jusqu’à la fin de l’empire au début du XXe. Quelques journaux sont édités par les autorités et ont un caractère officiel ou semi-officiel, d’autres sont rédigés par des particuliers, des Français résidant en Russie.

Les journaux officiels tirent leur origine de confrontations politiques. Le premier d’entre eux, La Gazette de Saint-Pétersbourg, est la version française de l’organe officiel, Sankt-Peterbourgskie vedomosti. Elle est créée à des fins de propagande durant la guerre de Sept Ans et paraît entre 1756 et 1759. En 1807, le ministère des Affaires étrangères lance un périodique pour contrecarrer les « calomnies de la presse napoléonienne ».

Au XVIIIe et dans la première moitié du XIXe siècle presque tous les périodiques francophones paraissent grâce au soutien de la cour. Le Caméléon littéraire (1755) est édité par le baron de Tschudi, secrétaire d’Ivan Chouvalov, le favori de l’impératrice Élisabeth Petrovna, mécène et fondateur de l’université de Moscou ; le Mercure de Russie (1786) est soutenu par le grand-duc Alexandre, de même que le Journal littéraire de Saint-Pétersbourg (1798-1800). Tous ces périodiques publient des œuvres d’auteurs français ou des traductions françaises de l’anglais et de l’allemand.

Le français étant non seulement la langue de la diplomatie, mais aussi de la science, de la technique et des arts, il est utilisé par plusieurs journaux spécialisés. Édités et soutenus par des sociétés savantes ou publiant des partitions de musique, ils sont moins suspects aux yeux des autorités et connaissent une existence plus longue : les Mémoires de l’Académie des sciences (1809-1897), le Journal des voies de communication/Journal pouteï soobchtchenia (1826-1842), les Mémoires (ensuite le Bulletin) de la société des naturalistes de l’université de Moscou (1806-1823, 1829-1906), le Monde musical/Mouzykalny svet (1847-1878).

Il n’est pas étonnant que la plupart des périodiques francophones paraissent dans la capitale, ville internationale et multilingue. Le titre le plus lu est le Journal de Saint-Pétersbourg. Organe du ministère des Affaires étrangères, il naît en 1807 sous le nom de Journal du Nord. Quelques mois plus tard, la paix de Tilsit est conclue, la propagande antinapoléonienne cesse et le public se désintéresse de ce périodique. Celui-ci connaît un nouvel essor à partir de 1813, où l’armée russe passe à l’offensive. Le journal change alors de nom pour devenir le Conservateur impartial. Il rapporte des nouvelles de la campagne victorieuse et publie des proclamations à l’intention des populations des pays que traverse l’armée russe. Après 1814, le journal continue, en laissant prévaloir les nouvelles de l’étranger, si bien que lors de la catastrophique inondation du 7 novembre 1824, à Saint-Pétersbourg, cette nouvelle n’apparaît qu’en quatrième page.

Les solides positions du français

À la fin de 1824, annonçant aux autres ministres la rénovation du journal, désormais Journal de Saint-Pétersbourg, le chef de la politique extérieure Charles Nesselrode indique « le double but que nous nous sommes proposé : celui de faciliter à notre public les moyens d’information sur les événements du monde politique et commercial, en publiant les nouvelles les plus dignes d’attention et de confiance dans l’idiome le plus universellement répandu [mots rayés] ; et celui d’offrir aux lecteurs du dehors des renseignements complets et [mots rayés] authentiques sur l’état intérieur de l’Empire, sur les actes de notre gouvernement, de même que sur tout ce qui servirait à constater aux yeux de l’Europe les véritables progrès de l’ordre social parmi nous [mots rayés] la civilisation en Russie » (1).

On voit que l’argument justifiant la nécessité, pour le public en Russie, de recevoir les nouvelles en langue française est éliminée ; sans doute va-t-il de soi que l’élite cultivée est plus habitué à lire en français qu’en russe. Il se peut aussi que le ministre ne souhaite pas souligner les positions plus fortes d’une langue étrangère. Quant au « double but », il est proclamé par presque tous les journaux francophones paraissant dans l’empire, mais s’ils réussissent tous plus ou moins dans la première tâche, la seconde est difficile à mener à bien.

Dans le Journal de Saint-Pétersbourg, nous l’avons vu, les nouvelles de l’extérieur ont toujours pris le dessus, confinant parfois à l’absurde. Ainsi, le 28 novembre 1825, le journal paraît-il avec un cadre noir. Rien, ni en une ni à la deuxième page, n’indique un deuil national. Il faut attendre la page 3 pour apprendre la mort d’Alexandre Ier. Là, cette nouvelle voisine avec une description des mines d’un certain marchand Rastorgouyeff, d’un « Préservatif contre l’échauffement du bois de construction » et d’une « Nouvelle manière de cultiver les pommes de terre dans les caves »...

Le journal, édité par des fonctionnaires du ministère et non par des journalistes, est conçu sur le modèle de l’organe officiel français, le Moniteur universel, dans lequel les nouvelles de l’étranger sont suivies de celles de l’intérieur et des variétés. La part des nouvelles domestiques est maigre. Quant aux nouvelles extérieures, elles consistent pour la plupart en emprunts à des journaux européens, n’offrant que des faits, des articles de fonds ne paraissant que rarement. Pourtant, jusqu’à la création, en 1869, du Pravitelstvenny vestnik (« Messager du gouvernement »), c’est l’organe qui exprime la position officielle des autorités russes. Bien plus, dans les premières années de son existence, c’est là que les nouvelles officielles doivent paraître au premier chef, ce qui suscite, à juste titre, l’ire des autres journalistes : en 1828, Faddeï Boulgarine, éditeur de la Severnaïa Ptchela (« L’Abeille du Nord »), écrit dans un rapport à la police secrète : « Tout le monde déplore que dans l’Empire de Russie tous les documents importants soient publiés d’abord en français, et seulement après en russe, comme pour l’amour de Dieu ! » (2)

Quant à la rubrique « Variétés » où, dans le Moniteur français, paraissent des articles des meilleurs critiques littéraires, elle n’est étoffée, dans le Journal de Saint-Pétersbourg, qu’au cours de la première année. « Ce journal aurait pu devenir l’annonciateur de la gloire de la Russie à l’étranger ; au lieu de cela, il est rempli d’extraits de la presse européenne », écrit le journal russe Syn Otetchestva (« Le Fils de la patrie ») en 1829 (3) – et il a droit à une brutale réprimande d’un administrateur.

Un autre journal connaît une longue existence dans la seconde ville internationale de l’empire, Odessa, port commercial marqué par une forte présence d’étrangers. Également soutenu par les autorités, le Journal d’Odessa/ Odesski vestnik publie beaucoup de nouvelles culturelles, des revues théâtrales et, trait surprenant, entre 1827 et 1830 il est édité en deux langues, mais offre des articles différents en russe et en français.

Le premier périodique généraliste privé au XIXe siècle est le Bulletin du Nord. Georges Lecointe de Laveau, auteur d’un Guide du voyageur à Moscou (1824), l’édite dans l’ancienne capitale en 1828-1829, dans le but avoué de « faire connaître aux autres États de l’Europe la situation littéraire et scientifique de la Russie ». La revue consiste pour une bonne part en traductions du Moskovski Telegraf russe. Malgré le soutien du gouverneur de la ville, le prince Dmitri Golitsyne, la revue interrompt ses livraisons au bout de deux ans. L'éditeur de Moskovski Telegraf le déplore, expliquant que « les Russes ne lisent pas en français ce qui concerne la Russie » et que les seuls souscripteurs du Bulletin du Nord sont « des Français résidant en Russie » (4).
En 1829 paraît Le Furet, journal de littérature et des théâtres. Son rédacteur, Charles de Saint-Julien, est le secrétaire du comte de Laval, qui surveille l’édition du Journal de Saint-Pétersbourg. Le Furet publie les nouvelles littéraires de Paris, mais aussi des revues des spectacles du théâtre français et italien de Saint-Pétersbourg. C’est là une vraie nouveauté : auparavant, il était interdit de discuter des spectacles dans la presse. Les théâtres, très peu nombreux, sont tenus par la couronne, et il n’appartient pas aux feuilles privées de juger les acteurs de la troupe de Sa Majesté Impériale. L’autorisation n’en est accordée que par le Règlement de la censure de 1828. Dès lors, les journaux commencent à parler de théâtre, mais, même là, la position du Furet est unique : la critique des spectacles français en est le contenu principal. Des rumeurs circulent, selon lesquelles il jouit de la protection de l’impératrice Alexandra Fiodorovna. Néanmoins, la vie du journal est bien courte. Les quelques critiques qu’il se permet d’une actrice – la Française Virginie Bourbier, parrainée par l’empereur Nicolas lui-même – lui vaut une menace de fermeture. L’éditeur cède la feuille à son compatriote Auguste Saint-Thomas. Le journal change de nom pour Le Miroir, et passe peu après entre les mains de la veuve de l’imprimeur Alexandre Pluchart. Le Miroir consacre désormais ses colonnes à la seule littérature française, mais il est bientôt éclipsé par la Revue étrangère. Cette entreprise des libraires de la cour Bellizart et Dufour connaît un véritable succès : elle paraît trois fois par mois pendant trente ans, publiant des œuvres toutes récentes d’écrivains français, parfois même avant qu’elles ne voient le jour à Paris.  
« Répandre la vérité sur la Russie »

La guerre de Crimée (1853-1856) change la politique du gouvernement russe. Les règles de la censure se libéralisent peu à peu. En cherchant des moyens de répandre une image positive du pays en Occident, les administrateurs de l’empire lancent un journal à Bruxelles, Le Nord, le 1er juillet 1857. Il s’affirme comme un organe du gouvernement russe et proclame qu’il veut répandre la vérité sur la Russie et aider à améliorer ses relations avec l’Europe. Jusqu’en 1916, le Nord publie, entre autres, des écrits d’auteurs russes libéraux, mais ses numéros sont souvent censurés lorsqu’ils arrivent en Russie.

En 1865, est adoptée la nouvelle loi de la presse et, l’année suivante, apparaît le Courrier russe, politique, commercial, littéraire, artistique et judiciaire, édité d’abord par le comte Jean de Suzor, puis par Frédéric d’Hénault. « Aujourd’hui que la Russie respire à pleins poumons, annonce le premier numéro, et que chacun jouit, sous la tutelle d’un gouvernement éclairé, du droit d’exprimer librement sa pensée, ce n’est plus à l’étranger qu’il faut aller chercher la liberté pour exprimer sa pensée... » Le journal consacre souvent ses colonnes à la littérature russe. En août-septembre 1866 paraît la traduction des premiers chapitres du Crime et châtiment de Fiodor Dostoïevski, roman dont la publication russe – et même la composition – n’est pas encore achevée, mais qui fait déjà sensation. Le Courrier russe connaît le succès, à en juger par le fait qu’à partir de 1868 il devient quotidien et poursuit ses livraisons jusqu’en 1872.

Deux autres périodiques des années 1860, offrant, quant à eux, une lecture légère en français, sont La Revue amusante (1864-1865) et Le Grelot (1865-1866). Dès la fin de 1872, pendant un an paraît le quotidien La Neva, édité par Ernest Lavigne (à son retour à Paris ce communard publiera un roman sur les révolutionnaires russes, Le Roman d’une nihiliste, et une Introduction à l’histoire du nihilisme russe (5).

Ces périodiques, on le voit, ne durent guère, mais leur existence montre que le français, même s’il ne joue plus le même rôle que cinquante ans auparavant, continue d’être en usage. Rappelons aussi que pendant tout le XIXe siècle, un théâtre fonctionnait à Saint-Pétersbourg, donnant des spectacles en français quatre fois par semaine, et trois fois en allemand.

En 1812, au moment de la discussion sur le titre du journal du ministère des Affaires étrangères, son imprimeur Alexandre Pluchart suggéra que le nom « L’Esprit des gazettes étrangères » serait plus attrayant pour le public. Il semble qu’il ait vu juste : les lecteurs, en Russie, recherchaient en premier lieu dans les journaux francophones des nouvelles européennes et il leur semblait plus naturel de se tourner, pour les actualités sur la Russie, vers les périodiques nationaux.

Au milieu du XXe siècle le peintre Alexandre Benois, se remémorant les dernières années de la vie de son père, mort en 1898, écrivait : « Tous les matins, en prenant son café, il lisait un numéro du Journal de St.-Pétersbourg (une gazette en français qui était éditée à Saint-Pétersbourg, avec une subvention du gouvernement, pour l’information du corps diplomatique et de l’étranger) » (6). La remarque sur le lectorat du journal reflète l’ambiguïté qui a toujours marqué l’organe officiel de l’Empire de Russie paraissant en français, mais elle est en partie réfutée par le fait que Nikolaï Benois n’était ni un diplomate ni un étranger en Russie. Il était né, toutefois, dans la famille d’un Français, le maître d’hôtel de la cour, Louis Jules Benois, ce qui souligne une nouvelle fois le rôle joué en Russie par les artisans, les peintres, les architectes, les musiciens, les savants d’origine française. Les périodiques francophones permettent de mieux comprendre ce qu’étaient la colonie française dans la Russie impériale et la place du français dans la société, et de reconstituer l’atmosphère multilingue de l’époque, qui a tant contribué à la formation de la culture russe.

1.  Archives de la politique extérieure de l’Empire de Russie, fonds 1, razriad IV, opis 50, delo 1, f. 396r-396v.

2.  Vidok Figliarine, Pisma i aguentournïé zapiski F.V. Boulgarina v III Otdelenié [« Lettres et rapports d’agent de F.V. Bougarine à la IIIe Section »], Moscou, NLO, 1998, p. 278. 

3.  Syn Otetchestva i Severny arkhiv, 1829, n° 15, p. 53.

4.  Moskovski telegraf, 1829, partie 28, n° 13, juillet.

5.  Paris, 1879 et 1880.  6.  AlexandreBenois, Moi vospominania [Mes Souvenirs], t. 2, Moskva, Naouka, 1990, p. 237.