Le 6 juin dernier, les équipes de football de Russie et du Nigéria se quittaient sur un match nul 1:1 après une rencontre amicale au stade Loujniki de Moscou. Au-delà de l’événement sportif, les contacts entre les deux pays se sont intensifiés depuis la fin de l’année dernière, ce qui traduit un intérêt renouvelé de la Russie pour ce poids lourd africain qu’elle convoite de plus en plus.
Pays le plus peuplé d’Afrique (plus de 235 millions d’habitants), le Nigéria figure parmi les trois pays africains les plus riches en ressources naturelles (pétrole, fer notamment) tandis que la taille de son PIB en fait la troisième économie africaine. En 2021, le volume du commerce entre les deux pays s’établissait à un peu plus de 920 millions de dollars. En 2023, les importations nigérianes en provenance de Russie totalisaient 1,5 milliard de dollars (essentiellement des combustibles minéraux, des produits pétroliers et des céréales). À cet égard, les expéditions vers le Nigéria de céréales russes ont été multipliées par 2,7 sur les deux premiers mois de 2025, passant de 48 900 tonnes à 131 400 tonnes, selon les données du Service fédéral de surveillance vétérinaire et phytosanitaire (Rosselkhoznadzor). Traditionnellement, les importations russes en provenance des pays d’Afrique sont marginales en comparaison des exportations de Russie vers ces mêmes pays, si bien que le commerce bilatéral en 2023 se situait très certainement entre 1,5 et 1,6 milliard de dollars, ce qui dénote une progression par rapport à son volume au début de la décennie.
Comme souvent dans le commerce entre la Russie et l’Afrique, outre la question de la compatibilité des économies, le dynamisme des échanges économiques dépend de la logistique. Mi-avril, on apprenait que l’inauguration par la société de transport russe A7 Holding d’une liaison maritime entre les ports de Novorossiïsk, en mer Noire, et de Lagos était projetée pour juin 2025. Cette société a été fondée à Moscou l’année dernière par Andreï Severilov, l'ancien président du conseil d’administration du logisticien russe FESCO, repris par le conglomérat atomique russe Rosatom fin 2023. Desservie par deux porte-conteneurs d'une capacité de 700 conteneurs chacun, cette ligne pourrait passer par Oran, Tanger et Dakar. A7 Holding envisage par ailleurs la construction d'un terminal logistique dans la zone économique spéciale de Lekki (dans l’État de Lagos).
Selon le représentant commercial de la Russie au Nigéria, le volume total des projets d'investissement impliquant des capitaux russes dans le pays a dépassé 1,5 milliard de dollars en 2024. Des chiffres difficiles à vérifier, mais qui rendraient compte de projets d'investissement mis en œuvre par Avtovaz (construction de concessions), de l'ouverture d'un cluster agricole dans la zone économique spéciale de Lekki, ainsi que d'un certain nombre de projets de construction d'infrastructures d'ingénierie et d'énergie. Par ailleurs, les États du Nigéria manifestent de l’intérêt pour les machines agricoles russes, comme le démontre la visite en mai d’une délégation d’affaires nigériane à Saint-Pétersbourg. Sur place, les visiteurs africains sont surtout allés à la rencontre d’entreprises russes du secteur de l’agriculture (machinerie, stockage, transformation…).
La relation manque toutefois de projets structurants : la visite de Dmitri Medvedev, alors qu’il était président, au Nigéria en 2009 n’avait pas produit les effets escomptés dans le domaine industriel, notamment concernant l’établissement d’une coopération dans le nucléaire civil. En octobre 2017, la Russie et le Nigéria signaient des accords portant sur le développement de projets pour la construction et l'exploitation de centrales nucléaires et d’un centre doté d'un réacteur de recherche polyvalent sur le territoire du pays africain. Toutefois, depuis, rien n’est sorti de terre, à la grande déception des Nigérians. En février dernier, lors d’un sommet de l’Union africaine, le ministre des Affaires étrangères nigérian, Yusuf Tuggar, remet cependant le sujet sur la table en déclarant que son pays « attend la Russie » tout en espérant que celle-ci « se concentrera davantage sur le Nigéria que sur les pays du Sahel ». Il est aussi question de revitaliser l’aciérie géante d’Ajaokuta, construite avec l’aide de l’URSS en 1979. Un accord a manifestement été signé en septembre dernier entre les gouvernements russe et nigérian en ce sens. C’est la société russe TiajPromExport, propriété du conglomérat pour les hautes technologies Rostec, qui était annoncée comme étant en charge du vaste chantier. Toutefois, depuis cette annonce, peu d'avancées semblent avoir été réalisées sur ce site…
Le Nigéria est aussi un poids lourd sécuritaire en Afrique de l’Ouest, comme l’a illustré la séquence de l’été 2023, lorsque la CEDEAO a été tentée de réagir militairement suite au renversement du président Bazoum au Niger. Plusieurs signaux indiquent que Moscou semble s’intéresser davantage à ce pays sous l’angle sécuritaire. Le vice-ministre russe de la Défense Iounous-Bek Evkourov, qui est en charge du Corps africain du ministère russe de la Défense, s’est ainsi pour la première fois rendu au Nigéria lors d’une nouvelle tournée africaine réalisée début mars dernier. Il y a rencontré le chef d'état-major nigérian, le général Christopher Musa, celui-là même qui a été reçu à Moscou début mai par le ministre russe de la Défense, Andreï Belooussov. Le responsable russe a alors affirmé que Moscou considérait « le Nigéria comme un partenaire prometteur sur le continent africain ». Verra-t-on surgir des effectifs du Corps africain au Nigéria ? Vu d’Abuja, la Russie s’est en tout cas imposée comme un acteur sur la scène sécuritaire sahélienne et, de facto, ses forces se trouvent, bien qu’en contingent réduit, dans le voisinage immédiat du Nigéria.
Enfin, le Nigéria est aussi susceptible d’intéresser Moscou en raison du facteur énergétique européen : les exportations de GNL nigérian vers l’Europe ont augmenté depuis que l’UE a décidé d’abandonner les importations de gaz russe par les gazoducs. Au troisième et quatrième trimestre 2024, le Nigéria était ainsi le 5ème fournisseur de GNL sur le marché européen avec environ 6% des importations européennes. Disposant d'une capacité d’exportation de GNL qui s'élève à 22 millions de tonnes par an, le Nigéria est devenu en 2024 un fournisseur critique en particulier pour les pays d’Europe du Sud. D’autre part, le Nigéria, le Niger et l’Algérie envisagent un ambitieux projet de gazoduc transsaharien (4 400 kilomètres), destiné à approvisionner le marché européen en gaz nigérian. Un accord a été conclu entre les trois pays en février dernier en vue d’accélérer le chantier de ce tube. Autant de bonnes raisons pour Moscou de se positionner dans ce pays alors que les élites politico-militaires russes sont convaincues que la confrontation avec les Occidentaux a vocation à durer au-delà du règlement du conflit en Ukraine.
Source photo : capture d'écran du match Russie-Nigéria.