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Avant-propos par Hélène Carrère d’Encausse

Hélène Carrère d'Encausse Hélène Carrère d'Encausse
11 novembre 2017

Russie 2017 : entre confiance et réalisme

Un quart de siècle s’est écoulé depuis que l’URSS a disparu, laissant place à la Russie, l’État continuateur, héritier de son statut de membre permanent du Conseil de sécurité, et à une myriade d’États indépendants. Durant ce quart de siècle, l’équilibre international a, lui aussi, profondément changé et même à plusieurs reprises. Avec l’URSS disparue, ce fut aussi la fin de la « guerre froide » et de la confrontation des deux blocs, ainsi que des deux systèmes d’alliance, Pacte Atlantique et Pacte de Varsovie. Comme l’Europe, dont la réunification allemande symbolisa alors la réconciliation, le monde s’est rassemblé autour d’une puissance, celle qui avait gagné la « guerre froide », les États-Unis. Et dans ce monde unipolaire, la Russie, plongée dans le chaos de la si difficile transition du postcommunisme à l’économie de marché et à la démocratie, sembla reléguée au statut de « non-puissance », à l’exception toutefois du symbole de puissance que lui maintenait sa place au Conseil de sécurité.

En 2017 pourtant, le monde et la Russie ont changé. Le monde unipolaire, tout d’abord, a cédé la place à un monde multipolaire, évolution due à la montée « sur la scène de l’histoire » – celle que Lénine annonçait dès 1916 – de grands États d’Asie, la Chine en premier lieu, mais aussi l’Inde, l’Indonésie et, potentiellement, des États latino-américains. L’élargissement de la scène politique mondiale qui a conduit à ce monde multipolaire s’est accompagné d’un bouleversement des équilibres. Ce n’est plus autour de l’Occident, de l’Europe, voire du monde atlantique que se joue le destin des sociétés, mais en Asie, autour du Pacifique. Pour la Russie l’élargissement et le déplacement géopolitique sont à la fois une bonne nouvelle, la fin de l’hégémonie américaine, et un défi, car elle doit trouver sa place dans ce monde transformé. Depuis des siècles la Russie a cherché à s’affirmer en puissance européenne, adoptant ses idées, ses intérêts, même si durablement l’Europe la tint pour une province périphérique. Dans les années de reconstruction de la puissance perdue, Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev ont tenté d’utiliser la position géographique et géopolitique de la Russie, européenne et asiatique, comme moyen de pression sur le monde occidental, États-Unis et Europe, visant à démontrer que pour elle, pays européen, une autre orientation géopolitique était possible, dont l’adoption s’opérerait au détriment du monde occidental et au bénéfice de la puissance ascendante de l’Asie. Mais ce fut jusqu’aux toutes dernières années un élément de la négociation entre une Russie avide d’être incorporée au « club des puissances occidentales », de retrouver un statut de puissance face à l’hyper-puissance américaine, et non une réorientation réelle.

En 2017 il n’en est plus tout à fait de même. L’Asie offre à une Russie, qui reste isolée face au monde occidental, des perspectives de retour à la puissance perdue. C’est d’abord dans la relation avec la Chine, mais non pas une relation bilatérale comme ce fut le cas dans un passé récent, que la Russie est en train de constituer un pôle de puissances nouveau. On a assez glosé durant des années sur le mythe de la relation Moscou-Pékin, rapport combien inégal entre un État de cent cinquante millions d’habitants et le Goliath chinois dix fois plus peuplé, avide de trouver de nouveaux espaces que la Russie d’Asie dépeuplée lui offre. Si ce tableau de la relation russo-chinoise à base démographique est exact, cette relation ne peut plus être considérée seulement sous cet angle statistique. C’est oublier que depuis quelques années, la Russie s’est elle-même constituée en puissance asiatique et inscrite dans une série d’instances et d’organisations asiatiques dont la plus importante est le groupe de Shanghai, qu’elle copilote avec la Chine, et qui est devenu en peu d’années une alliance stratégique multilatérale ouverte à de grands pays tels que l’Inde ou l’Iran, même si leur statut n’y est pas clairement défini. L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) est une autre instance collective avec laquelle la Russie a développé des liens économiques étroits. Si l’on ajoute que la Russie, dans la période la plus récente, a amélioré ses rapports avec le Japon, notamment en élaborant des projets communs dans les Kouriles, on constate que, partenaire de la Chine, elle n’est plus seule face à elle mais entourée d’autres États d’Asie, dont certains se tournent vers Moscou pour équilibrer la puissance de Pékin. Par cet élargissement des relations économiques et politiques en Asie, la Russie a réussi à donner à son partenariat avec Pékin un caractère multilatéral, ce qui lui permet d’envisager pour ce partenariat de nouveaux objectifs. Moscou et Pékin associés dans le groupe de Shanghai imaginent déjà un espace de sécurité et de coopération qui, écrira Sergueï Karaganov dont l’esprit prospectif aura rarement été pris en défaut, irait « de Tokyo à Lisbonne ». Ce pourrait être la Grande Eurasie.

Si l’Asie est pour Moscou riche de promesses, le Moyen-Orient aura aussi contribué récemment à modifier l’image de la puissance russe. On sait néanmoins, et les objectifs de politique étrangère définis par la diplomatie russe en 2016 le confirment, que le Moyen-Orient ne figure pas en tête des priorités fixées alors. Pourtant l’action militaire, politique et diplomatique russe en Syrie aura eu pour conséquence qu’à l’aube de l’année 2017, Moscou peut en établir un bilan fort positif. La Russie a conforté sa présence en Syrie, affermi ses positions navales et gagné le statut de puissance légitime et indispensable au règlement du conflit qui ébranle tout le Moyen-Orient. Certes les négociations d’Astana, où la Russie a associé deux alliés difficiles à différents égards, l’Iran et la Turquie – avec ce dernier État c’est la modération de Moscou qui a permis de dépasser les confrontations récentes –, n’ont pas pour l’heure abouti à des résultats concrets. Mais Astana est devenue – comme Minsk à d’autres égards – un processus de discussion dont on n’imagine plus la disparition. Et ici c’est la Russie qui apparaît comme le pays ouvert et même initiateur de toutes les instances de règlement de conflit, du Conseil de sécurité à Astana. En Syrie la Russie rassemble autour d’elle nombre de pays qui partagent sa perception du conflit – elle est le défenseur de la stabilité contre le chaos. À l’opposé, les Occidentaux qui prônent la démocratie contre les tyrans sont perçus – en fonction de l’effet de leurs politiques – comme les organisateurs du chaos dans le monde arabe (« printemps arabes »), voire en Ukraine et en Asie centrale (« révolutions de couleur ») et des menaces de déstabilisation ressenties par la Russie ou l’Iran. Dans cette posture de sauveur de l’ordre, de la stabilité au nom de laquelle la Russie soutient Bachar el-Assad, Moscou trouve un accueil attentif en Égypte, en Algérie et dans tous les pays qu’inquiète l’appel à la déstabilisation. La montée du terrorisme, fruit de la politique occidentale en Afghanistan, en Irak et en Libye, et la nécessité de le combattre semblent désormais rapprocher les États-Unis et la Russie. Ce rapprochement ira-t-il plus loin ? Moscou avait, un temps, espéré que les élections américaines vues à travers le prisme du discours du candidat Trump, hostile à l’OTAN jugé obsolète, et favorable à un nouvel isolationnisme, auraient, dans l’hypothèse de l’élection de ce candidat, des conséquences favorables aux relations russo-américaines. Les premiers mois de cette présidence, s’ils n’ont confirmé ni le rejet de l’OTAN ni l’isolationnisme, ont surtout démontré que le rejet de la Russie dans les élites politiques américaines était puissant, puisque leur opposition au nouveau président prend appui sur la thèse d’une manipulation de son élection par ce pays. On comprend à Moscou, désormais, que les chances d’une inflexion de la politique américaine dans un sens plus ouvert à un rapprochement avec la Russie sont faibles, du moins dans l’immédiat, et que l’objectif commun de la lutte contre le terrorisme islamique ne saurait être dépassé. Ce qui a pour conséquence d’encourager le « tournant asiatique » de la Russie.

À cela s’ajoute le constat d’un certain échec, ou des limites de l’action russe dans l’espace postsoviétique. Quand on considère les priorités de la politique étrangère russe en 2016 – mais il en allait de même en 2013 – on voit que l’espace appelé « étranger proche » figure en tête de l’agenda politico-stratégique. « L’étranger proche » recouvre ce qui appartient à l’espace soviétique proprement dit, c’est-à-dire les républiques fédérées devenues, en 1991, autant d’États indépendants. À la mort de l’État soviétique Boris Eltsine crut pouvoir édifier un Commonwealth à la Russe, une communauté liée par des habitudes de vie communes, des intérêts économiques et stratégiques, la présence dans les nouveaux États de très importantes communautés russes et peut-être même, à l’image de la francophonie, une russophonie. La Communauté des États Indépendants (CEI) a montré d’emblée ses faiblesses. La Géorgie n’en voulut pas, l’Ukraine fit des allers et retours quelques années après la fondation de la CEI, ces deux pays rebelles furent rejoints par l’Azerbaïdjan, la Moldavie et, un peu plus tard, par l’Ouzbékistan au sein du GUAM, une instance rivale de la CEI, opposée ouvertement à elle et en quête d’appuis occidentaux. De quoi démontrer le caractère illusoire de la Communauté. La Russie ajouta à la CEI un traité de sécurité collective, puis la Communauté économique eurasiatique, développement de l’Union douanière, formée initialement de la Russie, du Kazakhstan, de la Biélorussie, de la Kirghizie, ensuite de l’Arménie et l’Ouzbékistan. Mais sans l’Ukraine, qui ne voulut jamais s’y rallier, que valait cet ensemble ? Certes la Russie s’est retrouvée dans le groupe de Shanghai aux côtés du Kazakhstan, de la Kirghizie, du Tadjikistan, puis de l’Ouzbékistan. De cet ensemble d’institutions communautaires, la Russie est toujours l’élément commun ; pour autant sa volonté de maintenir une communauté postsoviétique unie est loin d’être réalisée. Ici il faut constater que le projet russe s’est tantôt heurté à des situations conflictuelles insolubles par la négociation, tantôt à des situations que Moscou a traité en s’y adaptant. Mais l’objectif russe d’avoir dans l’espace postsoviétique un ensemble de pays amis, plus ou moins soumis à son influence – une zone d’influence est recherchée, d’ailleurs, par toutes les puissances –, n’a pas été atteint.

Deux pays ont mis d’emblée cet objectif en échec, la Géorgie et l’Ukraine. Tous deux ont cherché à quitter la sphère d’influence russe en entrant dans l’OTAN et, accessoirement, dans l’Union européenne. C’était pour la Russie franchir une ligne inacceptable, même si elle l’avait accepté pour les États baltes ; mais, pour des raisons historiques, leur cas n’était pas comparable à ceux de l’Ukraine et de la Géorgie. Lorsque les deux candidats à l’OTAN ont semblé près d’atteindre leur but – après la réunion de Munich en 2007 – la Russie a donné un coup d’arrêt. Ce fut l’intervention en Géorgie en 2008, facilitée par les maladresses de Saakachvili. Le message était sans ambiguïtés. La violence de Moscou eut pour conséquence que l’OTAN n’envisagea plus d’accueillir les deux candidats. De la même manière la Russie a usé de violence en 2014 contre l’Ukraine, utilisant habilement le prétexte que lui offrit alors le gouvernement de Kiev – non-respect de l’accord de février et menace sur le statut de la langue russe dans les régions russophones. Mais ce qui était essentiel dans la décision russe de recourir à la force était la menace que les autorités issues de la « révolution de Maïdan » faisaient peser sur l’accord russo-ukrainien, sur Sébastopol et la présence de la flotte russe en mer Noire. Comme en 2008 avec l’OTAN, Moscou considéra que ses intérêts vitaux, la sécurité de la flotte, étaient en jeu et n’hésita pas à trancher le conflit par la force.

Cette attitude est très différente de la capacité d’adaptation et de la modération dont Moscou fait preuve envers les autres États de « l’étranger proche ». Certains se sont tournés vers le partenariat oriental de l’Union européenne, sans réaction contraire de Moscou jusqu’en 2014 et la crise ukrainienne. Mais en 2014 le rapprochement de Kiev avec l’Union européenne provoqua une grande crise et une quasi-rupture entre Moscou et le monde occidental. Pour Moscou en 2014, c’était une fois encore l’OTAN qui se profilait derrière la relation de Kiev et Bruxelles. Inversement, quand les pays d’Asie centrale se rapprochent de Pékin, qu’ils souhaitent trouver place dans le projet grandiose des Routes de la soie, projet proprement chinois où la Russie n’a aucune place et qui, d’une certaine façon, est en concurrence avec la construction eurasienne de la Russie, Moscou n’objecte rien et va jusqu’à prétendre qu’une coopération se dessinera entre ces deux ensembles. Il en va de même de la Biélorussie, longtemps perçue comme alliée fidèle de la Russie et dont les liens avec Moscou sont si dégradés que Minsk cherche à se rapprocher de Pékin. Partout le comportement russe est marqué par une attitude de compromis et la volonté de ne pas inquiéter les États de la CEI.

Le chapitre de « l’étranger proche », si décisif jusqu’à présent pour la Russie, pour sa sécurité – du moins l’a-t-elle répété sans fin –, pour la protection aussi des Russes installés dans ces États voisins, est certainement, en cette période qui va ouvrir le temps de l’élection présidentielle russe, l’un des plus décevants de la politique étrangère russe. Ce qui contribue aussi à rendre compte de la volonté de Moscou d’ouvrir une nouvelle frontière, celle de l’Asie.