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E) Miscellanées franco-russes

Vera Milchina
1 novembre 2018

Les Français en Russie sous Nicolas Ier : « nuisibles » et « utiles »

Nul n’ignore la scène célèbre de l’arrivée en Russie narrée par Astolphe de Custine dans les lettres septième et huitième de sa Russie en 1839, dans lesquelles le caustique marquis décrit l’examen que l’étranger venant à Saint-Pétersbourg par la mer doit passer à deux reprises, d’abord à Cronstadt, ensuite dans la capitale elle-même. L'écrivain compare l’« aréopage de commis » à un tribunal sinistre qui traite tout étranger parvenu à la frontière russe en coupable ; les employés, que Custine soupçonne d'avoir des charges secrètes en dehors de leur emploi avoué, examinent avec un soin minutieux les documents, les visas, les dates, et se montrent « difficiles ou faciles en passeports » selon les voyageurs, dont certains sont fouillés impitoyablement (1).

Les premiers fonctionnaires que les étrangers rencontrent à la frontière sont les douaniers dépendant, depuis 1810, du ministère des Finances ; ce sont eux qui inspectent les bagages et les passeports des voyageurs et qui, si ces bagages et ces papiers sont en règle, les laissent entrer sur le territoire de l’Empire de Russie. Le contrôle des bagages s’effectue conformément au Règlement qui définit minutieusement les « effets des voyageurs » dont l’entrée est autorisée et franche de droit (jusqu’au nombre d’assiettes et cuillères, montres et tabatières). La recherche et la confiscation des marchandises prohibées sont du ressort des douaniers, mais si un problème surgit avec les papiers des voyageurs, cela concerne une autre institution beaucoup plus puissante, qui, elle, s’occupe du sort de tous les étrangers suspects, décide si l’on doit ou non les laisser entrer en Russie et les surveille dans le cas où cette permission leur est accordée. Cette institution, la IIIe Section de la Chancellerie impériale, qui a à sa disposition le Corps des gendarmes, est créée en 1826, aussitôt après l’avènement de Nicolas Ier.

La création de cette « haute police » s’explique par le fait que le jeune empereur éprouve le besoin d’améliorer le système de renseignement pour qu’à l’avenir des conjurations pareilles à celle du 14 décembre 1825 (2)  ne puissent se reproduire. Ce n’est pas un hasard s’il place à la tête de la nouvelle institution le comte Alexandre Khristoforovitch Benkendorf, son fidèle serviteur, chef du régiment de cavalerie qui, le 14 décembre, commandait des troupes d’une partie importante de la capitale, l’île Vassilievski.

Le modèle français

En rapportant cette étape de sa vie et de la vie de l’Empire de Russie dans ses Mémoires, Benkendorf souligne l’influence des idées libérales françaises sur les officiers russes impliqués dans la conjuration du 14 décembre. C’est là un lieu commun dans les textes de tous les mémorialistes tant libéraux que conservateurs, à ceci près que les premiers jugent cette influence salutaire pour la Russie, tandis que les seconds, y compris Benkendorf, sont sûrs qu’elle lui fut néfaste. Or, l’ironie de l’histoire voulut qu’en méditant sur l’organisation de la police qui devrait prévenir les conjurations d’hommes imprégnés de l’esprit français, Benkendorf se tournât vers l’organisation de la gendarmerie royale française de la Restauration. Cette dernière était héritière de la gendarmerie impériale, « surveillance moitié civile, moitié militaire, répandue sur toute la surface du territoire », qui permettait au souverain d’être instruit « nettement et positivement » de tout ce qui se passait dans son État (3).

Pourtant, la différence entre le système français sous Napoléon et le nouveau système de Nicolas Ier est considérable. Nicolas ne veut pas tolérer dans son empire un ministère de la Police omnipotent, comme celui de Fouché sous l’Empire ; il préfère surveiller en personne sa police. À cette fin, il conçoit une « haute police » toute nouvelle, composée de deux parties : le Corps des gendarmes, à la tête duquel Benkendorf est nommé, et la IIIe Section de la Chancellerie impériale, censée être le centre « intellectuel » de leurs activités ; le même Benkendorf en devient le chef suprême. C’est la IIIe Section qui prend forme la première. L’oukase de l’empereur Nicolas au ministre de l’Intérieur Lanskoï, prévoyant sa constitution, est publié le 3 juillet 1826. Ce département de la « haute police » n’est composé que d’une vingtaine d’hommes, mais cela ne l’empêche nullement d’être aussi actif que puissant.

La IIIe Section, dont les papiers sont conservés aux Archives d’État de la Fédération de Russie (GARF), se compose de quatre départements ou « expéditions » aux fonctions différentes : la première s’occupe de la surveillance politique et étudie l’esprit public et l’opinion en général, la deuxième veille aux sectes religieuses et aux affaires criminelles, la troisième a pour but la surveillance de tous les étrangers arrivant dans l’empire, la quatrième s’occupe de tous les accidents survenus dans le pays ; en 1842, on y ajoute une cinquième « expédition » pour surveiller la censure. Il va de soi que les documents de la troisième « expédition » sont la source la plus précieuse pour celui qui s’intéresse au contrôle des étrangers, notamment des Français, en Russie.

Les Français « contagieux »

Les relations entre la Russie et la France connaissent différentes périodes sous le règne de Nicolas Ier (1825-1855). Le moment crucial est assurément la révolution de Juillet. Si, avant 1830, la Russie, selon la formule pittoresque d’une mémorialiste française, fut « en coquetterie avec la France » (4), la situation change après l’avènement de Louis-Philippe, dans lequel Nicolas Ier voit un usurpateur et qu’il ne consentira jamais à appeler « frère », comme le veut l’usage entre les souverains européens. Les relations entre les deux pays se détériorent encore à cause des Polonais qui, après l’échec de leur insurrection contre la Russie en 1831, trouvent refuge en France. Toutefois, même avant les Trois Glorieuses, alors que la branche aînée des Bourbons occupe toujours le trône des Tuileries, les autorités russes craignent déjà la « contagion » libérale dont on considère Paris comme la source principale. Ces craintes ne deviennent que plus fortes après la révolution de Juillet. Si les frontières ne sont complètement fermées aux Français que quelques jours en août 1830, le contrôle se fait encore plus sévère pour ceux qui souhaitent se rendre en Russie. Ce contrôle, au demeurant, commence loin de la frontière, dès la France.

Un Français voulant aller en Russie doit remplir à la mairie de son domicile une demande de passeport qu’il faut appuyer par des certificats des autorités locales : fiche d’état civil, attestation de domicile, certificat de bonne vie et de bonnes mœurs. Ces pièces sont transmises au préfet qui établit les passeports ; un passeport pour l’étranger coûte dix francs. Le passeport est ensuite envoyé au ministère de l’Intérieur qui, par l’intermédiaire des Affaires étrangères, le soumet au visa de l’ambassade de Russie. Le visa obtenu, le postulant peut retirer son passeport à la préfecture de police de Paris ou à la mairie de son domicile, quand son passeport est repassé par le ministère de l’Intérieur ou la préfecture du département (5). Sans visa russe l’entrée sur le territoire de l'empire est strictement interdite. À la frontière on retire aux étrangers leur passeport pour l’envoyer, ainsi que les listes des personnes arrivées, à la troisième « expédition » de la IIIe Section. En échange de son passeport, l’étranger reçoit un « billet » lui permettant de séjourner dans la ville où il est entré pendant un délai limité à un an (parfois six mois) ou de poursuivre son voyage à travers l’empire, à condition d’échanger ce billet, une fois arrivé à son lieu de destination, contre un permis de séjour.

Les bureaux administratifs russes ne sont pas le seul endroit où les étrangers de nationalité française venus en Russie sont obligés de se présenter. Une fois sur le sol russe, l’étranger doit se rendre à l’ambassade ou au consulat de son pays pour se procurer un certificat de nationalité ou d’immatriculation. Or, sous la monarchie de Juillet, ces visites à l’ambassade, à première vue si simples, posent des problèmes aux voyageurs, plus précisément à une partie d’entre eux, les légitimistes. Ne reconnaissant pas le roi Louis-Philippe et son pouvoir comme légitimes, ceux-ci se tiennent à l’écart de l’ambassade et se refusent à rendre visite à l’ambassadeur. Pourtant l’immatriculation est nécessaire : sans elle les diplomates français, ignorant la présence de leur compatriote sur la terre russe, ne pourraient le défendre dans les situations difficiles. Et ces situations ne sont pas rares.

Les Français étant considérés comme une source potentielle de « contagion libérale », voire révolutionnaire, le pouvoir russe s’efforce de les tenir toujours sous contrôle. Il arrive qu’un voyageur, même muni d’un visa, soit refoulé dès la frontière, avec défense absolue de s’y représenter, si les autorités russes ont été averties de ses opinions saint-simoniennes ou républicaines. Encore est-ce là la meilleure variante ; pire est le sort d’un certain Pierraggi, ex-officier qui, en mai 1833, accompagne en Russie le courrier diplomatique français Franceschi. Il entre en Russie mais, au même moment, arrive de Paris une lettre de l’ambassadeur russe Pozzo di Borgo, dans laquelle ce Pierraggi est dépeint comme un dangereux révolutionnaire. Suite à cette alerte la police l’arrête, et ce n’est que grâce aux efforts d’un diplomate français, le chargé d’affaires Lagrené, que l’infortuné Français est remis en liberté, avec l’obligation de quitter sans délai le territoire de l’empire, ce qu’il fait sans doute volontiers.

Pierraggi doit sa mésaventure à la vigilance des diplomates russes à l’étranger, mais les autorités russes disposent d’autres sources de renseignement, à commencer par les rapports des agents secrets. Il suffit d’avoir une langue trop déliée en présence de l’un d’entre eux, et le renvoi est en quelque sorte assuré. Ainsi, en octobre 1830, un Français nommé Amanton, qui a importé en Crimée la culture de la vigne et la fabrication des vins d’après la méthode française, est contraint de gagner immédiatement la frontière, sans possibilité de revenir, simplement parce que dans les salons des nobles de la contrée, il s’est permis quelques remarques sur la révolution de Juillet, dont l’agent Locatelli n’a pas tardé à informer la IIIe Section.

On connaît une autre source d’ennuis et même d’expulsions du territoire russe pour des Français considérés comme « nuisibles » et semant la « contagion libérale » : les lettres interceptées. Les employés des cabinets noirs créés auprès des bureaux de poste ouvraient les lettres et en recopiaient le contenu, si celles-ci recelaient quelque élément suspect ; en principe, il s’agit de cas exceptionnels, selon les ordres du chef de la IIIe Section, mais en décembre 1832 ce dernier ordonne que toutes les lettres arrivant de Paris soient interceptées. Au demeurant, cette pratique existait même avant la révolution de Juillet : ainsi Louis Paris, futur historien et archiviste, et, en 1829, simple précepteur dans une famille noble de Moscou, est-il expulsé de Russie à cause d’une lettre dans laquelle il s’est autorisé des observations ironiques sur le train de vie des Russes (6). Quant aux critères permettant de repérer le suspect, ils sont très flous ; le docteur Sat, arrivé en Russie en novembre 1830, probablement pour lutter contre le choléra, en est, par exemple, expulsé quelques jours plus tard, parce qu’on a trouvé dans ses papiers un brouillon de lettre à un baron portugais, dans lequel le roi du Portugal don Miguel était qualifié de « tigre couronné ». Pas un mot concernant la Russie dans ce papier confisqué, mais cela suffit pour que la carrière russe du docteur Sat finisse sans avoir commencé. Il est à souligner que les employés de la IIIe Section ne font qu’observer et transmettre les résultats de leurs observations à leur chef, afin qu’il en informe l’empereur qui, seul, peut prendre la décision d’expulser un Français ; quant à la mise à exécution de la volonté suprême, c’est la tâche de la police ordinaire.

De l’inutilité des modistes et des colporteurs

Ces faits, et d’autres qu’on ne peut relater ici faute de place, semblent indiquer que, sous le règne de Nicolas Ier, connu pour sa politique isolationniste, le sort des Français en Russie est difficile pour ne pas dire tragique. Or, la réalité est beaucoup plus complexe. Bien sûr, la colonie française est plus modeste que l’allemande (en 1848, par exemple, il y a à Saint-Pétersbourg 2 670 Français contre 35 000 Allemands). Néanmoins ces Français-là vivent, et surtout travaillent en Russie. Ils exercent des métiers différents et, à côté de simples artisans, dentistes, acteurs, précepteurs… œuvrent de brillants savants, tels que l’orientaliste Marie-Félicité Brosset, qui, arrivé en Russie en 1837, y reste jusqu’à sa mort en 1880 et devient membre de l’Académie russe. Ces Français-là sont considérés comme « utiles » et nullement « nuisibles ». Plusieurs aspirent même à devenir sujets russes, ce qui leur est accordé sans problème.

La peur de la « contagion idéologique » n’empêche pas l’empereur et, surtout, ses ministres d’éprouver le besoin d’entretenir des relations avec les pays d’Europe, notamment la France. Une des preuves les plus éclatantes de cette assertion est le bilan du travail du comité spécial créé par l’empereur en 1841 pour discuter d’une augmentation considérable des taxes d’entrée imposées aux étrangers. Les ministres réunis dans ce comité s’expliquent très bien mutuellement, et expliquent ensemble à l’empereur que tous les étrangers sont encore utiles et même nécessaires au progrès industriel et intellectuel de la Russie, à l’exception… des modistes et des colporteurs (7).

Ainsi, à côté des Français tenus pour « nuisibles » par les autorités russes, existent en Russie de paisibles Français « utiles », et l’on ne peut comprendre la complexité des relations franco-russes sous Nicolas Ier sans considérer ces deux « volets » du diptyque.

1.  Astolphe de Custine, La Russie en 1839, édition critique par Véra Milchina, Paris, Classiques Garnier, 2015, pp. 159-163, 170-172. Voir une analyse de ces « rites de passages » in Galina Kabakova et Alexandre Stroev, « Passer la frontière : une étape cruciale du voyage russe », Le chemin, la route, la voie, Presses Paris Sorbonne, 2005, pp. 479 et suiv. 


2.  Le 14 décembre 1825, la fine fleur des officiers et des aristocrates russes mène ses troupes sur la place du Sénat, à Saint-Pétersbourg, pour réclamer une monarchie constitutionnelle. Cette révolte dite « des Décembristes » sera impitoyablement réprimée.

3.  Jean Tulard dir., Dictionnaire Napoléon, Fayard, Paris, 1989, pp. 785-786. 

4.  Duchesse de Maillé, Souvenirs de deux Restaurations. Paris, 1984. p. 255.

5.  Michel Cadot, « Débuts de la navigation à vapeur et l’émigration française en Russie », Cahiers du monde russe et soviétique, 1963, v. IV, fasc. 4, p. 387. 

6.  Pour plus de détails, voir Véra Milchina, « Des liaisons dangereuses : lettres des Français en Russie interceptées par les gendarmes dans les années 1820-1840 », L’image de l’étranger : les Français en Russie et les Russes en France, A. Stroev (éd.), Paris, Institut d’études slaves, 2010. pp. 229-242. 

7.  GARF, Fonds 109, Exp. 3, 1841, n° 149.